La crise de la monarchie et le Québec

2020/01/16 | Par Pierre Dubuc

Dans leurs commentaires sur la crise actuelle de la monarchie britannique et ses répercussions au Canada, les analystes québécois ont tendance à ne lui attribuer qu’un rôle symbolique, tout en suggérant qu’il est impossible de s’en débarrasser. C’est faux.

Dans son livre La fin de la monarchie au Québec, le constitutionnaliste André Binette démontre que la Cour suprême associe le parlementarisme à la monarchie et lui accorde la même protection constitutionnelle. Autrement dit, monarchie et gouvernement responsable sont intrinsèquement liés. La Cour suprême a même exclu la possibilité d’associer la monarchie à toute forme de démocratie autre que le parlementarisme de type britannique. Selon André Binette, le Québec ne pourrait remplacer son régime parlementaire par un régime présidentiel à l’américaine sans abolir la monarchie ! Des modifications apportées au mode de scrutin pourraient également faire l’objet d’une contestation en vertu de ces principes.

Tout paraît cadenassé à double tour. Mais, il y aurait, selon André Binette, une procédure alternative de modification de la constitution. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de l’entrevue qu’il nous a accordée lors de la parution de son livre.


Un magistral exposé historique

Dans La fin de la monarchie au Québec, l’auteur définit les concepts (monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, république) avant de présenter, de façon magistrale, l’évolution de la monarchie de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui.

Il examine attentivement les principales étapes de la marche du Canada vers son indépendance formelle.  1848 : obtention de la responsabilité ministérielle. 1867 : adoption par le parlement de Londres du BNA Act; 1919 : signature d’un premier traité international, le traité de Versailles; 1921 : adhésion à la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU; 1926 : Déclaration Balfour par laquelle la Couronne britannique reconnaît la souveraineté des Dominions; 1931 :  Reconnaissance juridique de cette Déclaration par l’adoption par le Parlement britannique du Statut de Westminster.

« Aucun de ces textes ne proclame formellement l’indépendance du Canada. La Cour suprême du Canada, dans un jugement rendu en 1967, était même incapable de situer la date de l’indépendance du pays ! Selon le plus haut tribunal du pays, la souveraineté fut acquise dans une période s’étendant entre la signature par le Canada du traité de Versailles (1919) et l’adoption du Statut de Westminster (1931) », relate avec ironie le constitutionnaliste

« C’est la tradition parlementaire britannique. La Grande-Bretagne n’a ni constitution ni Cour suprême. Le Parlement est souverain et la vie parlementaire est régie par un ensemble de conventions non codifiées, dont les plus anciennes remontent à la Glorious Revolution des années 1600 », explique-t-il

Au Canada, cependant, il a bien fallu que Londres adopte une constitution minimale en 1867 pour départager les pouvoirs entre le fédéral et les provinces, et la relation avec la mère patrie constitutionnelle. Mais à aucun endroit, on n’y trouve trace de choses aussi élémentaires que la définition de la fonction de Premier ministre, ses pouvoirs et son mode de nomination. Rien non plus sur la responsabilité ministérielle, qui est pourtant au centre de nos institutions parlementaires. « On le voit avec l’élection d’un gouvernement minoritaire au Nouveau-Brunswick (Note : et au Québec? On verra lundi), note André Binette. Il n’y a aucune règle écrite. Tout est décidé par des conventions constitutionnelles non écrites et non juridiques, qui assurent la primauté de la volonté populaire ».

« S’il fallait s’en tenir à la lettre de cette constitution, le pouvoir souverain appartiendrait à la reine. Par exemple, l’article 9 du BNA Act stipule : ‘‘Art. 9. À la Reine continueront d’être et sont par la présente attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada’’. L’article 15 lui remet entre les mains le commandement en chef des forces armées : ‘‘Art. 15. À la Reine continuera d’être et est par la présente attribué le commandement en chef des milices de terre et de mer et de toutes les forces militaires et navales en Canada’’. Quand j’étais enseignant en droit constitutionnel, je disais à mes étudiants : Ne croyez pas ce que vous lisez! »


Le cœur de la question

Tout est symbolique, mais on ne peut se débarrasser facilement de tout ce fatras royal. En 1982, le Canada a rapatrié sa constitution de Londres, mettant ainsi fin à la nécessité de recourir au parlement de Londres pour amender la constitution, comme le prévoyait le Statut de Westminster. La Loi constitutionnelle de 1982 a prévu cinq procédures de modification de la constitution. Une règle générale (7 provinces représentant plus de 50% de la population) et quatre procédures exceptionnelles.

