Retraites : le projet qui enflamme la France (1)

2020/01/06 | Par Pierre Dubuc

Réduction de 30 % du montant des retraites des ex-employés du Groupe Capitales Média, remise en question d’un régime de retraite à deux vitesses par les jeunes travailleurs de Paccar, grèves et manifestations monstres en France contre la réforme des retraites du président Macron. Avec le départ massif des baby-boomers, la retraite devient un lieu de premier plan de l’affrontement des classes sociales.


Le système actuel

En France, le gouvernement Macron propose une refonte complète du système des retraites avec la création d’un régime universel. Actuellement, il existe 42 caisses de retraite en France : un régime général, des régimes complémentaires et des régimes « spéciaux ». Ces derniers ne sont rien d’autre que des régimes de retraite d’entreprises privées, publiques ou parapubliques (cheminots, employés du métro, d’Électricité de France, de Gaz de France, militaires, marins, salariés de l’Opéra de Paris, etc.).

Ces régimes « spéciaux » font partie intégrante des conventions collectives et sont le fruit de l’historique des négociations et des luttes passées.  Leur caractère « spécial » découle principalement du fait que l'âge de cessation d'activité est généralement inférieur à 60 ans (52 ou 57 ans) et la durée de cotisation inférieure au régime général. La future pension est calculée le plus souvent sur la moyenne des 6 derniers mois ou parfois sur le dernier mois de salaire plutôt que sur les 25 meilleures années. Leur financement est assuré par des ressources internes (cotisations salariales et patronales plus élevées) et des subventions d'État. Ces conditions plus favorables ont été obtenues en contrepartie d’un niveau plus faible de rémunération à certaines étapes de la carrière.


Le système proposé

Macron veut fondre les multiples régimes existants dans un régime universel en y instituant une comptabilité à « points », selon une formule où du temps de travail salarié permettra d’accumuler des « points » qui, à la retraite, détermineront le montant de la prestation du salarié retraité. Un euro cotisé donnera les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé. Chaque salarié pourra suivre sur son compte retraite en temps réel sur Internet les points accumulés. La transition vers le nouveau régime sera progressive. La future réforme s’appliquera aux générations nées après 1975.

Macron promet une pension minimale de 1 000 euros net par mois pour une carrière complète au salaire minimum et présente cela comme une « conquête sociale » pour les agriculteurs, les artisans et les commerçants, dont la retraite est souvent inférieure à ce montant. De plus, le système accordera des points supplémentaires aux femmes pour chaque enfant afin de compenser leur absence du travail pendant leur maternité.

Le système proposé a pour objectif d’individualiser la retraite en dotant les individus de droits sociaux qui les accompagneraient durant toute leur vie. Un des objectifs est de faciliter la mobilité de la main-d’œuvre d’un emploi à l’autre. Une autre conséquence serait de faire entrer dans le système des personnes qui ne travaillaient pas assez pour être protégées.

Macron a fixé le point d’équilibre – l’âge pivot – du régime pour son financement à des départs à la retraite à 64 ans. L’âge légal du départ à la retraite demeurerait officiellement à 62 ans, comme c’est le cas actuellement, mais avec une pénalité (malus) de 5% par année qui va courir tout au long de la retraite, si on part avant 64 ans. Elle peut être bonifiée (bonus de 5% par année) avec une retraite prise après 64 ans.

Jusqu’ici, le gouvernement n’a présenté que les grandes lignes de sa politique. Le projet de loi doit être soumis au Conseil des ministres le 22 janvier et déposé à l’Assemblée nationale à la fin février pour son adoption définitive à la fin 2020.


Les principales critiques

Il existe deux types de critiques. Une première approche remet en question toute la philosophie du système proposé, défend l’existence du système actuel avec les régimes « spéciaux », tout en reconnaissant la nécessité de l’améliorer.

Une deuxième approche approuve le système universel proposé, mais en remettant en question certains de ses aspects. Par exemple, on marque son désaccord sur le report de la retraite de 62 à 64 ans avec la fixation de l’âge pivot à 64 ans et on conteste même la nécessité de fixer un âge pivot.

Il y a aussi, bien entendu, une opposition au nivellement par le bas et une défense des régimes « spéciaux » pour les travailleurs concernés. Déjà, le gouvernement a reculé en excluant les régimes spéciaux de plusieurs groupes (militaires, forces policières, pilotes d’avion, marins, etc.). Des négociations sont en cours avec les représentants des autres régimes « spéciaux » et il apparaît, aux yeux de certains, que plusieurs de leurs dispositions seront reconduites dans le cadre du nouveau régime universel, du moins pour les générations des employés en poste. Mais ne présumons de rien.


