À quoi bon s’intéresser aux vieux?

2020/05/13 | Par Réjean Hébert

Professeur titulaire, École de santé publique de l’Université de Montréal, ancien ministre de la santé et des services sociaux et ministre responsable des aînés de 2012 à 2014.

Pendant que l’attention médiatique est tournée à juste titre vers le drame des personnes âgées qui meurent dans les CHSLD ou sont confinées dans les résidences pour aînés, il faut préparer l’après catastrophe. Il faut d’abord analyser les causes profondes de l’impact démesuré de la COVID-19 sur les personnes vivant en milieu de vie collectif. Comment en sommes-nous arrivés là?

Qu’avons-nous fait, ou plutôt qu’avons-nous négligé, pour créer les conditions permettant la survenue d’une telle hécatombe? Mais après l’analyse, il faut rapidement agir; des solutions existent pour corriger la situation et mettre en place des mesures qui préviendront la répétition de ce drame et permettront aux personnes âgées vulnérables de mieux vivre au sein de la société.

Le Québec vieillit : on le répète souvent mais on ne réalise pas à quel point. Dans moins de 15 ans, les personnes de plus de 65 ans constitueront le quart de la population. Le Japon y est déjà et nous dépassons maintenant la plupart des États européens qu’on appelait jadis les « vieux pays ». Ce vieillissement démographique n’est pas une catastrophe, ni sociale, ni économique, ni même sanitaire. Il faut toutefois prendre acte des faits et adapter nos structures et nos services à cette nouvelle réalité.

Force est de constater que nous refusons de voir notre vieillissement collectif; nous refusons de voir les vieux et les vieilles. On recourt même à toutes sortes d’appellations pour masquer la réalité : les âgées, les aînés, les seniors, les sages. Ces pudeurs langagières cachent notre déni profond du vieillissement et des vieux. On continue de se comporter comme une société jeune, à commencer par notre système de santé. Les réformes des dernières décennies ont placé encore plus l’hôpital au centre du système et des institutions alors que les soins des vieux à domicile ou en institution sont relégués à l’arrière-plan. Que ce soit au niveau des budgets, des constructions et rénovations, des préoccupations des gestionnaires, des ressources médicales ou infirmières, du personnel d’aide et de soutien, c’est l’hôpital qui reçoit la priorité.

On s’étonne dans ce contexte qu’il y ait pénurie de personnel en CHSLD : pénurie de préposés pour apporter les soins de base, pénurie d’infirmières pour élaborer et appliquer des plans de soin de qualité, pénurie de médecins pour assurer un traitement adéquat des multiples maladies chroniques et des détériorations aiguës. Ajoutons à cela l’absence d’une gouvernance de proximité et d’une gestion efficace et agile et vous avez là tous les ingrédients pour l’éclosion d’une catastrophe.

 

Une tragédie silencieuse

Mais la crise masque une tragédie silencieuse : les dizaines de milliers de personnes vulnérables qui vivent à domicile. Déjà elles ne recevaient que des miettes de services. Avant la COVID-19, on répondait à peine à 5% des besoins. Or le personnel du soutien à domicile des CLSC a été conscrit pour pallier la crise provoquée par la Covid 19 dans les CHSLD.

Les préposés des Entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EESAD) n’y sont plus : soit ils ont été congédiés ou suspendus pendant la pandémie, soit ils ont migré vers le secteur public plus rémunérateur. Les personnes sont donc laissées sans services : une bombe à retardement qui explosera bientôt dans nos urgences, à moins que ces personnes ne meurent simplement à la maison dans le silence et l’indifférence.

Des solutions existent pourtant. En institution, il faut redonner aux CHSLD leur capacité de gestion et de gouvernance locale et leur accorder un financement à la hauteur de leur mission et des besoins de leurs usagers. Il faut rebâtir une équipe médicale et infirmière dédiée et stable. Il faut enfin revaloriser le rôle, la rémunération et les conditions de travail des préposés.

