Jo Rouleau de Matane

2019/08/16 | Par Pierre Jasmin

Photo: La Presse.


Avant mon voyage estival en Gaspésie où je ne manquai pas d’arrêter, avec ma famille, voir le centre culturel de Matane nommé en son honneur, j’envoyai la première partie de ce texte rapidement esquissée au Devoir qui le publia le 16 juillet. Il reste d’actualité car ses funérailles ont été célébrées mardi le 13 août à Outremont en l’église Saint-Viateur de la rue Laurier.

Basse vénérée sur les plus prestigieuses scènes d’Europe et d’Amérique du Nord, « Jo » Rouleau, comme il s’est présenté à moi en mes premiers jours à l’UQAM comme prof invité, s’est illustré pendant trente ans dans les grands rôles du répertoire international, notamment de Verdi, Puccini, Bellini et Gounod au Covent Garden de Londres. Parmi ses exploits non artistiques, sa force d’ancien joueur de hockey lui permettait, quand le scénario le dictait, de porter plusieurs cantatrices de surpoids telles Joan Sutherland ou Maria Callas en débuts de carrière ! Dans la patrie de Chaliapine, il fut acclamé comme un Boris Godounov remarquable : son adhésion à la verve populaire originale du génie Moussorgski fit ressortir ses propres qualités vocales, dramatiques et humaines. Si l’Opéra de Montréal ne put lui permettre de faire revivre le tsar mythique de Pouchkine — alors que son expérience internationale et son flair politique, sans compter les costumes magnifiques ramenés de Russie, auraient créé de magiques moments —, Radio-Canada et le Festival de Lanaudière s’allièrent heureusement dans une aventure de trois mois de répétitions intenses dans la langue russe, avec un succès que le disque Analekta rend bien : couronné par un Félix, « Jo » fut le maître d’œuvre de ce grand moment de notre vie artistique auquel j’eus le plaisir (et l’honneur) de participer pleinement.


De nombreux projets

Plus qu’un musicien, « Jo » s’est fait la bougie d’allumage de nombreux projets qui constituent le cœur ou du moins un grand pan de la culture classique québécoise :

- à l’Université du Québec à Montréal, professeur de chant et créateur, avec Colette Boky, et la collaboration de Monik Grenier et de Louise-Andrée Baril, de l’Atelier lyrique, il y monta des productions auxquelles il contribua de sa poche, vu l’indigence universitaire ;

- grâce à son aide infatigable au Syndicat des professeurs de l’UQAM, qu’il représenta au conseil d’administration de l’université, les nouveaux locaux du Département de musique, dont j’étais directeur, naquirent et virent grâce au mécène Pierre P. la construction adjacente du Centre Pierre-Péladeau, avec sa salle Pierre-Mercure ; il contribua à son financement en invitant pour un récital-bénéfice sa collègue Kiri Te Kanawa, dont la sympathie aux Maoris de Nouvelle-Zélande attira comme président d’honneur le Premier ministre Jean Chrétien ;

- il honora de sa présence de nombreux conseils d’administration favorisant entre autres d’abord la survie, puis l’essor de l’Orchestre Métropolitain ;

- les Jeunesses musicales profitèrent pendant 20 ans de toutes ses énergies comme président et de l’adhésion financière qu’il alla quérir chez un Lucien Bouchard impressionné par son compatriote, lui ayant aussitôt accordé l’important budget demandé pour avoir pignon sur rue sur l’avenue Mont-Royal, non loin du Conservatoire de musique ;

- enfin, le Concours international de musique de Montréal, avec sa priorité aux jeunes, dont il voulait appuyer les débuts de carrière avec sa générosité coutumière, nous a réunis pour la dernière fois, il y a un an, où nous nous sommes entretenus avec joie en présence de sa femme Renée, belle ballerine britannique avec qui il eut trois enfants.


Passion et générosité

Ce qu’il faut souligner avant tout, c’est sa défense passionnée de la musique québécoise contemporaine, en particulier celle de notre regretté collègue compositeur Jacques Hétu, dont il créa aux côtés de Colette Boky l’opéra Le prix sur un livret de Yves Beauchemin, la musique du film Au pays de monsieur Zom (le cinéaste Gilles Groulx l’y fit jouer le rôle principal fort ingrat d’un carriériste, opposé à son propre caractère) et les inoubliables Abîmes du rêve d’Émile Nelligan, que « Jo » anima d’une fougue néoromantique, épousée aussi par l’Orchestre Symphonique de Québec.