L’exemple des enseignants

Prenons l’exemple du régime « spécial » des enseignants. Il est reconnu que les enseignants français sont mal payés. Mais cela est compensé avec une retraite calculée sur le salaire des six derniers mois de travail. Avec la réforme proposée, elle le sera dorénavant sur l’ensemble de la carrière, ce qui signifie une baisse importante de revenus. Le gouvernement le reconnaît et, pour corriger la situation, il promet d’augmenter considérablement leur salaire au cours des prochaines années. Dix milliards en dix ans, avec une première revalorisation en 2021. Cependant, il ne promet pas de hausser directement les salaires, mais d’accorder des primes ! Mais, traditionnellement, des primes, c’est là pour rémunérer l’accomplissement de tâches supplémentaires… Et le ministre de l’Éducation affirme qu’il veut profiter de la réforme pour revoir le statut des profs. D’où la méfiance, voire l’opposition des profs à la réforme.


Les grands enjeux financiers

À l’origine de la réforme, il y a une analyse selon laquelle le déficit des retraites serait de 8 à 17 milliards d’euros en 2015. Trois solutions étaient envisageables pour résoudre le déficit : réduire le montant des pensions, augmenter les cotisations ou prolonger la durée du travail. Le gouvernement a opté pour l’augmentation de la durée du travail de deux ans avec un âge pivot fixé à 64 ans.

Mais il n’est pas assuré que cela garantisse le montant des pensions. Le gouvernement prévoit une « règle d’or » d’indexation du point à 85% du salaire minimum, tout en proposant que les partenaires sociaux (patronat et syndicats) soient appelés à se prononcer sur sa valeur en fixant « une trajectoire de retour à l’équilibre financier et de la maintenir » d’ici 2025. Advenant une mésentente entre les partenaires sociaux, c’est le gouvernement qui tranchera.

Les critiques rappellent que l'article 4 de la loi du 21 août 2003 portant sur la réforme des retraites stipulait que « la nation se fixe pour objectif d'assurer en 2008 une pension au moins égale à 85 % du salaire minimum » aux salariés et qu’elle n’a jamais été respectée. La crédibilité du gouvernement est aussi mise en cause quand il affirme s’engager à ne pas diminuer le poids des retraites dans le PIB, qui est d’environ 14%. Les critiques font état des pressions exercées par la Commission européenne qui recommande inlassablement à la France de le baisser. Au mois de mai 2018, elle recommandait au gouvernement français « l’alignement de différents régimes de retraite des secteurs public et privé, qui pourrait réduire de plus de 5 milliards d’euros les dépenses publiques à l’horizon 2022 ». Enfin, on rappelle que c’est toujours le gouvernement qui aura le dernier mot.

Un autre volet qui illustre bien l’esprit de la réforme est celui des dispositions concernant les hauts salariés. Jusqu’à un revenu annuel de 120 000 euros, les personnes concernées – soit environ 350 000 personnes (200 000 salariés; 100 000 membres des professions libérales; 30 000 artisans, commerçants et agriculteurs; 15 000 fonctionnaires ou salariés des régimes « spéciaux ») – cotiseront au même taux (28%, à parts égales entre patron et employé) que les autres. Au-delà, elles ne paieront qu’une « cotisation de solidarité » de 2,81% qui ne leur accordera pas de droits supplémentaires. Ils devront donc se tourner vers l’épargne supplémentaire, c’est-à-dire vers les grandes institutions financières françaises et internationales. Il y a alors basculement d’un régime de répartition – où les cotisations des uns défraient les retraites des autres – à un régime de capitalisation.

Cela n’est pas étranger au fait que Jean-Paul Delevoye, le concepteur du nouveau système, nommé haut-commissaire de la réforme des retraites avant de faire son entrée au gouvernement en appui à la ministre des Solidarités et de la Santé, a dû démissionner lorsqu’il a été révélé qu’il était en conflit d’intérêts en détenant des mandats auprès de compagnies d’assurances.

Pas étranger non plus au fait que Jean-François Cirelli, le patron de BlackRock France, un groupe financier américain gérant des fonds de pension qui a exercé un intense lobby auprès du gouvernement français, vient d’être promu Officier de la Légion d’honneur par Macron.

Comme le soulignait un commentateur, « dans un modèle social français déconstruit par trente années de réformes néolibérales, la retraite par répartition est la dernière citadelle à prendre. Depuis des lustres, les grands fonds de pension internationaux lorgnent avec gourmandise sur la retraite française. Avec son projet unique, le pouvoir fait rentrer le monstre par une porte dérobée » (François Hommeril, secrétaire général de la CFE-CGC).

 

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