Ô temps! Suspends ton vol… (Lamartine)

2019/10/15 | Par Michel Saint-Laurent

De nos jours, la récrimination, la complainte la plus souvent entendue, chez plusieurs personnes, a trait au manque de temps. Pas le temps pour ci, pas le temps pour ça. Les 24 heures d’une journée ne suffisent plus à faire tout ce qu’il y a à faire. Les heures, les journées se précipitent, emportées dans une course folle contre la montre. Le temps « libre », où l’on ne fait rien, ou presque, semble devenu une denrée des plus rares, accessible aux seules journées de vacances… et encore.

Pourtant, nombre d’inventions technologiques de l’ère industrielle ne devaient-elles pas, précisément, nous libérer du temps, afin que nous puissions vaquer à des loisirs ou, simplement, ne rien faire? Dans les années 1960, l’on disait même que nous allions vers une « société des loisirs ». On semble bien loin d’y être arrivés…

Tous les appareils électroménagers et autres bidules qui remplissent nos maisons, et qui marchent sur un simple clic du doigt, nos voitures et autres moyens de transport toujours plus rapides, nos outils de communications, style Internet haute vitesse et les téléphones intelligents, voire les comptoirs de cuisine rapide et les aliments prêts à manger en trois minutes, toute cette quincaillerie et ces produits nous offrent-ils pour autant plus de temps pour « se la couler douce »?

La technique de lecture rapide permet-elle de mieux savourer un bon roman? Le fait qu’avec nos téléphones intelligents on puisse nous joindre partout, en tout temps, a-t-il véritablement favorisé les rapprochements conséquents, les rencontres de qualité entre les individus? L’employé, que son patron peut appeler en tout temps, est-il devenu prisonnier de son travail? Le 9 à 5 est devenu très… élastique!

En corollaire s’ajoute l’impérieuse nécessité de répondre… vite, à tout appel ou tout courriel, comme si la bonne marche du monde en dépendait… Dans ce contexte d’accélération sans bornes, le « ici, maintenant », mot d’ordre de l’ère « hippie », a pris un nouveau sens, qu’il n’avait pas à l’origine.

Cela concerne, à n’en pas douter, notre relation psychique au temps qui passe, qui se vit, à chaque seconde? Cette relation a-t-elle changé? Notre perception du temps s’est-elle modifiée? Quand un quidam marche dans la rue, le dos vouté, les yeux rivés sur son téléphone intelligent, quelles possibilités de rencontres, quels échanges d’un regard, quelle vue d’un beau décor, d’un paysage, lui échappent, hormis le risque de percuter quelqu’un…?  Au restaurant, le téléphone, sagement posé sur la table, à côté du couteau, suscite-t-il de belles et… longues conversations… non interrompues, avec la personne d’en face? Combien de fois voit-on quelqu’un s’emparer, prestement, de son iPhone afin de trouver la réponse à telle ou telle question soulevée pendant une discussion. Nous faut-il vraiment tout savoir, tout de suite? Ah! j’oubliais… On n’a pas de temps à perdre…!


Le capitalisme

Justement, ces pressions qui nous sont faites, constamment, de performer, vite, d’avoir, de suite, réponse à tout, ne seraient pas étrangères, selon plusieurs analystes, au fait que nous vivons dans une société capitaliste qui, pour se maintenir et pour croître, doit produire toujours plus, en moins de temps.

« Time is money », dit-on. Cette logique de croissance illimitée et d’accélération à laquelle nous sommes soumis est omniprésente, dans tous les milieux, dans la plupart des pays, et elle crée du stress, à n’en pas douter. Cela induit également une mentalité de la compétition à tout crin. Il faut être le meilleur.

Cela donne lieu, dans le milieu des arts, à ce phénomène des carrières instantanées qui explosent du jour au lendemain, à la suite d’un passage à une émission télé… Chez les sportifs, cela incite à prendre certains produits afin de rehausser, artificiellement, le niveau des performances. Fini le long et patient apprentissage du métier. Le moment de gloire, pendant un éphémère 15 minutes, annoncé par Andy Warhol, est là!   

Et puis, il y a le merveilleux monde des médias et de l’information qui, lui aussi, carbure au temps accéléré. Là aussi, on est accroc à une conception du temps nouveau genre. Les chaînes d’information continue, comme LCN et RDI, nous assènent, chaque heure, les mêmes nouvelles ressassées du dernier chat écrasé… en répétition continue. Et la météo, ah, la météo…! Combien de fois, dans la même heure, avons-nous besoin de savoir qu’un front froid va s’abattre sur nous ou qu’une grosse tempête… de 15 cm de neige va nous ensevelir…? Tout ce temps d’antenne ne pourrait-il pas servir à mieux nous informer, sur des questions de fond? Où est passé le temps… de la réflexion?

Enfin, ici aux Îles-de-la-Madeleine, est-il vrai que nous sommes immunisés contre cet accaparement du temps, qui afflige tant de nos concitoyens? Est-il vrai que « nous n’avons pas l’heure… mais que nous avons le temps? Prenons-nous le temps… d’y penser?