Si ses interprétations grandiloquentes de Félix Leclerc constituent à mon goût un rare faux pas artistique de sa part, celle émouvante a capella de Quand les hommes vivront d’amour de Raymond Lévesque montre, de la part du gars de Matane, une facette d’un nationalisme éclairé toujours ouvert sur le monde.

En 1967, il avait défendu, lors de la première de l’opéra canadien le plus connu Louis Riel de Harry Somers, le rôle pacificateur ami des métis, Mgr Taché, auprès de Bernard Turgeon jouant Riel. Il s’en est souvenu en 1990 lors de notre défense commune des Mohawks de Kanesatakeh (avec qui un autre maire d’Oka semble vouloir ranimer la confrontation).

En 1985, « Jo » m’avait demandé de lui succéder comme vice-président des Artistes pour la Paix auprès de Jean-Louis Roux et d’Antonine Maillet, ne serait-ce que pour défendre notre chère culture russe, déclarée suspecte par la politique nord-américaine, jusqu’à aujourd’hui, avec notre ministre russophobe des Affaires étrangères.

Dernier souvenir : sa générosité m’avait entraîné dans un récital voix et piano à l’hôtel Le Reine Elizabeth en hommage au pdg d’Air Canada et chancelier de l’UQAM, Pierre Jeanniot, dont les amiEs recueillirent une somme appréciable pour créer une bourse annuelle au montant tout aussi appréciable pour nos étudiantEs. Jeanniot, présent à un hommage récent tenu au pavillon de la Jamaïque de l’EXPO67 en mémoire de mon père aussi décédé en juillet, m’a informé que les dons recueillis permettent maintenant des bourses récompensant plusieurs domaines à l’UQAM. En coulisses, j’avais exprimé ma frustration d’avoir mal interprété une des œuvres solo que j’avais imprudemment mises au programme. « Tu sais, Pierre, m’avait-il confié, nous, musiciens, on devrait adopter l’humble philosophie des grands joueurs de baseball qui, après tout, frappent pour .300 ».

Le même Jeanniot présida à ma demande en 2010 au Centre Pierre-Péladeau un récital Chopin que je donnai en hommage à Frédéric Back et à Murray Thomson : ce dernier, illustre membre de Pugwash, vient aussi de mourir, nonagénaire, après avoir récolté les signatures de plus de mille membres de l’Ordre du Canada (dont Joseph !) pour inciter en vain notre gouvernement canadien à agir contre l’arme nucléaire.


Deux souvenirs et une précision

Deux souvenirs et une précision pourraient s’ajouter à cet éloge funèbre. Le premier, rigolo, compte parmi ses exploits non artistiques : sa force d’ancien joueur de hockey lui permettait, quand le scénario du libretto le dictait, de porter en ses bras plusieurs cantatrices de surpoids telles Joan Sutherland ou Maria Callas en débuts de carrière !

En coulisses d’un concert commun, j’avais exprimé à haute voix ma frustration d’avoir mal interprété une des œuvres solo que j’avais imprudemment mise au programme. « Tu sais, Pierre, m’avait-il confié pour me consoler, comme musiciens, on devrait adopter l’humble philosophie des grands joueurs de baseball qui, après tout, frappent pour .300. Si on réussit à notre goût un tiers de nos concerts, j’estime que notre carrière est récompensée. » Leçon retenue, cher Joseph.

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Jeanniot, présent à un hommage récent tenu au pavillon de la Jamaïque de l’EXPO67 en mémoire de mon père aussi décédé en juillet, m’a informé que les dons recueillis pour la bourse Jeanniot que Jo et moi avons démarrée permettent maintenant de récompenser annuellement plusieurs domaines à l’UQAM.


Des funérailles à sa hauteur

À l’occasion des funérailles de Joseph Rouleau le 13 août, un magnifique bouquet musical fut offert à son épouse Renée et à leurs trois enfants (qui ont su gratifier Joseph d’une vie familiale équilibrant sa carrière accaparante), ainsi qu’aux amis et élèves remplissant à Outremont l’église Saint-Viateur du premier au dernier rang. L’émotion était palpable.

