Droit de cuissage

2019/11/18 | Par Michel Rioux

Une coutume avait cours au Moyen Âge, à laquelle avait été donné le nom évocateur de droit de cuissage.

Ce droit, qui consistait pour les seigneurs à avoir, les premiers, accès à la virginité des jeunes filles, était bien entendu à leur usage exclusif. Ils tenaient ce droit du fait que, faisant soi-disant vivre les féaux installés sur leurs terres, ils pouvaient en disposer tout à leur guise et selon leur bon vouloir.

Les pères et mères de ces jeunes filles étaient, ainsi que les désignaient les règles du temps, « taillables et corvéables à merci ».

La taille, c’était l’impôt à verser obligatoirement au seigneur. Et la corvée, c’était les journées, nombreuses, où les féaux devaient obligatoirement fournir leurs bras aux travaux du seigneur. Comme les féaux n’étaient pas très riches, cela a fait dire à un seigneur qu’il préférait les bras qu’ils avaient à l’argent qu’ils n’avaient pas…

Or si le droit de cuissage s’exerçait de cette manière à l’époque, les jeunes femmes devant payer ce tribut en humiliation profonde et sujétion totale, il n’est pas dit que ces fâcheuses pratiques aient cessé de s’exercer sous d’autres formes qui, pour sembler moins brutales, n’en sont pas moins révélatrices d’un suprême mépris.

Les temps ont changé, dira-t-on. Mais pas tant que ça. Seulement la manière.

Taillables et corvéables à merci, ces travailleuses et travailleurs du Manoir Richelieu, dans Charlevoix, victimes en 1988 d’un Raymond Malenfant qui soutenait n’avoir acheté que des murs, pas les 350 employés syndiqués depuis dix ans.

Taillables et corvéables à merci, ces travailleuses et travailleurs d’un Holiday Inn de Montréal qui, dans la soirée du 24 décembre, apprenaient que la compagnie 123 456 Canada avait vendu l’hôtel à la compagnie 234 567 Canada et qu’en conséquence, il n’y avait plus de travail pour eux le lendemain. Il aura fallu des années de résistance pour que ces employés récupèrent les emplois dont le propriétaire Michael Rosenberg les avait spoliés.

Taillables et corvéables à merci, ces employés de Rona, devenus des employés de l’Étasunienne Lowe’s, qui se font montrer la porte sous prétexte de rationalisation. Même sort réservé aux fournisseurs québécois, qui doivent fermer leurs portes parce que Lowe’s s’approvisionne désormais ailleurs, en Chine par exemple. Et dire que la ministre libérale Anglade avait assuré lors de la transaction que c’était une très bonne nouvelle pour le Québec…

Taillables et corvéables à merci, ces préposés aux bénéficiaires qui ont dû faire grève il y a quelques jours pour réclamer un salaire de 15 $ l’heure, elles et eux qui, jour après jour, doivent laver, nettoyer, nourrir, coucher des dizaines de personnes en perte d’autonomie et souvent impotentes.

Taillables et corvéables à merci, les 1600 employés du Canadien National, qui apprenaient le 15 novembre que l’entreprise n’avait plus besoin d’eux, la direction disant craindre un affaiblissement du marché. Pourtant, pour le troisième trimestre de 2019, le bénéfice par action a augmenté de 0,66 $, en hausse de 11 %, le bénéfice d’exploitation augmentant de 8 % et s’établissant à 1 613 milliard $. Et que s’est-il passé à la Bourse ? Les actions du CN ont bondi, tant il est vrai que plus ça saigne chez les travailleurs, plus ça paye chez les actionnaires.

Taillables et corvéables à merci, les travailleuses et travailleurs de Bombardier Transport à La Pocatière. Dans sa grande sagesse, la Caisse de dépôt de Michael Sabia a confié à la multinationale Alstom la production des trains du futur Réseau express métropolitain (REM. Trains qui seront construits en Inde, dans une ville industrielle où les syndicats ne sont bien entendu pas bienvenus et où les salaires sont dix fois plus bas que ceux versés ici.

Un contrat de 280 millions $, dont les retombées locales auraient pu être fort appréciables comme en a témoigné le professeur Jean-Philippe Meloche dans le Journal de Montréal : « Les salaires versés aux employés québécois sont dépensés dans l’économie locale et reversés en impôts. Si on fait sortir l’argent du pays, les dollars ne reviennent pas. Le coût réel est moins grand si on achète local que si on achète à l’extérieur. »

Les libéraux de Philippe Couillard n’ont pas levé le petit doigt… Même que la ministre Anglade qui, décidément, semble se réjouir de tout ce qui fait mal au Québec, a soutenu au moment de l’annonce que c’était « une excellente nouvelle pour le développement économique du Québec », ajoutant qu’il « faut aussi considérer les retombées locales… ». Vraiment !

Les temps ont-ils à ce point changé ? Pas sûr ! Si le droit de cuissage s’exerce autrement, le monde ordinaire, « les petits, les obscurs, les sans-grades », comme les décrivaient le soldat Flambeau dans la pièce L’Aiglon d’Edmond Rostand, sont encore aujourd’hui soumis aux caprices du prince et en paient le prix.

 

Crédit peinture: Vasiliy Polenov