Environnement : Lettre ouverte à un économiste de l’IEDM

2019/12/11 | Par Pierre-Alain Cotnoir

M. Germain Belzile
Institut économique de Montréal
Maître d'enseignement, département d'économie appliquée
HEC Montréal


M. Belzile,

J’ai écouté avec intérêt le débat entre vous et M. Yves-Marie Abraham, avec en complément l’intervention de Mme Laure Waridel, sur le site Savoir.Média.

D’entrée de jeu, je me questionne sur votre affirmation concernant la substitution énergétique que vous avez présenté comme une panacée. Celle-ci me semble en contradiction évidente avec les mises en garde de scientifiques ou d’ingénieurs spécialisés pour les questions énergétiques comme Jean-Marc Jancovici qui, bien que favorable à l’utilisation de l’énergie nucléaire produite par la fission, reconnaît que la fusion nucléaire demeure un rêve même à l’horizon de la fin du présent siècle (voir https://youtu.be/t0Xp6CCte0U à 1:56:55).

Or l’Alliance internationale de l'énergie (AIE) nous dit que notre monde est entré en déplétion de pétrole conventionnel depuis 2008.

Tentons de résumer, sans doute de manière trop caricaturale, le récit de ce qui risque de se produire :

1) Définissons d'abord ce qu’est l’énergie à partir de la définition qu’en donnent les physiciens, à savoir la mesure de ce qui prévaut à toute transformation d’un système.

2) Reconnaissons ensuite que les humains dépendent de l’apport d’énergie pour le maintien tant de leur existence que de leur communauté.

3) La révolution néolithique d’il y a 10 000 ans et surtout la révolution industrielle initiée au XVIIIe siècle ont été des moments où l’utilisation de l’énergie a été décuplée sinon centuplée par notre espèce (en premier lieu sous forme alimentaire par l’agriculture et l’élevage, puis par l’apport des énergies fossiles).

4) Sur une planète aux ressources physiques limitées, cet apport d’énergie fossile va aller décroissant au cours des prochaines décennies.

5) Les énergies renouvelables ne pourront pas suppléer à cette déplétion alors que 80 % de l’énergie consommée demeure d’origine fossile.

6) Cette diminution de disponibilité en énergie entraînera une forte contraction économique qu’elle soit choisie ou subie.

7) Celle-ci augmentera les contraintes pesant sur nos sociétés, tant en termes de capacité de transport, d’alimentation et de production de biens et de services, alors que les atteintes à l’environnement que ce soit la perte de biodiversité, la dégradation des écosystèmes et les extrêmes climatiques seront en hausse, aggravant les contraintes jusqu’à un point de rupture... pouvant mener à l’effondrement !

Voilà résumé en 7 points l’essentiel de ce récit. À la page 10 du résumé analytique du « Rapport 2019 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions », publié le 26 novembre par le « Programme des Nations Unies pour l’environnement », on peut lire : « Si des mesures sérieuses avaient été adoptées dès 2010 en faveur du climat, les réductions nécessaires chaque année pour atteindre les niveaux d’émissions projetés de 2 °C et 1,5 °C auraient été seulement de 0,7 % et de 3,3 % par an en moyenne respectivement. Ces mesures n’ayant pas été prises, les réductions requises sont aujourd’hui proches de 3 % par an à compter de 2020 pour l’objectif de 2 °C, et d’environ 7 % par an en moyenne pour l’objectif de 1,5 °C. »

Il est assez évident qu’une réduction de la production de GES de cette ampleur, soit plus précisément de 7,6 % annuellement, d’ici 2030 pour limiter la hausse du climat à 1,5 °C, comme le demande l’ONU, nous mène tout droit vers ce qui ressemble fort bien à l’écroulement de l’économie néo-libérale actuelle. Par ailleurs, pour ne pas dépasser 2 °C, il faudrait réduire de 3 % par année d’ici 2030 la production de GES, ce qui n’est guère mieux, et se compare largement en impact à la crise de 1929.

De deux choses l’une, ou bien la civilisation thermo-industrielle passe outre à cette injonction (ce qui risque d’arriver) et alors les apports d’énergies fossiles, au premier chef le pétrole, diminuant au cours des prochaines décennies, voire des prochaines années, tant en quantité, mais surtout en taux de retours énergétique (TRÉ ou EROIE en anglais) imposeront une décroissance économique plutôt chaotique. Ou bien le capitalisme est remplacé par un système d’échange établi sur autre chose que la course au profit et ce nouveau modèle économique (bien plus exigeant que le Green New Deal ou tout autre avatar du même genre) permet d’absorber un tant soit peu le choc des ruptures qui s’annoncent. Malheureusement pour cette deuxième option, je ne vois pas encore comment elle pourra s’accomplir !

Car, faut-il le marteler, la dérive de notre civilisation mondialisée provient d’un modèle économique qui nécessite une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées. Pourquoi une telle nécessité ? Parce que notre système économique établi sur faire de l’argent avec de l’argent doit piller sans vergogne pour se maintenir… et cela nécessite l’utilisation d’énergie pour, d’une part, produire, transporter des biens et en gérer les déchets, d’autre part, approvisionner les infrastructures requises à la fourniture des services permettant à ce système de fonctionner.

