Coronavirus : Ils savaient que ça s’en venait

2020/04/10 | Par Pierre Dubuc

Des articles publiés au Canada et à l’étranger révèlent l’état d’impréparation criminelle des différents pays à la pandémie, malgré les nombreux rapports prévenant les gouvernements de son inévitabilité. Des avertissements des plus hautes autorités médicales ignorés, des stocks de matériel de protection sanitaire détruits pour des économies de bouts de chandelle. La pratique du just-in-time de la mondialisation, avec la liquidation des inventaires, est devenue synonyme de just-too-late pour le personnel médical et de just-too-bad pour les victimes du coronavirus.

 

Des avertissements ignorés

L’hebdomadaire progressiste américain The Nation a publié, dans son édition du 1er avril, des extraits d’un rapport secret du Pentagone prévenant, dès 2017, l’administration Trump d’une pénurie de ventilateurs, de masques et de lits d’hôpitaux pour faire face à une éventuelle pandémie causée par un nouveau coronavirus. La pandémie, selon le rapport, aurait un impact significatif sur la disponibilité de la main-d’œuvre.

Dans ce document de 103 pages, on reconnaissait que la plupart des pays industrialisés ne seraient pas équipés pour protéger leur population et on prédisait une compétition féroce entre eux pour l’obtention de vaccins.

Le Canard enchaîné, journal satirique français ayant ses entrées auprès des services de renseignement français, révélait dans son édition du 8 avril dernier l’existence d’un rapport de la CIA, transmis aux services de renseignement des pays alliés, prédisant une mutation des « virus existants » et « l’arrivée d’une maladie respiratoire, virulente, extrêmement contagieuse, sans traitement adéquat ».

Le rapport, rédigé par 25 experts au lendemain de l’épidémie de SRAS (2003-2004) et remis en 2005 sous la présidence Obama au National Intelligence Council, prédisait, rapporte le Canard, que « la maladie pandémique se manifesterait sans doute dans une forte densité de population, de grande proximité entre humains et animaux » et prophétisait la « dégradation des infrastructures vitales et des pertes économiques » à l’échelle mondiale. 

 

Au Canada

Les signaux d’alerte n’ont pas manqué non plus au Canada, comme l’a rapporté cette semaine le Globe and Mail dans un important dossier paru dans son édition du 9 avril.  

En 2006, après le SRAS, un rapport fédéral de 550 pages a été produit sur les préparatifs nécessaires en prévision d’une éventuelle pandémie. Il décrivait très bien les différentes phases du développement de la pandémie, telles que nous les vivons aujourd’hui : arrivée au Canada trois mois après son émergence ailleurs dans le monde; 70 % de personnes infectées; 15 à 35 % des Canadiens montrant des signes de la maladie; un grand nombre de personnes infectées ne présentant aucun signe de la maladie; le pic atteint de deux à quatre mois après son arrivée au Canada.

Une des signataires du rapport n’était nulle autre que le Dr Theresa Tam, qui a été nommée en 2017 au poste d'administrateur en chef de la santé publique du Canada et qui est actuellement chef de l'Agence de la santé publique du Canada.

En 2010, il y a eu un audit sur les problèmes de gérance des stocks d’équipements médicaux d’urgence.

En 2018, une évaluation des conséquences de la grippe porcine H1N1 a soulevé des préoccupations concernant une pénurie de ventilateurs.

En 2019, une étude menée par un groupe de scientifiques questionnait la capacité de plusieurs pays, dont le Canada, de prévenir, détecter et répondre à une épidémie majeure.

En septembre 2019, soit trois mois avant l’éclosion de la COVID-19 en Chine, un rapport conjoint de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale de la Santé prévenait des gouvernements de se préparer à une pandémie.

En octobre 2019, un rapport du Global Health Security Index de l’Université John Hopkins jugeait que les 195 pays évalués, dont le Canada, étaient insuffisamment préparés à faire face à une pandémie.

Le 30 décembre 2019, une alerte scintillait sur le réseau ProMED, un système monitorant les maladies émergentes, utilisé par tous les hôpitaux du monde. Le libellé était : « Message urgent. Pneumonie de cause inconnue ». Le message a été relayé aux 800 000 membres du réseau ProMED, qui est administré par la Société internationale pour les maladies infectieuses. Il prévenait les institutions médicales de la férocité du virus et leur demandait de prendre des moyens de précaution en conséquence.

