Black Lives Matter, le renouveau militant

2020/06/01 | Par Sylvie Laurent

Ce texte a été publié dans Manière de voir, no. 149, octobre-novembre 2016

Sylvie Laurent est enseignante à Sciences Po Paris. Auteure de Martin Luther King. Une biographie, Seuil, Paris, 2015.

À l’heure où, comme après chaque spasme racial, la moulinette à déni s’empare du débat public américain, où l’on appelle à une « discussion » pour régler des « tensions mutuelles » et « restaurer la confiance », et où certains suggèrent, toute honte bue, que les protestataires sont complices voire coupables des assassinats de Dallas, quelques vérités s’imposent. Au moins 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le 1er janvier 2016. Pas un seul des auteurs des coups de feu meurtriers n’a été emprisonné à ce jour. Si les hommes noirs ne représentent que 6 % de l’ensemble de la population, ils constituaient 40 % des civils désarmés tués par la police en 2015. À la différence des banlieues calmes de la classe moyenne blanche, les « communautés de couleur » (colored communities) sont en contact permanent avec les forces de l’ordre, sciemment surveillées et punies depuis les années 1970 par un État policier qui, non sans évoquer le paradigme colonial, cherche à « pacifier » le ghetto. C’est cette folie qui motiva l’action des Black Panthers en leur temps.

Les Panthers, fondées en 1966 comme alternative radicale au mouvement réformiste des droits civiques, avaient une tactique révolutionnaire pour lutter contre la brutalité policière. Patrouillant dans les rues d’Oakland en arborant leurs fusils (chose légale en Californie), ils surveillaient les voitures de police. Dès qu’une interpellation avait lieu, ils se postaient à distance légale, une dizaine de mètres, et observaient très attentivement la scène, au grand malaise des policiers, contraints de mesurer leurs gestes.

À l’été 2016, il est toujours aussi nécessaire de surveiller la police, ce qu’ont bien compris les enfants de Martin Luther King, de Malcolm X et des Black Panthers. Ce sont ainsi les membres du collectif Stop the Killing Inc. qui, patrouillant à leur tour dans les rues, ici de Baton Rouge en Louisiane, ont filmé l’altercation fatale entre deux policiers blancs et le jeune Alton Sterling, exécuté d’une balle en pleine poitrine. Une fois encore, la vidéo établit le crime. L’arme exhibée aujourd’hui par les activistes est donc le téléphone portable, qui permet de filmer et de mettre en ligne très rapidement, voire en direct, les scènes de mise à mort de jeunes Noirs désarmés. Mais il est aussi vain d’imaginer poster un militant des droits humains derrière chaque policier dans les quartiers populaires que de croire qu’y installer des caméras portatives constitue une prophylaxie efficace.

La nouvelle génération des militants pour la justice raciale n’est ni dupe des réseaux sociaux, dont elle connaît les limites, ni ignorante de l’asymétrie prodigieuse entre leurs armes à eux et celles d’une Amérique blanche déterminée à ne pas voir et à ne pas entendre. Il faut donc crier des slogans pour la sortir de sa surdité, et lui imposer des images intolérables. Mais, pour obtenir justice, il faut davantage encore : occuper les rues, défiler, contredire la machine médiatique. Et scander l’évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent : Black Lives Matter.

Ce n’est pas un hasard si c’est à Oakland, la ville des Black Panthers, qu’a grandi Mme Alicia Garza, la principale fondatrice du mouvement. On y trouve l’une des principales communautés noires de Californie, qui est aussi l’une des plus engagées — comme on l’a vu en 2011 avec Occupy Oakland, où s’est opérée la fusion entre les militants de la question sociale et ceux de la justice raciale. C’est par ailleurs dans cette partie du pays que Ronald Reagan organisa au début des années 1980 le commerce du crack avec le Nicaragua (1). Ce caillou cocaïné décima les ghettos noirs, tout en servant de prétexte à une « guerre contre la drogue » qui fit du Noir un criminel par nature et provoqua l’explosion du nombre d’Afro-Américains incarcérés. La Californie est aujourd’hui un État modèle pour ses prisons privées, sa ségrégation spatiale exemplaire et son austérité budgétaire organisée, dont les minorités sont les principales victimes.