La plus restrictive est définie à l’article 41 et contient une liste de sujets qui ne peuvent exceptionnellement être modifiés que par le Parlement fédéral et l’Assemblée législative de chaque province. En tête de cette liste de sujets hyperprotégés, on trouve « la charge de reine, celle du gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur », en un mot la monarchie constitutionnelle, telle qu’elle nous a été transmise par le Royaume-Uni. Selon André Binette, Trudeau père a dû faire cette concession aux gouvernements des provinces anglaises, qui craignaient qu’il ne transforme le Canada en république.

Dans une décision rendue en 1987, la Cour suprême a statué que la « charge de la souveraine qui est représentée par le lieutenant-gouverneur dans une province » ne pouvait être modifiée par une province. Autrement dit, le Québec ne pourrait pas abolir le poste de lieutenant-gouverneur. Mais la Cour va plus loin. Elle statue qu’« il se peut fort bien que le principe du gouvernement responsable puisse, dans la mesure où il est fonction de ces pouvoirs royaux importants, être en grande partie intangible ».

Par ces mots, nous explique le constitutionnaliste, « la Cour suprême associe le parlementarisme à la monarchie et lui accorde la même protection constitutionnelle. Le principe du gouvernement responsable, qui est l’élément central du parlementarisme, était jusque-là considéré seulement comme une convention constitutionnelle, une règle très importante, mais non juridique. En précisant que le gouvernement responsable est intangible, il échappe à la compétence législative provinciale et fédérale, parce qu’il est fonction de pouvoirs royaux importants. Autrement dit, monarchie et gouvernement responsable sont désormais liés ».

La Cour va encore plus loin en excluant la possibilité d’associer la monarchie à toute forme de démocratie autre que le parlementarisme de type britannique. « Ainsi, le Québec ne pourrait remplacer son régime parlementaire par un régime présidentiel à l’américaine sans abolir la monarchie ! Des modifications apportées au mode de scrutin pourraient également faire l’objet d’une contestation en vertu de ces principes », constate André Binette.


L’obligation de négocier

À première vue, le tout paraît cadenassé à double tour. Mais, il y aurait, selon André Binette, une procédure alternative de modification de la constitution. « Il serait possible, me dit-il, d’utiliser la décision de 1998 de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, qui oblige le Canada à négocier suite à une demande du gouvernement du Québec qui exprimerait de façon incontestable la volonté du peuple québécois par suite d’un référendum ou d’une motion de l’Assemblée nationale. Jusqu’ici, précise-t-il, les souverainistes n’ont envisagé l’utilisation de cette disposition que dans la perspective d’un référendum sur l’indépendance. Mais ce n’est pas limitatif. »

André Binette sait de quoi il parle, puisqu’il a rédigé pour l’essentiel le mémoire de l’amicus curiae, qui suggérait à la Cour suprême d’inclure dans son jugement cette obligation de négocier. Ce qu’elle a retenu, au grand dam du gouvernement fédéral. (Le gouvernement de Lucien Bouchard ayant refusé de se présenter devant la Cour suprême, celle-ci avait nommé un amicus curiae – l’ami de la Cour –, Me André Joli-Cœur, pour exprimer le point de vue indépendantiste.)

André Binette propose donc de se prévaloir de ce droit reconnu par la Cour suprême pour réclamer la fin de la monarchie et revendiquer l’instauration d’une République du Québec dans le cadre canadien. « Le reste du Canada pourrait demeurer une monarchie constitutionnelle et le Québec deviendrait une république associée », suggère-t-il en soulignant que, parmi les 53 pays qui forment le Commonwealth, il y a une majorité de républiques, mais aussi des monarchies.