Vous le savez aussi bien que moi : à chaque fois qu’une banque centrale détermine son taux d’escompte (son taux directeur appliqué aux banques du pays concerné), elle fait un pari sur un taux de croissance de l’économie. Comme la monnaie réelle n’occupe qu’un faible pourcentage de celle qui circule, c’est un vaste système de prêt et d’emprunt de monnaie scripturale (nourri par l’apport d’intérêts liés au taux directeur) qui sert de rouage à ce système kafkaïen. Ce système, fondé sur la détention de capital, s’effondrerait s’il n’avait plus le combustible de la croissance pour le maintenir. Voilà pourquoi il brûle tout sur son passage, ressources forestières, ressources halieutiques, ressources minérales et surtout… les ressources énergétiques fossiles.

Celles-ci sont centrales pour son maintien : car ce système ne carbure qu’à l’énergie pour alimenter toutes les machines sur lesquelles repose la production qu’il génère : c’est son sang ! Les quatre cinquièmes de cette énergie étant d’origine fossile, l’éolien et le photovoltaïque ne comptant que pour 1,7 %, le nucléaire pour 1,9 %, je vois mal comment en l’espace d’une ou de deux décennies nous pourrons en remplacer l’apport.

Or, redisons-le, l’humanité est entrée en contraction énergétique depuis qu’elle a passé le pic du pétrole conventionnel en 2008, le pétrole conventionnel constituant les trois quarts du pétrole consommé. Qui plus est, c’est celui possédant le plus haut taux de retour énergétique permettant de fournir l’énergie requise pour toutes les autres activités économiques. Car les sources de pétrole non conventionnel (sables bitumineux, exploitation offshore, pétrole de roche-mère, etc.) ont des taux de retour énergétique en moyenne quatre fois plus bas. Autrement dit, les centaines « d’esclaves énergétiques » dont dispose aujourd’hui chaque citoyen d’un pays développé s’évaporeront au fur et à mesure que les sources de pétrole se tariront.

Que faire, sinon de reconnaître que notre survie passe inévitablement par un ensemble de traits déjà présents au sein des cultures humaines et qui pourraient s’avérer décisifs pour assurer une mutation en profondeur de notre civilisation. Plus que jamais, la coopération, la solidarité et la recherche du bien commun doivent être mises de l’avant comme des alternatives à l’individualisme et au matérialisme : l’économie sociale et solidaire, actuellement largement minoritaire, pourrait donc faire partie de la solution. Mais, on ne peut être certain que ce soit cet ensemble de traits qui l’emporte. La nature n’est pas téléonomique, elle bricole de manière opportuniste. Il est donc possible que ce soit des traits culturels fort différents qui dominent finalement. Par exemple, on ne peut écarter la propension des nations et des classes dominantes au maintien musclé de leurs privilèges économiques, avec ce qui en résulterait : un glissement vers des sociétés de plus en plus autoritaires et antagoniques (voir https://bit.ly/2pYeQOG )

Que puis-je faire à ma mesure ? Au-delà des actes personnels de réduction de mon empreinte carbone qui, avouons-le, demeurent cosmétiques par rapport aux défis posés, même si je ne possède plus d’automobile depuis 1982, même si je vis dans une coopérative multilogement, même si j’ai réduit ma consommation carnée, il n’en reste pas moins essentiel que ce sont des actions collectives qui doivent être posées.

À mon échelle, la première d’entre elles consiste à semer des ferments culturels différents de ceux d’un capitalisme prédateur. C’est pourquoi je me suis investi dans la création de coopératives où la spéculation est absente où les actifs demeurent une propriété commune ne pouvant être dilapidée. Celle dont je suis le plus fier, c’est bien la Maison de la coopération du Montréal métropolitain ( http://mc2m.coop ) hébergeant une trentaine de locataires dont une majorité d’entreprises d’économie sociale. C’est pourquoi aussi que, plus récemment, je me suis impliqué dans la mise en place d’une fiducie d’utilité sociale agricole dans la municipalité rurale de Très-Saint-Rédempteur près de Rigaud afin de créer des communs dédiés à une alimentation de proximité saine et respectueuse du vivant.

Mais quand le retour du balancier viendra plomber les lendemains qui chantent que restera-t-il de ces modestes initiatives ? Montréal devra-t-il être déserté par des populations à la dérive laissant en ruines cette Maison de la coopération ? Les extrêmes climatiques rendront-ils arides ces hectares de terre que nous nous employons à sauvegarder en bien commun ? Il me reste sans doute moins de 20 ans à vivre. Que puis-je faire de plus pour laisser aux enfants de l’avenir un futur qui mériterait encore d’être vécu ?

C’est une vraie question. Aussi quand je vois comment le sens initial du mot « économie » a été vicié depuis les physiocrates français et leurs successeurs anglais du XVIIIe siècle, je ne peux que me consoler en répétant cet adage pour moi révélateur : « Finalement l’économie est à l’écologie, ce que l’astrologie est à l’astronomie »