Les États se livrent une concurrence sans merci pour s’approvisionner en matériel sanitaire

2020/03/31 | Par Laurence Folliot Lalliot

Article publié dans le journal Le Monde.

La pénurie de respirateurs, masques et autres tests a créé une situation inédite de concurrence entre les Etats, et même au sein des Etats entre les acheteurs publics, tels que les municipalités ou les structures hospitalières. Plus question d’appels d’offres transparents, les délais en sont trop lents, les procédures trop rigides. Partout sur la planète, l’heure est à la négociation directe, aux marchés de gré à gré, instruments utiles dans les situations d’urgence sanitaire, mais qui s’accompagnent souvent d’un cortège prévisible de favoritisme, malversations et surfacturations.

Ce constat a été dressé lors d’un colloque en ligne, « Public Contracts and the Covid-19 Coronavirus», qui a réuni le 23 mars des spécialistes de la commande publique de plusieurs pays, sous la houlette des professeurs Christopher R. Yukins (George Washington University) et Gabriella Racca (université de Turin). Les participants ont décrit une véritable course aux lots de matériels hospitaliers et sanitaires, notamment à travers des sites d’enchères en ligne sur lesquels les centrales d’achats mais aussi les grands acheteurs publics se positionnent, prêts à bondir sur les offres postées par les entreprises.

Les logiques de l’achat public s’inversent : les vendeurs se retrouvent en position dominante pour fixer les prix et les acheteurs sont en concurrence entre eux. Les prix s’envolent, les achats doivent être approuvés très vite, faisant fi des mécanismes administratifs d’approbation. Un marché important a ainsi été manqué par une grande ville de Californie parce que le responsable des achats avait mis plus d’une heure à délivrer son autorisation. Des commandes publiques lancées il y a déjà plusieurs semaines, alors que la crise sanitaire s’annonçait, ne sont plus honorées, les vendeurs trouvant de nouveaux acquéreurs prêts à payer un prix bien supérieur.

 

Les soignants en danger

En temps normal, la question qui agite les spécialistes de la commande publique internationale porte sur l’accès des entreprises étrangères aux marchés publics nationaux. Désormais, la problématique s’inverse : les acheteurs publics nationaux vont-ils arriver à se fournir dans d’autres pays quand leur production intérieure est insuffisante, voire inexistante ?

Cet état de surchauffe de la demande, nationale ou internationale, est aggravé par la multiplication d’intermédiaires qui spéculent sur la pénurie. Des intermédiaires peu scrupuleux qui se précipitent en Chine, où les usines redémarrent, pour rafler les stocks afin de les revendre à des prix considérablement plus élevés, sans même vérifier si les lots fabriqués au plus fort de la crise sanitaire répondent aux normes des pays acheteurs : par exemple des respirateurs chinois inutiles, faute de prises électriques adaptées en Europe. Evidemment, des soupçons d’entente et de collusion entre ces intermédiaires ou entre les fournisseurs renforcent l’impression d’un climat délétère.

Ces ruptures, ou plutôt ces détournements d’approvisionnement, sont amplifiées par les politiques de certains Etats qui se lancent dans la captation des produits convoités. La révélation de la tentative américaine de rachat, avec droit exclusif, d’un brevet d’un laboratoire allemand, ou encore la « confiscation », à l’aéroport de Prague, de masques chinois à destination de l’Italie, constituent des illustrations de ces replis nationaux. Même constat pour l’accès aux composants nécessaires à la fabrication des produits finis : des usines françaises prêtes à produire des tests attendent ainsi la livraison de composants déjà réservés par ailleurs…

Les dégâts de ces comportements sur les chaînes d’approvisionnement des matériels sanitaires de première nécessité se font sentir : mise en danger des personnels soignants en première ligne face à la contagion, exaspération populaire face à la lenteur des livraisons, désarroi des pays pauvres qui sont exclus de ces approvisionnements cruciaux, fuite en avant des déficits budgétaires, renforcement de la corruption et des circuits mafieux parallèles : la liste est longue et certainement incomplète tant la visibilité est réduite. Lorsque la crise sera terminée, viendra le temps des critiques.

Maintenant, la réponse à ces dysfonctionnements des chaînes d’approvisionnement doit mobiliser les spécialistes de la concurrence, du commerce international et des achats publics dans le champ de la santé publique. Certes, les outils numériques sont une chance, car ils accroissent la transparence, mais encore faut-il qu’ils soient utilisés de manière pertinente, à l’issue de débats des décideurs politiques.

Est-il possible d’envisager la mise en place rapide d’une régulation mondiale des approvisionnements sanitaires essentiels à travers l’Organisation mondiale de la santé, via des quotas par exemple, alors que les principaux acteurs mondiaux s’en défient ? Peut-on dégager une solution de coordination au moins européenne ? Quels rôles pour les banques multilatérales dans le soutien aux livraisons des Etats les plus pauvres ? Faut-il interdire les exportations de produits considérés comme essentiels (54 pays dont la France l’ont déjà décidé) au risque de renforcer la pénurie mondiale ? Quelle place pour les labels et certifications ? Comment réintroduire de la transparence dans un marché devenu opaque ?

Toutes ces questions doivent être envisagées alors qu’il ne faudrait pas que des ruptures en approvisionnement de médicaments, si des traitements efficaces sont finalement découverts, s’ajoutent à ce sombre tableau.

Laurence Folliot Lalliot, professeure de droit public, est codirectrice du master droit de l’économie et membre du Centre régional de documentation pédagogique à l’université Paris-Nanterre