Mme Garza, animatrice sociale auprès d’employés de maison dont elle voit l’exploitation, sait ce que le racisme structurel signifie et connaît la façon dont toutes les institutions du pays collaborent à l’oppression des minorités. Aguerrie, elle s’étrangle pourtant de rage et de chagrin lorsque, en juillet 2013, l’agent de sécurité George Zimmerman est acquitté par la justice. Avec cet énième acquittement en effet, le jury affirmait que les déambulations du jeune Noir Trayvon Martin dans le quartier cossu de Sanford (Floride) justifiaient l’interpellation au faciès. L’indocilité du « suspect », continuait la cour, établissait la légitime défense. Indignée comme des millions d’autres, Mme Garza laisse un message de solidarité sur un réseau social qui se conclut par « Nos vies noires comptent ! ». Deux de ses amies, Mme Patrisse Cullors, de Los Angeles, et Mme Opal Tometi, de Phoenix, la rejoindront pour lancer le hashtag #BlackLivesMatter, matrice d’une communauté de révoltés. L’expression, si évidente mais si nécessaire pour les millions de Noirs qui constatent que l’on ignore quotidiennement leur droit à la vie, devient un cri de ralliement.
 

Le marxisme féministe d’Angela Davis comme source d’inspiration

Le mouvement est vraiment lancé en 2014, d’abord sur Internet. Ses ambitions sont d’emblée politiques. La mort de Mike Brown à Ferguson, dans le Missouri, et le sentiment d’outrage qui en découle catalysent l’activisme noir. En une année, l’association Black Lives Matter (BLM) essaime dans tout le pays, installant vingt-trois antennes locales. Elle devient emblématique d’un mouvement contestataire rassemblant en réalité bien d’autres groupes, tels Black Youth Project 100, Dream Defenders, Million Hoodies ou Hands Up United. Ensemble, ils coordonnent des manifestations pacifiques mais intraitables dans leur demande de justice et d’égalité. La répression policière dont ils font l’objet à Ferguson, alors que M. Darren Wilson (le meurtrier de Brown) a été blanchi par un grand jury, renforce leur détermination mais aussi l’intérêt médiatique qu’ils suscitent. Ils finissent par contraindre le gouvernement et les autorités locales à ouvrir des enquêtes sur des comportements que l’on ne peut plus guère qualifier de « bavures ».

« Nous ne sommes qu’une part d’un mouvement qui existe depuis des siècles, c’est seulement que le pays a atteint un point de non-retour (2», explique Mme Cullors, qui ne veut pas que BLM soit érigé en réceptacle de l’affliction noire, ce que les Églises noires continuent admirablement de faire depuis deux siècles et demi. Rejetant la structure pyramidale et les logiques traditionnelles d’autorité, les militants de BLM se méfient également de la cooptation des grandes figures des droits civiques, telles que MM. Al Sharpton et Jesse Jackson. Décentralisé, le groupe est guidé par trois femmes qui refusent la personnalisation et laissent à d’autres la parole publique, en particulier au jeune Noir et homosexuel DeRay McKesson. Patriarcat, impérialisme, exploitation économique et racisme sont des fléaux frères qui sont abordés comme tels. Les militants agissent sur le terrain auprès de groupes de couleur traditionnellement négligés par les plus progressistes : les prostituées, les homosexuels, les transgenres, les prisonniers, les clandestins… en somme, ceux des opprimés qui paient leur couleur de peau au carré. En ce sens, le marxisme féministe d’une Angela Davis leur a ouvert la voie.

