Le racisme et la question nationale (2)

2019/10/17 | Par Pierre Dubuc

Dans un chapitre du livre 11 brefs essais contre le racisme, Cheikh Tidiane Ndiaye, le père du rappeur Webster, cherche à « expliquer la montée de l’intolérance dans notre société » à partir de « l’évolution des problèmes liés à la formulation de l’identité québécoise ainsi que sur la composition de l’immigration ».

Il évoque les vagues d’immigration successives et la modification de leur composition (de moins en moins européenne) et « l’activisme violent de groupes extrémistes se réclamant de l’islam », qui ont contribué à instiller dans la population la Peur de l’Autre.

Au plan politique, il cite les échecs référendaires de 1980 et 1995 et une ethnicisation progressive de la question nationale, particulièrement à la suite du discours de Jacques Parizeau, le soir du référendum sur « l’argent et le vote ethnique ». (Une correction s’impose : Parizeau a dit : « L’argent et ‘‘des’’ votes ethniques ».)

Arrivé au Québec à l’été 1970, le Sénégalais Cheikh Tidiane Ndiaye déclare se souvenir avec nostalgie de ces années où il y avait « une certaine proximité des élites intellectuelles avec des peuples en lutte dans ledit tiers-monde, dont le mien : mêmes désirs d’émancipation avec un maître mot à l’époque : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Avec raison, il rappelle que la question nationale au Québec s’inscrivait alors « dans un ensemble plus vaste de libération des peuples sous domination : ici du capital anglo-américain personnifié par l’Anglais autant dans les affaires que dans le culturel; là-bas du colonialisme européen dans tous les domaines ».

Il cite un certain Max Dorsinville qui établissait des parallèles entre le Québec et les pays ex-colonisés d’Afrique et des Antilles, alors que les « théories du révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon inspirent l’action des premières cellules du FLQ formées de jeunes étudiants d’origine bourgeoise de l’Université de Montréal ».

Une autre correction est nécessaire. Dorsinville et Cheikh Tidiane Ndiaye se méprennent ici sur l’origine sociale des membres du FLQ. Dans FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin (Québec/Amérique), Louis Fournier identifie les trois fondateurs du FLQ comme étant Raymond Villeneuve, 19 ans, qui travaille comme ouvrier dans une boulangerie, Gabriel Hudon, 21 ans, qui travaille depuis l’âge de 17 ans, et Georges Schoeters, 33 ans, d’origine belge, qui avait participé à la Résistance à l’occupation nazie.

La très grande majorité des plus célèbres membres du FLQ partagent la même origine sociale. Pierre Vallières est né dans une famille ouvrière de l’est de Montréal. Charles Gagnon est né au Bic dans une famille de 14 enfants. Les frères Rose, Francis Simard, Bernard Lortie, Jacques Lanctôt, viennent de milieux ouvriers ou populaires. Le FLQ n’était pas un mouvement de « jeunes étudiants d’origine bourgeoise de l’Université de Montréal », mais un mouvement révolutionnaire de la jeunesse ouvrière et populaire.

 

À la défense de Nègres blancs d’Amérique

Gravissime est son interprétation du titre du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique. Cheikh Tidiane Ndiaye raconte que le grand écrivain et homme politique martiniquais Aimé Césaire s’était exclamé, après avoir aperçu pour la première fois le livre de Vallières, dans une vitrine de librairie du Québec, que « le titre lui parût sur le coup ahurissant », mais qu’il « ne put s’empêcher de dire que ‘‘cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude’’ ».

Mais il retourne aussitôt sa veste et se montre d’accord avec Pierre Nepveu qui voit dans ce titre « l’expression d’une exclusion des Autres dans une stratégie de construction de l’identité québécoise », « car en se disant ‘‘nègre blanc’’, on affirme justement sans ambiguïté que ce qui est le plus scandaleux dans la condition québécoise, ce n’est pas que nous soyons des ‘‘Nègres’’, mais des Blancs (et rien que des Blancs) qui se voient traités comme des ‘‘Nègres’’ ».

De tels propos témoignent d’un incroyable mépris pour Pierre Vallières, les révolutionnaires québécois et la lutte du peuple québécois pour son émancipation. D’abord, il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles Nègres blancs d’Amérique a été écrit et qui expliquent en partie son titre.

Le manuscrit a été rédigé en prison, au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention for men où la très grande majorité de la population carcérale était composée de Noirs. Pierre Vallières et Charles Gagnon y ont été incarcérés à la fin de 1966 et au début de 1967. Le livre a été écrit après une grève de la faim de 29 jours. Vallières et Gagnon y ont été emprisonnés pour avoir manifesté devant les Nations Unies pour réclamer le statut de prisonniers politiques pour leurs camarades incarcérés à Montréal et faire connaître au monde entier la lutte de libération nationale du peuple québécois.

Vallières et Gagnon s’étaient réfugiés à New York auprès de groupes de militants des Black Panthers après la dislocation par les forces policières du réseau felquiste qu’ils venaient de mettre en place. Vallières résumera dans Les Héritiers de Papineau (Québec Amérique, 1986) la perspective qui était alors la leur : « Comme les radicaux du mouvement noir américain (SNCC, Black Panthers), nous avions le sentiment de participer par notre action à la construction d’une avant-garde continentale et multiraciale ».

À l’époque, les conditions de vie des Québécois s’apparentaient à plusieurs égards à celles des Noirs américains et le titre du livre était l’envers, dans un effet miroir, du discours de l’oppresseur anglophone et de son arrogant « Speak White ».

Je peux personnellement témoigner de la réception de militantes et militants noirs américains au livre de Vallières. Au cours des années 1980, j’ai été invité à m’adresser à un groupe d’organisateurs syndicaux noirs du groupe Black Workers for Justice à Raleigh en Caroline du Nord. Le leader du groupe m’a présenté et a présenté la lutte du peuple québécois pour son émancipation en faisant référence à la version anglaise du livre de Vallières (White Niggers of America), qu’il avait lu et apprécié, afin de montrer la communauté de nos intérêts. Contrairement à Cheikh Tidiane Ndiaye, il avait compris la Québécitude !

( Le livre traite aussi de la question autochtone. Nous y reviendrons dans un prochain article.)