Le Brexit et l’avenir de l’Irlande

2019/12/03 | Par Fred Jones

Traduction: Antonio Artuso, Sean O’Donoghue.

Lors d’une récente visite à Montréal, Niall Ó Donnghaile a accepté d’être interviewé au sujet de la menace que le Brexit représente pour l’Irlande. Niall représente au sénat irlandais le Sinn Féin, parti républicain qui, depuis 1805, prône le retrait de l’Angleterre de l’Irlande. De plus, Niall a été, à l’âge de 25 ans, le plus jeune maire de Belfast de l’histoire.

En Irlande, après des siècles d’occupation britannique et de nombreuses rébellions irlandaises, une lutte, entreprise en 1916, a conduit, au début des années 20, à une indépendance partielle, étant donné que le nord de l’Irlande continue de faire partie du Royaume-Uni.

Au cours des années 1960, un mouvement pour l’égalité des droits est né en Irlande du Nord, appuyé par le mouvement nationaliste. Une lutte armée sanglante a éclaté entre, d’une part, les nationalistes irlandais dirigés par l’IRA (Irish Republican Army – Armée républicaine irlandaise) et, d’autre part, l’armée britannique, la police de l’Irlande du Nord et les milices loyalistes.

En 1973, la République d’Irlande et le Royaume-Uni ont adhéré à la Communauté économique européenne (CEE), devenue en 1993 l’Union européenne (UE). Celle-ci a activement encouragé et appuyé la signature d’un accord de paix en Irlande. En 1998, une trêve, nommée l’« Accord du Vendredi saint », a été négociée et signée mettant fin officiellement au conflit.

 

Fred Jones : Pouvez-vous décrire l’Accord du Vendredi saint et ses conséquences pour l’Irlande ?

N O’D : L’Accord du Vendredi saint n’est pas seulement un accord de paix. C’est un accord législatif vivant et évolutif, d’une importance cruciale, qui a changé les structures politiques et sociales dans le Nord, entre le Nord et le Sud, et entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Le changement le plus évident a été la fin du conflit, qui ne s’est pas produit du jour au lendemain. Mais, avec la libération des prisonniers, la démilitarisation de la société et la réforme des pratiques de la police dans le Nord, le conflit a diminué considérablement.

Je me souviens encore de la présence de l’armée dans les rues et de l’existence d’une frontière réelle ou « frontière dure » entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Aujourd’hui, plusieurs générations de jeunes n’ont pas connu le conflit. Maintenant, on peut aller de Dublin à Belfast sans se rendre compte qu'on traverse la frontière, comme on va de Montréal à Ottawa. Même la majorité des personnes qui partagent le point de vue des unionistes britanniques ne veulent pas retourner en arrière.

L’accord est également fondé sur le consentement mutuel. Les républicains ont accepté l’important compromis qu’il n’y aurait pas de changement du statut constitutionnel sans l’appui de la majorité de la population. Cela permettait la tenue d’un vote ou d’un référendum sur l’unification de l’Irlande. Le véritable obstacle au progrès et au bien-être de l’Irlande n’est pas tellement le conflit qui a duré entre 30 et 35 ans, mais la division de notre pays qui en est le problème fondamental.

 

F.J. : Quels problèmes le Brexit causera-t-il à l’Irlande ?

N O’D : La Grande-Bretagne est notre voisine. Le volume des échanges entre l’Irlande, l’Angleterre et l’Europe est gigantesque. Le problème le plus grave consiste à intégrer le processus de production au cours duquel les marchandises doivent traverser plusieurs fois la frontière. Je connais une entreprise qui fabrique des vêtements sportifs, qui, au cours de leur cycle de production, doivent franchir 15 fois la frontière. Non seulement l’industrie et le commerce sont touchés, mais aussi les communautés et les familles.  Dans certaines fermes familiales, la frontière traverse même la cuisine.

Je crois que nous avons évité le retour de la « frontière dure », mais le Brexit ne se terminera pas si l’entente actuelle est adoptée. Nous ne sommes qu’au début du Brexit, pas encore à sa mise en vigueur avec toutes ses conséquences. En fait, le Brexit a révélé, comme rien ne l’avait fait auparavant, ce qui était obscur quant à l’appartenance conjointe à l’Union européenne. Le Brexit montre clairement à quel point l’existence de la frontière britannique en Irlande est stupide, négative et nocive.  Ainsi, si vous êtes un unioniste britannique, qui veut maintenir les liens avec la Grande-Bretagne au nord, le Brexit est sans doute votre pire cauchemar.

 

F.J : Comment l’Accord du Vendredi saint, l’appartenance à l’Union européenne et le Brexit nuisent-ils à la possibilité de réunification de l’Irlande ?

N O’D : La réunification était probablement tombée dans l’oubli au cours des dernières années en raison de la fin du conflit, d’un niveau de vie raisonnable, du retour de la paix dans les rues et de la libre circulation dans tout le pays. Les gens pensaient peut-être, à cause de cela, que tout allait bien, donc pourquoi la réunification ? Ce que le Brexit a mis à jour, c’est la sottise que constitue la séparation. Ainsi, la réunification est, comme jamais auparavant, l’objet de débats dans les conseils d’administration, dans les cuisines, les salles de classe et les bars.

On assiste à la mobilisation d’un mouvement nationaliste civique, qui lance un appel au gouvernement irlandais à se préparer pour un changement constitutionnel et pour un vote sur la réunification. Pas nécessairement dans six mois ou dans un an, mais les gens veulent savoir qu’un vote se prépare.

Un nombre croissant de personnes du Nord chérissent leur héritage britannique et leur allégeance à la Reine, mais apprécient autant leur identité et citoyenneté européennes. Ils regardent de l’autre côté de la mer et voient un vrai film d’horreur. Au sud, ils voient une société progressiste, qui a voté en faveur de l’égalité matrimoniale, de la liberté de choix pour la femme en matière d’avortement et dont la réussite économique est indéniable. Bien qu’imparfaite, ce n’est pas la société d’il y une trentaine ou une quarantaine d’années.

Le gouvernement irlandais doit diriger ce débat et le mener de façon à rassurer nos voisins unionistes en leur disant qu’ils auront leur place dans l’Irlande unifiée, que leur identité, leur culture et leur sécurité seront assurées.

On nous dit que nous ne devons pas parler de réunification, que ce n’est pas le bon moment, parce que les unionistes et le Parti unioniste démocratique (PUD) vont réagir négativement. Mais la majorité des nationalistes civiques qui commencent à se réunir disent : Attendez un instant ! Au cours des 21 dernières années, cet accord de paix nous a donné nos droits, nous a permis d’œuvrer pacifiquement et démocratiquement en vue d’une réunification. Or, on nous dit maintenant de limiter nos aspirations démocratiques légitimes, car elles peuvent indisposer certaines personnes. On ne nous dira pas de nous taire et d’attendre une autre dizaine ou quinzaine d’années afin d'apaiser des gens qui s’opposent au progrès social, à la langue irlandaise, qui s’offusquent de l’identité irlandaise, qui ressentent de la haine envers les immigrants et les musulmans et contre les droits des gais et des femmes.