Un devenir qui ne doit rien à la bonne entente

2019/04/26 | Par Simon Rainville

Jean Lamarre titre adroitement son dernier ouvrage Maurice Séguin, historien du Québec d’hier et d’aujourd’hui. Même s’il a écrit son œuvre il y a plus de 60 ans, Séguin est encore un « historien d’aujourd’hui » puisque rien, objectivement, n’a changé depuis 250 ans dans notre situation de dominés.

À une époque où certains croient entendre de nouveau « l’appel de la race » de Lionel Groulx et où le chanoine fascine plus d’un intellectuel, il est bon de se rappeler comment Séguin a permis de dépasser l’injonction « notre maître le passé » et l’histoire des « grands hommes ».

Séguin a aussi plusieurs choses à dire à ceux qui préfèrent baisser la garde devant Ottawa et épouser la prétendue grandeur morale canadienne. Son œuvre date des années 1940 et 1950, époque où le nationalisme du clergé et de Duplessis était critiqué. Nous avons aujourd’hui l’équivalent des sirènes de Cité libre qui nous rabâchent les oreilles avec le soi-disant racisme québécois généralisé pour mieux taire la domination fédérale. Séguin a préféré participer à la refondation d’un nationalisme positif plutôt que de céder aux mirages de la bonne entente.

Alors que Groulx n’avait de cesse de se conforter dans le passé consolateur de l’Éden qu’aurait été la Nouvelle-France, Séguin confrontait le dur régime britannique et la réalité crue du pouvoir, sources des maux principaux de notre passé et de notre présent. Si Groulx voyait la « survivance » de la culture française d’avant la Révolution comme la source de notre être collectif, Séguin en appelait plutôt à une vie pleine et entière et cherchait à préciser les contours possibles du « devenir de la nation québécoise » (Lamarre) en lutte contre la nation canadienne-anglaise.

Et si Groulx n’avait d’yeux que pour la France, Séguin comprenait notre américanité et s’inspirait aussi, avant de les adapter à la réalité québécoise, des penseurs canadiens-anglais et américains. Cette obsession pour la France est encore tristement d’actualité pour une partie de la droite, tout comme le rêve de retrouver un Québec franco-français. Séguin a bien montré qu’il ne pourrait jamais en être ainsi puisque la rupture mentale avec la France a été consommée depuis longtemps et qu’on ne pourrait revenir à un Québec pré-Conquête.

Partant à la recherche de l’explication de l’infériorité économique des Canadiens français comme la plupart des nationalistes de l’époque, Séguin a plutôt trouvé ces raisons dans la réalité politique et intellectuelle dans laquelle la Conquête nous a plongés. C’est « le » politique qui détermine l’économique, pas l’inverse. Lorsqu’on nous ramène aujourd’hui à notre prétendu rôle de bénéficiaire des largesses économiques du Canada, on oublie de dire que le système fédéral est conçu de façon à ce que le Québec demeure à la merci du Canada.

La Confédération – ce « système bipolaire » – n’est pas un pacte entre deux peuples fondateurs, mais bel et bien l’annexion de notre nation par le colonisateur. Elle est « l’oppression essentielle », comme le dit l’historien. Acceptant plus ou moins implicitement cette réalité depuis l’échec patriote, nous nourrissons « d’étranges illusions » sur notre statut, notamment celle selon laquelle nous sommes « non seulement en principe, mais en fait, les égaux » des Canadiens.

Nous croyons que le système fédéral est neutre et qu’une « nation minoritaire pourrait et devrait se contenter » d’un nationalisme culturel. Or, il s’agit d’une conception tronquée de ce qu’est un peuple et d’un aveuglement devant le fait que le Québec souffre jusque dans sa culture du régime fédéral : « Même si la nation minoritaire maîtrise absolument (dirige elle-même) toutes les institutions culturelles, précise Séguin, (…) il n’y a jamais une autonomie culturelle entière, complète, de la part du peuple minoritaire, car la ‘’culture’’ est intimement liée au politique d’abord et à l’économique ensuite ».