Si on excepte les remarquables prestations de l’organiste Dominique Lupien et du violoncelliste Stéphane Tétreault qui a interprété Dvořak et l’adagio de Samuel Barber dirigé par Boris Brott venu avec des membres de l’Orchestre classique de Montréal, le chant fut à l’honneur, comme il se devait, aux funérailles de celui qu’un discours salua comme « le Maurice Richard de l’art lyrique québécois ».

Mais bien au-delà des comparaisons sportives, ce furent, alternés avec le meilleur goût et bien éloignés d’une succession d’exploits vocaux en surenchère, des moments choisis de recueillement et de méditation, avec l’accompagnement admirable de celle qui fut la collaboratrice la plus fidèle de Joseph, la pianiste Louise-Andrée Baril.

Dès le début de la cérémonie, l’ensemble vocal Arts Québec, dirigé par Adam Johnson, avait inscrit un modèle de nuances pianissimi, vite émulé par Marie-Nicole Lemieux au sommet de son art dans un Mahler des Rückert Lieder, Ich bin der Welt abhanden gekommen.

Suivirent dignement le ténor Éric Laporte avec le Morgen de Richard Strauss, les soprani Marianne Fiset et Chantal Dionne avec un air de Grieg et un extrait du Requiem de Fauré. Vincent Boucher termina à l’orgue, alors que tous se retiraient sur le parvis : on y remarquait Lucien Bouchard, Pierre Jeanniot, Claude Corbo, l’ancien secrétaire des Artistes pour la Paix Gilles Marsolais, le chanteur Marc Hervieux, la juge Dominique Gibbens, Louis Craig et des professeurs de l’UQAM, telles Florence Junca-Adenot, Monik Grenier et Connie Isenberg, témoins de l’influence positive de Joseph sur le département de musique.


L’aspect syndicaliste de Joseph

Gilles Marsolais m’a fait parvenir le texte suivant :

Personne n'ayant relevé le fait que Joseph et André Turp, notamment, ont joué un rôle déterminant dans la représentation syndicale à la Place des Arts, je me lance. 

Le maire Drapeau ne voulait pas remettre en cause l’organisation syndicale qui allait aux sinistres Teamsters américains, comme cela se faisait (et se fait encore, je crois) en musique. Or l'Union des Artistes, présidée par Jean-Paul Jeannotte, demandait que l'on respecte sa juridiction sur les comédiens et les chanteurs, ce que Drapeau refusait, en bon anti-syndicaliste.  Un bras de fer s'ensuivit.  Comme Covent Garden devait faire partie du festival d'ouverture, l'UDA fit appel à certaines vedettes (Jo et Turp, aussi membres de l'UDA) sollicitant leur appui, appui qu'ils donnèrent spontanément (courageusement, ajouté-je!), et la participation du Covent Garden fut annulée. Ce fut un dur coup pour Drapeau.

Je m'en souviens très bien, car je devais faire partie d'un des spectacles d'ouverture, Le Pays du sourire de Franz Lehar, aux côtés de Richard Verreault et Claire Gagnier, deux grandes vedettes de l'art lyrique à l'époque. C'est moi qui ai dû annoncer à Lionel Daunais, metteur en scène du spectacle, que les représentations étaient annulées.  Nous étions tous les deux attristés, mais comme membres de l'UDA, il était de notre devoir d’appuyer la position de notre syndicat. Quelque temps plus tard, Drapeau dut céder et l'UDA obtint la représentation syndicale pour les spectacles à la PDA où ses membres étaient impliqués. 

Je me rappelle aussi que le soir de l'ouverture de la PDA (rebaptisée à l'époque la Place des Autres), j'étais avec Gaston Miron et des centaines de manifestants sur la rue Ste-Catherine à faire le plus de bruit possible pour attirer l'attention des invités en smoking que nous voyions défiler vers le hall de la Salle Wilfrid-Pelletier (Pierre, tu m’as raconté être parmi les invités avec ton père, et fort gêné de ton statut privilégié!).  Nous avons été violemment chargés par la police à cheval de Drapeau durant la représentation, pour que les invités puissent quitter les lieux sans encombre.