Le Québec peut se passer du pétrole albertain

2019/05/06 | Par Pierre Dubuc

Après la menace de tenir un référendum pour ouvrir la Constitution afin de remettre en question la péréquation, qui serait trop généreuse à l’endroit du Québec, le nouveau premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, a fait adopter une loi l’autorisant à fermer le robinet des pipelines qui acheminent le pétrole des sables bitumineux vers les autres provinces.

Pour l’instant, la cible est le gouvernement de la Colombie-Britannique voisine qui s’oppose à l’élargissement du pipeline Trans Mountain. Mais, Jason Kenney a aussi reçu l’appui, dernièrement, du chef du Parti conservateur Andrew Scheer, du premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, et de celui du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, qui ont tous exprimé, en conférence de presse, leur souhait d’une réactivation du projet Énergie Est. Si le Québec maintient son opposition à la construction de ce pipeline acheminant le pétrole « sale » de l’Alberta vers l’Est du pays, il ne serait pas étonnant que Jason Kenney fasse revivre le slogan des années 1980 : « Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark ».

Cependant, la géopolitique nord-américaine du pétrole a énormément changé depuis les années 1980. À cette époque, les États-Unis convoitaient le pétrole albertain et soutenaient la position de la province contre la « nouvelle politique économique » du gouvernement de Trudeau père qui voulait un pétrole à bas prix pour le secteur industriel de l’Ontario et du Québec.

Aujourd’hui, avec la « révolution » du pétrole de schiste, les États-Unis sont passés du statut d’importateur de pétrole à celui d’exportateur et leur pétrole, plus léger que celui des sables bitumineux, vient le concurrencer sur le marché québécois. De plus, il est davantage compatible avec les installations des raffineries de Suncor à Montréal et Valero à Lévis, qui approvisionnent le Québec en carburants.

Dans l’édition du 6 mai 2019 du Devoir, le journaliste Alexandre Shields confirme que les raffineries du Québec ne sont pas prêtes à acheter plus de pétrole de l’Alberta pour les raisons que nous venons d’évoquer.

La substitution a eu lieu

Un autre argument, souvent mentionné par les promoteurs d’Énergie Est est que le pétrole de l’Alberta des droits-de-l’homme remplacerait celui de l’intégrisme religieux de l’Arabie saoudite. Il ne tient pas non plus la route. Le rapport « L’État de l’énergie au Québec » de la chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, cité par Le Devoir, nous apprend que 94 % des approvisionnements en pétrole brut de la province provenaient en 2018 d’Amérique du Nord, soit 40 % de l’Ouest canadien et 53 % des États-Unis. Il emprunte le pipeline 9B d’Enbridge, récemment inversé, et le pipeline Portland-Montréal. Le 6% restant provient d’Algérie.  La substitution a donc déjà eu lieu.

La tromperie du nationalisme canadien

Plus encore, la raffinerie de la famille Irving au Nouveau-Brunswick n’est pas disposée, elle non plus, à préférer le pétrole albertain à celui de l’Arabie saoudite, comme nous l’apprend le journaliste Jacques Poitras dans son livre Pipe Dreams. The Fight for Canada’s Energy Future (Viking, 2018).

Jacques Poitras raconte l’histoire du projet d’Énergie Est en suivant, province après province, le trajet qu’il devait emprunter. Les chapitres les plus importants sont ceux consacrés au Nouveau-Brunswick où le journaliste démolit la justification idéologique du projet, soit le nationalisme canadien.

Malgré les intenses pressions des promoteurs, la famille Irving ne s’était engagé qu’à ne raffiner qu’une infime quantité du pétrole des sables bitumineux, soit à peine 50 000 barils par jour, alors que le pipeline aurait transporté plus de 1,1 million de barils quotidiennement.

Les installations d’Irving raffinent 300 000 barils de pétrole par jour, en provenance de la Norvège, du Royaume-Uni, du Nigéria, du Venezuela, des États-Unis, mais, surtout, de l’Arabie saoudite (40 % des importations en 2017). Le porte-parole de la compagnie, cité par Jacques Poitras, affirme que le prix courant est le critère d’achat et non le nationalisme canadien : « Nous allons inclure le pétrole de l’Ouest canadien dans notre portfolio si l’économie le dicte, mais probablement pas au détriment des barils de pétrole de l’Arabie saoudite ».

L’objectif véritable des promoteurs d’Énergie Est était, non pas d’alimenter le Québec et l’Est du pays en pétrole pour remplacer les importations d’Arabie saoudite, mais de profiter du port en eaux profondes de St-John pour exporter sur des superpétroliers le pétrole vers l’Europe et l’Asie. Aussi étonnant que cela puisse paraître à première vue, le chemin le plus court pour rejoindre la côte ouest de l’Inde à partir de l’Alberta passe par l’est plutôt que par l’ouest.

Des précédents

Si le Québec décide de passer outre au chantage canadien, ce ne sera pas la première fois qu’il s’appuie sur des intérêts états-uniens pour se sortir du carcan canadien dans le domaine énergétique.

Lors de la nationalisation de l’électricité, en 1962, le Québec a dû faire face à une forte opposition provenant des cadres anglophones des compagnies visées et du syndicat financier A.E. Ames et Co. Ltd, lié à la Banque de Montréal, qui contrôlait les emprunts du gouvernement du Québec.

Il en était ainsi depuis la chute du gouvernement d’Honoré Mercier à la fin du XIXe siècle. Mercier, qui avait pris le pouvoir dans la foulée de l’immense réaction nationaliste qu’avait suscitée au Québec la pendaison de Louis Riel, avait tenté de détacher le Québec du giron des milieux financiers canadiens en empruntant auprès d’institutions financières françaises, belges et états-uniennes. La Banque de Montréal et ses acolytes provoquèrent la chute de Mercier, à la faveur du scandale de la Baie-des-Chaleurs, et reprirent le contrôle des finances de la province.

En 1962, lorsque le syndicat financier montréalais constate qu’une maison de courtage états-unienne s’offre pour rassembler les capitaux nécessaires à la nationalisation de l’électricité, il comprend qu’il risque de tout perdre. Il change alors son fusil d’épaule, met fin à son opposition et s’associe à la First Boston Bank pour fournir les capitaux. La nationalisation de l’électricité s’est réalisée avec la complicité des banques états-uniennes contre les intérêts financiers de la rue Saint-Jacques.

  Mettre fin à la dépendance énergétique et politique

Au cours de l’actuelle période de transition énergétique, il est préférable, d’un point de vue écologique, que le Québec s’approvisionne en pétrole léger des États-Unis plutôt qu’en pétrole sale, plus polluant, des sables bitumineux. Cela est aussi avantageux d’un point de vue politique. Le Québec peut s’affranchir progressivement du pétrole en misant sur l’hydro-électricité, mais il peut également mettre fin à sa dépendance énergétique à l’égard du Canada en recourant au pétrole en provenance des États-Unis.