Et décentraliser la fédération, si cela s’avérait possible, ne changerait rien sur le fond : notre nation ne serait qu’« un peu moins pas libre », selon la formule de l’historien. À ceux qui vitupèrent l’immigration en elle-même, il est bon de rappeler que le problème fondamental du Québec est le fait d’être une minorité annexée. J’aimerais qu’ils déploient plutôt cette hargne contre le fédéral.

Séguin expliquait que s’il existe trois degrés de nationalisme – un xénophobe qui ne s’intéresse pas aux vraies causes de la domination, un autonomisme qui s'attache aux détails de cette prépondérance et un nationalisme politique qui s’attaque aux causes profondes de cette dépendance –, seul le dernier est productif et nécessaire puisqu’il remet en cause nos illusions.

Au lieu de fonder notre nationalisme seulement sur notre unicité, Séguin rappelait qu’il faut surtout le trouver dans ce qui nous rend « normal » puisque nous sommes, comme toutes les nations, à la fois singuliers et universels. Et notre unicité ne se réduit pas à la culture. Elle inclut un rapport au monde – essentiellement politique – brimé par le fait d’appartenir à un pays qui n’est pas le nôtre.

Si Groulx croyait – tout comme les cité-libristes – que la bonne entente avec les Canadiens anglais était en partie possible et que c’était à nous de prendre notre place au sein du Canada, Séguin répliquait que même le système fédéral le plus doux demeurait une forme de domination. Les fédéralistes et les autonomistes ont aujourd’hui tristement renoué avec ces illusions.

Séguin affirmait d’ailleurs que le politique prédomine le social, que la question nationale structure la question sociale, ce qu’une partie de la gauche n’a toujours pas saisi, et qu’il faut se méfier d’une analyse qui « surinterprète » une des composantes et « sous-interprète » l’ensemble.

L’historien s’intéressait peu à « la » politique, préférant expliquer « le » politique, à l’inverse des nationalistes traditionnels, qui cherchaient dans les politiciens des modèles à suivre ou des contre-exemples, et des fédéralistes, qui y trouvaient les coupables de notre infériorité. C’est que l’impact de la structure fédérale dépasse largement l’action des individus qui ne peuvent que se mouvoir dans un cadre qui leur est défavorable.

Lorsque le mouvement indépendantiste d’aujourd’hui critique les actions de tel politicien – Harper, par exemple – plutôt que la Confédération, il passe à côté de l’essentiel. Et lorsque certains espèrent bêtement que l’élection d’un nouveau premier ministre fédéral – Layton, par exemple – changerait quoi que ce soit à notre situation, c’est omettre la domination canadienne.

Séguin a essentiellement montré que l’évolution normale du Québec – devenir un pays – a été détournée de sa trajectoire par la Conquête. Nous ne possédons plus les rênes de ce qu’il appelle « l’agir (par soi) collectif », ce « bien fondamental » qui est « l’essence même de l’indépendance ». Devant la situation, les choix sont simples : « Vivre ou mourir – ou bien végéter ». Nous oscillons depuis trop longtemps entre les deux dernières options.

Lamarre écrit un livre salutaire afin de rendre accessible la pensée complexe et l’écriture singulière de Séguin dont l’influence a atteint son apogée dans les années 1970. L’échec des deux référendums a semé le doute et il n’est pas anodin qu’une conception culturelle de nous-mêmes revienne en force, l’ombre de Groulx prête à reprendre vie, et que la bonne vieille haine de soi à la Cité libre revive de beaux jours.

Au moment où la flamme indépendantiste cherche une main pour la protéger des vents qui veulent l’éteindre, il faut recommencer à nous voir comme un peuple en lutte contre un autre et non pas comme une « race » à sauvegarder des influences étrangères ou comme un peuple n’ayant qu’à prendre sa place dans un système qui nous nie.