Gérer la catastrophe en bon gestionnaire

2020/04/23 | Par Sylvie Woods

Depuis maintenant près d’un mois, nous assistons à la mise à jour du gouvernement Legault sur la pandémie de la COVID-19 mise en ligne rituellement et suivant une litanie toute gestionnaire : le nombre de décès versus le nombre d’hospitalisations, puis le nombre de lits dans les centres hospitaliers disponibles.  Cette représentation comptable de la catastrophe humaine et de la souffrance qu’elle entraîne pour les personnes âgées en institution s’apparente à du délire. 

Dans cette théâtralisation de l’urgence nationale où l’on nous répétait de respecter le confinement pour ne pas nuire aux plus vulnérables de notre société, on apprend maintenant que ce sont les personnes en perte d’autonomie vivant en CHSLD, RPA et RI qui ont majoritairement perdu la vie en quatre semaines.  Près d’un millier d’hommes et de femmes sont morts dans ces «milieux de vie» dont la responsabilité institutionnelle relève du gouvernement et du ministère de la Santé et des Aervices sociaux (MSSS). M. Legault qui a été lui-même ministre de la Santé n’était pas sans savoir que la privatisation accrue des CHSLD depuis 2014, a fait en sorte que ces entreprises privées ne s’étaient pas doté du personnel de soins requis pour protéger ses résidents.

Pendant que l’on déplaçait des personnes âgées malades des centres hospitaliers vers les CHSLD en manque de soignants et souvent sans équipement adéquats, Messieurs Arruda et Legault étaient fiers d’avoir libérer 6 000 lits pour la population active qui aurait besoin de récupérer de la COVID-19. Dans ce contexte où les hôpitaux fonctionnent en temps normal à la limite de leurs capacités (cet hiver, l’attente à l’urgence était au-delà de 15 heures partout au Québec), il semble bien que le risque a été reporté sur les personnes âgées en résidence et CHSLD.

Pendant que les éclosions se propageaient dans les CHSLD de Montréal. Laval, Montérégie et Lanaudière, le MSSS élaborait un protocole à l’aide d’un «comité d’experts indépendants», nous apprenait Le Devoir du 18 avril.[1] Selon cet article, ce serait la Fédération des médecins spécialiste et la Fédération des médecins omnipraticiens qui auraient formulé cette demande de protocole au MSSS.

Les experts y discutent d’allocation des ressources et de la rareté des respirateurs nécessaires aux patients qui reçoivent des soins intensifs en centre hospitalier. Il est sidérant que la problématique de «vie et de mort», telle que présentée par le Dr Arruda soit réduite dans ce protocole à la gestion de  matériel médical, somme toute très restreint face à cette urgence nationale.

Ce que l’on doit comprendre de ce protocole, c’est qu’il y a 6 000 lits qui ont été libérés, mais que les centres hospitaliers disposent de peu de respirateurs. Donc, nos gestionnaires du MSSS familiers avec  la gouvernance par les nombres, calculeront l’incalculable et par un  triage élaboré entre eux, sera décidé qui vivra ou mourra. On précisera toutefois que ce protocole demeure théorique, mais que s’il fallait en venir là….

 

De la théorie à la pratique

Cependant lorsque l’on observe la réalité relatée dans les quotidiens depuis une semaine, on peut déduire que la logique discutée dans ce protocole a fait son œuvre dans les CHLSD. C’est le manque d’équipement de protection et l’absence de soignants qui a opéré un certain triage et qui n’a pas permis de protéger les personnes vulnérables. Conditions reconnues dans le protocole :

«Il faut que les gens aient un potentiel de récupération et de s’en sortir. Ce n’est pas quelque chose qui est fondé sur la discrimination [par l’âge]. » L’espérance de vie à « moyen ou long terme » sera aussi considérée.»

M. Legault et Arruda ont répété que les personnes qui décédaient de la COVID-19 souffraient de maladie chronique donc qu’elles étaient plus à risque d’être infectée.

«Quoi faire si deux patients ont autant de chances de survie, mais qu’il n’y a qu’un seul respirateur ? Il faudra prendre en compte le « cycle de vie », dit le protocole de triage. »

Pour ce qui concerne le «cycle de vie», les personnes âgées sont considérées obsolètes, selon le MSSS. En tant normal et dans les conditions actuelles, le CHLSD n’est-il pas déjà le triage menant au confinement final.

Toujours selon le protocole, les Fédérations des médecins déjà bien installées dans la gouvernance triangulaire avec M. Legault pour gérer la pandémie à travers la Santé publique et le ministère de la Santé,  ont prévu s’allouer un privilège, pour eux, comme allant de soi :

«Dans un contexte similaire, les professionnels de la santé, essentiels en temps de pandémie, seront aussi priorisés. « On veut qu’ils reviennent travailler »»

D’autre part, si les données biologiques telles que le facteur «âge» ou «comorbidité» ne s’appliquent pas, on pourra gérer la vie ou la mort sur un coup de dés :

«Si aucun de ces critères ne permet de trancher, il faudra recourir à la terrible loterie de la mort ou de la vie. « C’est une forme de justice, dit Marie-Ève Bouthillier. Chacun aura eu sa chance. Il n’y aura pas eu de favoritisme. »

Depuis quelques jours, les quotidiens nous rapportent les larmes des soignants et des bénévoles présents dans les CHSLD qui constatent l’injustice, l’état de souffrance et d’indignité des personnes âgées qui ont assumés le risque. Ce sont elles qui ont payé la dette de la pandémie.

«Derrière ces aménagements gigantesques on retrouve la problématique de la limite inhérente au concept de justice, qui sous-tend nos métaphore de la souveraineté, parce qu’il préside à l’ultime  confrontation humaine : la confrontation entre créanciers et débiteurs. La dimension monétaire ne fait que mettre en ordre la scène sacrificielle; à entendre comme l’ordre de justice qui tient la balance entre les créances et les dettes. Anthropologiquement, nous avons là une question centrale, comment dans une société et entre les sociétés, la négativité est-elle distribuée? Ce point nodal, présent dans le Libéralisme comme dans la Révolution depuis l’ère industrielle, est la traduction moderne de la question du sacrifice humain. Que dit là-dessus la techo-science économie? Elle gère la jungle, c’est-à dire le report de la dette sur des classes sociales, des peuples entiers, sur des groupes n’ayant parfois même pas accès à la relation dette/créance. Et dans le montage gestionnaire, le tiers monétaire tient la fonction d’un despote silencieux[2]

Le gouvernement Legault aura été à ce titre un excellent gestionnaire.

 

[1]https://www.ledevoir.com/societe/577289/des-balises-en-cas-de-scenario-catastrophe
Qui aura droit à un lit ou à un respirateur s’il en manque durant la pandémie?  Le Devoir, 18 avril 2020.

[2]Pierre Legendre, De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, Paris, 2001. page 102.

 

Crédit photo : canva.com