L’allocation universelle et le travail libre

2019/12/02 | Par Pierre Dubuc

Depuis plus de 25 ans, le journaliste Pierre Sormany s’intéresse à l’évolution du travail dans nos sociétés et rêve d’un travail libre. Ses réflexions sont réunies dans Vive le travail libre. Réflexions sur le travail, l’emploi salarié et les limites de l’économie marchande, qu’il vient de publier aux éditions Somme toute.  Il acquiesce, lors de notre rencontre, que le cœur de sa réflexion porte sur l’allocation universelle, connue aussi sous le nom de Revenu de citoyenneté.

Sormany pense que nous en sommes (presque) rendus là comme société, à la fois comme mesure pour régler le problème de la pauvreté, mais aussi pour favoriser la création de milieux de travail permettant l’épanouissement des travailleuses et des travailleurs.

Dans une société où la robotisation et la mondialisation créent une importante nouvelle couche sociale, formée de travailleuses et travailleurs à temps partiel et à statut précaire – le précariat comme l’a nommé le Britannique Guy Standing – Sormany s’interroge, sans s’y opposer, sur l’efficacité d’une augmentation du salaire minimum à 15 $ dans la lutte contre la pauvreté. « 40 % des travailleurs au salaire minimum sont à temps partiel ou à contrats intermittents. Même en haussant leur salaire à 15 $ l’heure, les personnes seules qui ne travaillent que 20 ou 30 heures par semaine demeureront pauvres, tout comme les chômeurs et les bénéficiaires de l’aide sociale », souligne-t-il.

Sormany rappelle qu’il a été interpellé, il y a 25 années, par le livre de Jeremy Rifkin sur « la fin du travail ». Rifkin confiait à l’État la mission de redistribuer la richesse afin de maintenir un marché de consommateurs et empêcher l’effondrement de l’économie. Une approche qui s’inscrivait dans la ligne des grandes batailles syndicales pour le plein emploi.

Aujourd’hui, Sormany est plutôt partisan de l’approche de Guy Standing, qui favorise la distribution à chaque citoyen d’un revenu de base minimal, indépendant de son activité professionnelle ou de son état de santé.

Avec Standing, mais également Michel Chartrand et Michel Bernard dans Le Revenu de citoyenneté (Éditions du Renouveau québécois, 1999), Sormany trouve légitime la redistribution de la richesse par l’allocation universelle parce qu’elle émane du patrimoine commun de l’humanité et constitue donc l’héritage légué par les générations précédentes.

Cela étant dit, il est bien conscient de la présence d’un obstacle idéologique majeur : l’éthique du travail. L’allocation universelle serait un encouragement à l’oisiveté. Il a beau argumenté, en s’appuyant sur des études, qu’on travaille davantage pour la reconnaissance sociale que pour le salaire, il est bien conscient qu’il ne réussira pas facilement à en convaincre les Richard Martineau et radio-poubelles de ce monde.

Aussi, il concède qu’il est prêt à se rallier à la proposition de l’économiste britannique Anthony Atkinson, qui a évoqué un « revenu de participation » versé à tous ceux qui exercent une activité socialement utile (emploi salarié, aide aux personnes dépendantes, recherche active d’emploi, formation, bénévolat, création culturelle), même si cela détruit en bonne partie la simplicité du revenu universel en imposant un certain contrôle.

À partir de ce présupposé, Sormany raffine sa proposition, tout en s’attaquant à l’autre argument massue contre l’allocation universelle : son coût ! À partir de travaux gouvernementaux et de groupes de recherche, il évalue à 18 000 dollars pour les personnes seules et 24 000 dollars pour les couples le montant nécessaire pour franchir le seuil de la pauvreté. De plus, il réserve le versement de l’allocation aux seuls adultes âgés de 18 à 65 ans, ce qui a l’avantage de ne pas toucher à un programme très délicat : les pensions de vieillesse et les suppléments de revenu garanti.

Pour le Québec, une telle allocation représenterait une dépense brute de l’ordre de 15 à 16 milliards $. Mais elle remplacerait des programmes de soutien du revenu qui coûtent 4,3 milliards $ au Québec et près de 2 milliards $ au fédéral. Donc, un coût direct net de 9 à 10 milliards $.

Sormany signale que le Québec a enregistré des surplus budgétaires de l’ordre de 11 milliards $ depuis les quatre dernières années. Bien entendu, ces surplus ne seront pas nécessairement récurrents. Aussi, il propose, pour implanter l’allocation universelle de 18 000 $, une hausse de 1,5 % de la taxe de vente sur l’ensemble des biens et services, assortie d’un crédit fiscal accordé aux contribuables à faibles revenus pour compenser son effet régressif.

Jugeant fort improbable qu’un gouvernement prenne le « beau risque » de l’allocation universelle, Sormany élabore une autre proposition, distincte et complémentaires, à l’allocation universelle, soit le développement de coopératives de travailleurs, particulièrement dans les domaines de la santé et des services sociaux, du monde culturel et des médias, où oeuvrent des centaines de milliers de travailleuses et travailleurs. Aux membres de ces coopératives de travailleurs serait versé un supplément salarial accompagné de subventions directes de l’État pour les nécessaires infrastructures. Il réconcilie ainsi les approches de Rifkin et Standing.

« Une coopérative de travail, soutient-il, permet en principe aux créateurs, artisans et ouvriers de rester maîtres de leur emploi, de participer activement à la définition de leurs conditions de travail, tout en bénéficiant des avantages du groupe, où ils pourront trouver un milieu d’appartenance significatif ». En un mot, un travail libre !

Au cours des dernières années, des projets-pilotes d’allocation universelle ont été menés au Manitoba, en Finlande et aux Pays-Bas. Des partis politiques ont inscrit le droit à l’allocation universelle dans leur programme : le Parti socialiste avec Benoît Hamon en France, Podemos en Espagne, le Mouvement 5 Étoiles en Italie. L’idée progresse.

Karl Marx rappelait que « le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». Sommes-nous rendus à cette étape historique du développement de la société qui permet l’allocation universelle ? Sans doute pas. Mais le livre de Pierre Sormany ajoute une pierre à l’édification d’une société où le travail sera libre !

 

Photo : L.-P. Pontbriand