L’après-crise : Le télétravail, ce nouvel esclavage

2020/04/07 | Par Pierre Dubuc

Rien ne sera plus pareil, entend-on. Ainsi, le télétravail, une obligation durant cette période de confinement, deviendrait désormais la nouvelle norme dans le milieu du travail. Depuis plusieurs années, le patronat hésite à y recourir. D’une part, il permet des économies appréciables de locaux, d’équipements, etc. Mais, d’autre part, il rend plus difficile le contrôle sur le travail des employés.

Du côté de ces derniers, le télétravail est souvent présenté comme synonyme d’une plus grande « liberté » avec des horaires flexibles, des économies de temps en transport et d’argent en vêtements et – pourquoi pas ! – en frais de garde.

Cependant, comme le soulignait Marx, en se référant à Aristote, « l’homme est, par nature, sinon un animal politique, suivant l’opinion d’Aristote, mais dans tous les cas un animal social », si bien que « le seul contact social produit une émulation et une excitation des esprits animaux (animal spirits) qui élèvent la capacité individuelle d’exécution » (Le Capital, Livre premier, tome II, Éditions sociales, p. 19).

Que l’homme soit un animal social, dont le seul fait de travailler aux côtés d’autres personnes élève la productivité, nous en avons pour preuve les travailleurs indépendants, qui sentent le besoin de quitter leur résidence pour se louer un espace de co-working. Travailler dans un même lieu avec d’autres personnes, travaillant sur des projets même différents, favorise l’innovation et la créativité.

Cependant, pour l’accomplissement de certains travaux répétitifs ne nécessitant ni créativité ni esprit d’innovation, des entreprises ont de plus en plus recours au télétravail. C’est le cas des GAFAM.

Si, à l’époque de Marx, « des hommes ne peuvent pas travailler en commun sans être réunis » et que « leur rassemblement est la condition même de leur coopération », ils peuvent aujourd’hui coopérer sans être rassemblés dans un même lieu physique.

S’y déploie, comme dans l’usine, une division du travail sous la direction de l’entreprise capitaliste, qui lui permet de payer à chaque ouvrier sa force de travail indépendante, mais sans payer la force combinée de l’ensemble des ouvriers.


Les petites mains de l’intelligence artificielle

Dans son livre En Attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (Seuil), Antonio A. Casilli décrit bien ces nouvelles conditions d’exploitation à l’heure du travail numérique. Il raconte que, très souvent, l’intelligence artificielle (IA) n’est pas ce robot intelligent qui collecte sur le web des informations qu’il restitue sous forme d’algorithme, mais des données collectées à la main par des centaines, des milliers, voire des millions de petites mains aux Philippines, en Afrique ou… en Inde !  

Ces petites mains annotent des vidéos, trient des tweets, retranscrivent des documents scannés, répondent à des questionnaires en ligne, corrigent des valeurs dans une base de données, mettent en relation deux produits similaires dans un catalogue de vente en ligne, etc.

Ce microtravail peut aussi consister à lire une page web et noter toutes les adresses e-mail dans un fichier .txt; concocter une playlist de morceaux reggae; regarder une vidéo de quinze secondes et choisir trois mots pour la décrire; retranscrire le contenu d’un ticket de caisse à partir de la photo de celui-ci; identifier toutes les personnes cagoulées dans une séquence tournée par une caméra de surveillance; sélectionner les images de hot-dogs dans une série de dix images de produits alimentaires; à l’occasion d’un visionnage d’un film, prendre une capture écran d’un acteur hollywoodien exprimant de la peur ou du dégoût.

Casilli décrit le fonctionnement d’Amazon Mechanical Turk, une filiale du géant Amazon, à partir de l’exemple d’une entreprise ayant scanné ses archives comptables des cinquante dernières années dont les logiciels de reconnaissance textuelle n’arriveraient qu’à interpréter que partiellement une masse de pages manuscrites. Pour corriger ce travail, il faudrait vingt ans à un salarié équipé d’un ordinateur, une année à vingt salariés, six mois à quarante stagiaires, et ainsi de suite. Sur Amazon Mechanical Turk, l’entreprise peut publier une annonce pour demander à 500 000 personnes de transcrire deux lignes chacune, et celui lui coûte infiniment moins cher que vingt ans de salaire.

Il arrive aussi qu’un contrôle des connaissances soit nécessaire. Par exemple, quelle est la traduction anglaise la plus adéquate du mot français « devoir »? Duty ou homework? Le contexte nous le dira, et les humains, au contraire des machines, excellent pour estimer le contexte. Ce sont eux, finalement, qui décident quel algorithme a donné la meilleure réponse.

Dans des cas semblables, les microtâches doivent être effectuées par des travailleuses et des travailleurs experts. Il en coûtera 5% de plus au client. Si on veut qu’elles soient exécutées par des segments précis de la population, il devra choisir entre 132 critères de sélection : âge, sexe, formation, langue, etc.

Cela pourrait être le cas des 200 000 microtâcherons de la firme Might AI d’IBM qui réalisent sur leurs mobiles des tâches consistant à écouter une conversation et à la caractériser (la langue, le sujet, les interlocuteurs) ou à regarder l’image d’un paysage pour en donner les diverses composantes (des nuages, une montagne, un lac, etc.)

Il y a également toute l’industrie des faux followers regroupés dans des « fermes à clic », chargés de produire des vagues de trafic pour lancer des campagnes marketing, de propagande politique ou de rumeurs. En 2013, la vente de faux followers sur Twitter représentait un chiffre d’affaires de 360 millions $, alors que, sur Facebook, les faux clics auraient généré 200 millions $ par an.

Selon Antoine A. Casilli, certaines « fermes à clic » lisent et partagent des contenus à longueur de journée, à des rythmes et dans des conditions bien souvent inacceptables, que certains n’hésitent pas à assimiler à de l’esclavage.

Au terme de son enquête sur le travail du clic, Casilli affirme qu’on assiste à une nouvelle division internationale du travail, encore plus inégalitaire, entre les pays du Nord et du Sud. Depuis le début des années 2000, la majorité des requérants du digital labor est concentrée aux États-Unis, au Canada, en Australie, en France et au Royaume-Uni, tandis que l’essentiel des exécutants de microtâches et les prestataires de clics microrénumérés résident aux Philippines, au Pakistan, en Inde, en Indonésie, au Bangladesh et en Roumanie, ainsi que dans d’autres pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
 

Pendant ce temps, les patrons socialisent…

Cette nouvelle structuration du travail avec le télétravail, de l’espace de co-working des « travailleurs indépendants » dans les pays avancés jusqu’aux « fermes à clic » dans les pays sous-développés, représente un immense avantage pour le patronat sur l’organisation traditionnelle du travail.

Il fait face à des travailleuses et des travailleurs isolés, privés de la force collective que permet leur regroupement dans un même lieu de travail pour revendiquer de meilleurs salaires et des conditions de travail plus avantageuses.

Cependant, les patrons, eux, ne s’isolent pas. Il y a quelques années, le magazine britannique The Economist a mené une enquête auprès des milieux financiers de la City à Londres en leur demandant pourquoi ils continuaient à payer des loyers mirobolants, alors qu’ils pourraient effectuer leurs transactions à partir d’une somptueuse résidence dans le décor bucolique d’une lointaine banlieue de la capitale. Leur réponse : parce que c’est lors des rencontres à l’heure du lunch que les affaires se concluent !

 

Crédit photo : canva.com