Il ne se contente pas de cette revendication. Dans son livre, il inclut la perception de la totalité des impôts par le gouvernement du Québec (une déclaration de revenus unique), une position qui fait l’unanimité au Québec. Mais il ajoute qu’on pourrait aussi réclamer la pleine juridiction sur l’immigration ou une approche territoriale de la question linguistique, plutôt que basée sur les droits individuels.

Mais la question qui tient le plus à cœur à André Binette, qui a œuvré longtemps en milieu autochtone, est la constitutionnalisation du droit autochtone à l’autonomie gouvernementale dans une constitution du Québec, laquelle devrait être mise en place parallèlement aux négociations avec le Canada pour donner plus de poids politique à la démarche.

« La constitutionnalisation du droit à l’autonomie gouvernementale correspond à une demande de longue date des Premières Nations et ne réduirait nullement les compétences de l’Assemblée nationale sur le territoire du Québec. Cette reconnaissance permettrait enfin d’abroger la Loi sur les Indiens, qui est une relique coloniale tout comme la monarchie. Une telle alliance renforcerait l’obligation de négocier sur l’ensemble des questions soulevées en leur donnant un poids politique presque irrésistible et éviterait aux adversaires d’une réforme constitutionnelle de combattre une réforme demandée par le Québec en invoquant les droits autochtones », soutient-il.


République

André Binette ne craint-il pas d’être associé aux Réformistes Louis-Hippolyte Lafontaine, Étienne Parent, George-Étienne Cartier – honnies par les indépendantistes « purs et durs » – qui ont participé au gouvernement de l’Union, après la défaite des Patriotes. « Ma référence, c’est le Louis-Joseph Papineau d’avant la Rébellion », me rétorque-t-il. Mais qu’arrivera-t-il si le Canada rejette les demandes de l’Assemblée nationale comme Londres a rejeté les « 92 Résolutions » des Patriotes? « Je ne crois pas que ce serait dans l’intérêt du Canada. Bien entendu, devant l’échec de négociations menées de bonne foi par le gouvernement du Québec, l’Assemblée nationale pourrait déclencher un référendum sur l’indépendance. Mais, d’autres avenues sont aussi possibles », affirme celui qui favorise toujours une approche graduée et évolutive.

« Une loi pourrait être adoptée pour donner la primauté à la Constitution du Québec sur la Constitution du Canada, malgré le fait que le Québec continuerait de faire partie de la fédération canadienne. Un tribunal constitutionnel pourrait être mis en place et la légalité québécoise pourrait alors se prévaloir des possibilités offertes par le droit canadien pour affirmer de façon définitive son caractère irréductible et distinct, quelle que soit l’évolution ultérieure du statut du Québec. En fait, je pense que le Canada réfléchira à deux fois avant de rejeter une demande de rouvrir la Constitution, qui repose sur la légitimité populaire au Québec. »

Le constitutionnaliste est convaincu que le départ de la reine Elizabeth II va inévitablement ouvrir le débat sur la pertinence de la monarchie. « En Angleterre, les sondages révèlent que plus de 40 % de la population s’opposent à ce que le prince Charles monte sur le trône. En Australie, il nous rappelle que 45 % de la population a voté pour l’abolition de la monarchie, lors d’un référendum tenu en 1999. « Les abolitionnistes ont fait l’erreur de se diviser sur l’option de remplacement, soit un président nommé ou un président élu au suffrage universel. C’est une erreur que nous devrons éviter en refusant de prendre parti avant la tenue d’un référendum ».

En s’appuyant sur les nombreux sondages cités dans son livre, André Binette affirme avec Jean-Marc Léger que s’il y a un sujet sur lequel les Québécois s’entendent, c’est le rejet de la monarchie, ce symbole de l’inégalité des citoyens et des nations au Canada.  Aussi, entend-il mettre prochainement sur pied un mouvement pour l’abolition de la monarchie ayant pour mission d’intervenir sur la place publique et auprès des partis politiques, tout en faisant des représentations auprès de l’Assemblée nationale. Déjà, le nom de ce mouvement est choisi. C’est le même que celui des abolitionnistes britanniques avec lesquels il est en contact. Ce nom, c’est République !

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