À l’automne 2014, ils organisent des interventions dans les grands centres commerciaux du pays, à l’heure des soldes et du débat sur le salaire minimum que nombre des enseignes ainsi perturbées continuent d’ignorer. Sur les campus universitaires, les sympathisants de BLM mettent en cause le racisme sous-jacent des programmes et du personnel au pouvoir. Ils veulent que l’on repense l’histoire américaine et ses héritages inavoués. Durant l’été 2015, les jeunes militants, le plus souvent des femmes, entreprennent d’interrompre les meetings politiques des candidats faisant campagne pour l’élection présidentielle. Ils testent en particulier la sincérité des engagements démocrates sur la justice raciale en demandant aux candidats aux primaires de réaffirmer publiquement que « les vies noires » en effet « comptent ». La plupart des personnes interrompues offrent de piètres réponses, mais M. Bernie Sanders, maladroit sur le moment, réoriente ensuite radicalement sa campagne, intégrant à son programme une exigence de BLM : la suppression des peines planchers pour les délits non violents (telle la consommation de drogue) afin de mettre fin à l’hyperincarcération des minorités. Si M. Sanders fut le plus chahuté, c’est que ses idées étaient à l’unisson des revendications de BLM, qui considère la brutalité policière comme un aspect parmi d’autres du paradigme inégalitaire.
 

Le harcèlement policier, une gestion néolibérale de l’ordre racial

Black lives matter offre en effet une analyse globale de la société, réclamant comme Martin Luther King que ses fondamentaux soient repensés, à commencer par la logique du marché total. La police américaine, gérée en surface par les collectivités locales, est en réalité animée par une idéologie qui s’est emparée de toute la nation depuis les années 1970 et s’est exacerbée depuis le 11 septembre 2001 : la gestion néolibérale de l’ordre racial. Les forces de l’ordre déployées dans les ghettos et les communautés populaires apparaissent comme les agents d’une gestion managériale de la pauvreté qui dépasse de loin les préjudices individuels qu’ils causent. Ce que BLM a rendu public, et que bien des universitaires et activistes avaient également dénoncé, est que le harcèlement policier est une stratégie pensée d’adaptation aux politiques de rigueur budgétaire, en particulier à la baisse continue des impôts, qui prive les collectivités locales des moyens de fonctionner. L’extorsion des plus vulnérables par l’entremise de la police a donc été orchestrée. À Ferguson, la mort de Michael Brown a permis de révéler les motivations de la police locale dans son acharnement à distribuer contraventions et amendes arbitraires dans les quartiers noirs. Parce qu’elles n’ont guère les moyens de recourir à un avocat et qu’un refus de payer entraîne une convocation au tribunal, les familles noires sont une cible lucrative : ce racket légal représentait la deuxième source de revenu de la ville jusqu’en 2015. À elles seules, les infractions au code de la route (comme un clignotant cassé ou le fait de traverser en dehors des clous) constituaient 21 % du budget de Ferguson.

On ne sait ce qui — de sa critique des corruptions tacitement acceptées ou de l’enracinement d’un racisme dont la violence policière n’est que la pointe émergé — suscite le plus rapidement l’hostilité à l’égard de Black Lives Matter. Mais un contre-discours redoutable, plus actif aujourd’hui que jamais, s’élabore dès 2014 pour entraver son ascension. Les syndicats de la police furent les premiers à qualifier l’organisation de « raciste » et d’« anti-flics » ; nombre d’éditorialistes et d’élus lui opposent qu’il est absurde de clamer que les « vies noires » importent car, osent-ils affirmer sans scrupules, « toutes les vies comptent ». M. William Clinton a publiquement accusé les militants de défendre les gangs « qui vendent du crack » et « tuent des enfants noirs ». Impopulaire dans l’opinion, BLM est accusé de semer la division.

Quant au président Obama, toujours avide de concorde nationale, il est dépassé par la ferveur des activistes. Paradoxalement, sa plus grande victoire sur le champ de bataille racial, qu’il aura assez largement déserté, est précisément l’apparition de cette nouvelle génération de militants, résolue à déconstruire le grand mythe post-racial qu’il a suscité et à reprendre la lutte là où leurs aînés l’avaient laissée.

(1) Pour lutter contre le gouvernement sandiniste, socialiste et donc potentiellement subversif, la Central Intelligence Agency (CIA), sur ordre de Reagan, décida de financer la dissidence autoritaire des Contras en autorisant notamment leur enrichissement par le trafic de drogue — dont le crack — et sa distribution aux États-Unis.

(2) « Black Lives Matter founders describe “paradigm shift” in the movement », National Public Radio, 13 juillet 2016.

 

 

Crédit photo : New York, 2014, The All-Nite Images