Mais la vraie solution se trouve à domicile en assurant les soins et services nécessaires au maintien des personnes âgées dans leur milieu de vie en dépit d’une perte d’autonomie. C’est ainsi qu’on préviendra l’exode vers des milieux de vie collectif qui offrent, à des prix souvent prohibitifs, l’illusion de la sécurité et de l’accès à des soins. La crise actuelle illustre de façon spectaculaire que cela n’est que mirage.

 

Les soins à domicile doivent être mieux financés, certes, mais cela n’est pas suffisant. Ils doivent être financés autrement que via les budgets des institutions. À preuve, les 110 millions de dollars que nous avions investis en 2013 (une augmentation sans précédent de 20% du budget des soins à domicile) ne se sont pas traduits par une augmentation des services. Bien au contraire, le nombre de services reçu par les personnes âgées a diminué de façon dramatique de 2011 à 2015 en dépit de cette injection substantielle. Où est allé l’argent ? À l’hôpital pour combler les déficits de ces ogres insatiables.

Il faut donc changer la façon de financer : au lieu de financer les établissements, financer plutôt les personnes. C’est ce qu’ont fait de nombreux pays comme le Japon, la France et les pays d’Europe continentale en implantant des assurances publiques des soins à long terme. C’est ce que proposait le projet d’assurance autonomie que nous avons mené de 2012 à 2014 pour le gouvernement Marois.

Le fonctionnement est simple :

1) on évalue les besoins des personnes (on a déjà un outil pour ça, le Système de mesure de l’autonomie fonctionnelle),

2) on détermine le plan d’intervention et l’allocation des services (on a déjà des professionnels qui font ça : les gestionnaires de cas),

3) on attribue une allocation basée sur les besoins (on a déjà un outil de gestion pour faire ça : les Profils Iso-SMAF),

4) on crée un fonds spécifique protégé qu’on alimente régulièrement ($150 à 200 millions ajoutés annuellement pour atteindre plus de $2 milliards d’ici 15 ans),

5) la personne décide à quels services sera dédiée l’allocation et qui donnera le service : le CLSC, l’EESAD, l’organisme communautaire, l’entreprise privée ou dans certains cas l’employé ou la proche aidante.

Tout était prêt : la consultation publique suite au Livre blanc avait recueilli un très large appui, le Projet de loi était déposé, les outils informatiques et de gestion étaient développés. Mais les élections anticipées ont fait avorter le projet.

Il faudra bien y revenir. Peut-être que la crise permettra à ce phénix de renaître de ses cendres. C’est une évolution incontournable pour rebâtir un système de soins et de services à domicile de qualité, adapté à la population d’aujourd’hui. Il faut permettre aux personnes de vieillir là où elles ont choisi de vivre avec l’assurance de recevoir les services dont elles ont et auront besoin.

Sinon, à quoi bon avoir consacré ma vie professionnelle à promouvoir le soutien à domicile, à développer et valider des outils pour mesurer l’autonomie et pour gérer les services, à inventer un modèle d’intégration de services basé sur des gestionnaires de cas, à assurer le transfert de ces innovations dans le réseau, à former des étudiants en recherche et en clinique, à créer des structures de centre, réseau et institut pour stimuler la recherche sur le vieillissement, à intervenir dans des groupes de travail et des commissions, à quitter le confort de la vie académique pour porter le message en politique, d’abord à Québec puis plus récemment à Ottawa.

À quoi bon quand des milliers de personnes âgées meurent dans les institutions et que d’autres souffrent à domicile ou sont forcées de déménager dans des résidences collectives coûteuses. À quoi bon répéter encore et encore dans les médias ou chuchoter en coulisse à l’oreille des fonctionnaires ou des politiques pour qu’enfin on prenne les moyens pour adapter la société et ses services aux besoins des personnes vulnérables. Je le fais depuis 35 ans et continuerai de le faire jusqu’à mon dernier souffle, fût-il au fond d’un lit en CHSLD.

 

Crédit photo : canva.com - Life Of Pix