Mais, malgré tous ces avertissements, le 29 janvier 2020, soit un mois après le déclenchement de l’alerte à Wuhan, le Dr Theresa Tam, l'administratrice en chef de la santé publique du Canada et chef de l'Agence de la santé publique du Canada, déclarait à des parlementaires à Ottawa que « les risques au Canada étaient beaucoup, beaucoup plus faibles que dans plusieurs autres pays ». C’était quatre jours après l’arrivée à Toronto en provenance de Wuhan de la première personne infectée au pays.

 

La gestion des stocks

Là encore, on se rend compte qu’il y a eu une belle cohérence internationale pour liquider les stocks.

En France, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot avait constitué en 2009 d’énormes stocks de masques (1,7 milliard de masques) et de vaccins pour faire face à l’épidémie de grippe H1N1, qui avait finalement fait peu de victimes.

On l’a sévèrement critiquée à l’époque pour avoir jeté des millions d’euros par la fenêtre. Elle s’était défendue en répliquant à ses accusateurs par ces mots : « Les masques sont un stock de précaution – excusez-moi si ce mot devient un gros mot ici. Et ce n’est pas évidemment au moment où une pandémie surviendra qu’il s’agira de constituer les stocks. Un stock, par définition, il est déjà constitué pour pouvoir protéger ». Elle a perdu son poste de ministre, l’organisme qui était chargé de constituer des réserves a été supprimé et les stocks périmés n’ont pas été remplacés.

En Belgique, la nouvelle de la destruction de six millions de masques vient de provoquer un émoi national et la colère noire du monde médical. Une « réserve stratégique » a été détruite en 2017 ou 2018, sous prétexte que les masques étaient périmés. La ministre De Block avait décidé de ne pas les remplacer, afin de « ne pas gaspiller l’argent des contribuables », raconte le journal Le Monde.

 

Au Canada

Au Canada, le Rapport de 2006 recommandait au gouvernement canadien de constituer des réserves, d’un minimum de 16 semaines, de ventilateurs, de masques N95, de vêtements, de gants et de protecteurs faciaux pour les entreposer dans la Réserve nationale stratégique d'urgence, un organisme créé dans les années 1950.

Un audit réalisé en 2010 a constaté des faits troublants. Les responsables de la santé publique ne savaient pas ce qu’il contenait, ni ce qui était périmé et ce qui ne l’était pas. Le Rapport déplorait que « les acquisitions étaient en fonction des budgets préétablis et des fonds disponibles plutôt que basées sur les analyses des besoins ». Il concluait « à des risques croissants que les ressources ne puissent pas être déployées à temps et de façon efficace ».

En 2018, un rapport de l’Agence de la santé publique du Canada tirait les leçons de la pandémie du H1N1 de 2009. Deux problèmes étaient identifiés : l’absence ou les mauvaises communications entre les différents niveaux de gouvernement et l’absence de capacités de production de matériel médical au Canada et de vaccins, en rappelant qu’en 2009, les États-Unis avaient mis la main sur les deux tiers de la production mondiale de vaccins contre le H1N1.

Le Globe and Mail révélait, dans son édition du 8 avril, que l’auditeur général de l’Ontario a constaté en 2017 qu’étaient périmés 80 % des stocks de 26 000 palettes de masques, visières, aiguilles, désinfectants et thermomètres d’une valeur de 45 millions de dollars. Cela comprenait 55 millions de masques N95. Pourquoi n’ont-ils pas été remplacés ? Parce que le gouvernement n’avait pas prévu de budget à cet effet.

Le Québec n’a pas fait mieux. La porte-parole du ministère de la Sécurité publique Louise Quintin expliquait à la journaliste du Devoir, le 4 avril dernier, que les stocks de matériel sanitaire n’avaient pas été renouvelés par crainte de « gaspiller ». L’État comptait ses sous, on compte maintenant les morts.

 

Pour une enquête publique

Des parlementaires français et belges demandent la tenue de commissions d’enquête sur l’impréparation de leurs gouvernements respectifs. Espérons que nos parlementaires à Québec et à Ottawa seront à la hauteur de leurs homologues européens.

On leur permettra d’emprunter au « bon » Dr Arruda sa formule passe-partout, qui sert aujourd’hui de justification à l’impréparation du gouvernement : « Nous ne sommes pas les seuls, tout le monde le fait ».