Ethnie-fiction et indépendance

2020/09/09 | Par Charles Castonguay

Dans une chronique intitulée « Blues souverainistes », Louis Cornellier soulignait dans Le Devoir du 8 août dernier que « le poids démographique des Québécois d’ascendance canadienne-française diminue sans cesse. Le chercheur Charles Gaudreault a montré qu’il était passé de 79 %, en 1971, à 64,5 %, en 2014 ». De quoi semer le désarroi parmi ceux qui aspirent à l’indépendance du Québec.

On peut être porté à raisonner qu’à ce rythme, et dans la mesure où les partisans de l’indépendance seraient à peu près exclusivement des pure-laine, il faudrait l’appui d’environ 80 % d’entre eux pour obtenir une majorité de Oui à un référendum tenu aujourd’hui. Et davantage encore à un référendum tenu demain. Méchant contrat.

Ugo Gilbert Tremblay s’appuie en effet sur les chiffres de Gaudreault pour nous servir un enterrement en règle du mouvement indépendantiste (voir son « Bref précis de démographie politique », L’Inconvénient no 81, 2020). Selon Gilbert Tremblay, « un réalisme démographique élémentaire [commande que] la souveraineté [dépend], pour avoir des chances d’advenir, du poids des Canadiens français et de leurs descendants dans la population québécoise ».

« Or, se délecte-t-il, qu’en est-il exactement ? Quelle est la réalité sur laquelle plusieurs parmi les souverainistes préfèrent fermer les yeux ? Dans une étude parue en 2019 dans la revue Nation [sic] and Nationalism, le chercheur Charles Gaudreault a voulu jeter un regard froidement objectif sur la question […] En s’appuyant sur les données démographiques les plus fiables [Gaudreault conclut] que, de 1971 à 2014, [le poids] des Canadiens français est passé de 79 % à 64,5 % […] En projetant sur les prochaines décennies un flux migratoire comparable à celui des années précédentes, Gaudreault prédit que les Canadiens français deviendront minoritaires en sol québécois dès 2042 et  que leur poids ne sera plus que de 45 % en 2050. »  Gilbert Tremblay termine, railleur : « Il me semble qu’un souverainiste mature devrait être capable de réfléchir – sans hargne ni rancune – aux implications de ces changements démographiques. » 

Rhétorique implacable. Fondée, toutefois, sur une étude bidon.

L’étude de Gaudreault est truffée d’approximations, de faussetés et d’incohérences. Par exemple, le « groupe ethnique canadien-français » de Gaudreault serait formé des descendants des colons français arrivés entre 1608 et 1760, mais il utilise la population québécoise qui s’est déclarée d’origine française au recensement de 1971 pour estimer leur effectif, alors que cette population compte de nombreuses personnes qui ne descendent pas uniquement des premiers colons ainsi que de nombreuses autres qui n’en descendent pas du tout. Autre exemple, il soutient qu’en 1971 les répondants ne pouvaient indiquer qu’une seule origine. Faux. Ils pouvaient parfaitement en déclarer deux, trois ou plusieurs (Statistique Canada a tout simplement éliminé les déclarations multiples avant la publication des données, en assignant à chaque répondant en cause une seule de ses origines déclarées). Gaudreault affirme encore que les données de 1971 sont les dernières observations fiables sur l’origine ethnique depuis 50 ans du fait qu’elles se fondent sur des « choix fermes », alors que tous les recensements suivants ont procédé par auto-énumération. Faux toujours. La cueillette de données par auto-recensement a débuté en 1971 même, et Statistique Canada a recueilli des données tout aussi fiables jusqu’en 1991 inclusivement, soit jusqu’à ce que l’organisme fasse à partir de 1996 la promotion de la réponse « Canadian/canadienne » comme origine.

Les projections de Gaudreault excluent ensuite tout nouvel apport – même celui de nouveaux immigrants français – à sa population de départ, sous prétexte que la population d’origine française énumérée en 1971 représente les descendants des premiers colons, alors qu’elle découle aussi de deux bons siècles d’assimilation par voie de métissage ou d’adoption de personnes d’origine allemande, amérindienne, irlandaise, etc. ainsi que d’un siècle de nouvelle immigration française depuis 1870. Pas surprenant, alors, qu’à force de faire mourir une population fermée et foncièrement sous-féconde, Gaudreault aboutisse, sous l’hypothèse d’une immigration non-française abondante et soutenue, à un moignon de « Canadiens français ». Semblable appareil de projection réduirait en peu de temps n’importe quelle majorité à un statut minoritaire.

Notons qu’après une répartition égale des déclarations d’origines multiples entre les origines déclarées, le poids de la population d’origine française recensée en 1991 s’élevait encore à 77,5 %, soit une baisse de seulement 1,5 point de pourcentage depuis 1971. Par comparaison, les « descendants de Canadiens français » de Gaudreault en perdent 5, plongeant en 1991 à 74 %. Chiffre déjà nettement alarmiste, donc.

Que Nations and Nationalism ait prisé l’œuvre de Gaudreault ne surprend pas. Le politologue canadien Eric P. Kaufmann, que Gilbert Tremblay qualifie de « grand spécialiste de la démographie politique », en est coéditeur. Il a signé l’an dernier Whiteshift: Populism, Immigration, and the Future of White Majorities (Abrams Books, 2019). Selon Gilbert Tremblay, Kaufmann soutient dans ce « livre important » que « l’opposition à l’immigration et la montée de la droite populiste [sont directement liées] à la vitesse du déclin de la majorité ethnique d’un pays ». Ethnique, dites-vous ? « White » désigne clairement une race. Tout pour se faire remarquer, quoi, fût-ce au prix de titiller le suprémacisme blanc.

Dans le dossier « Langue et démographie : Avis de tempête » de L’Action nationale de mars 2020, Gaudreault reprend l’essentiel de son étude sous le titre « L’impact de l’immigration de masse sur le poids de l’ethnie canadienne-française au Québec », bonifié de quelques pages supplémentaires touchant « Le recensement et les statistiques sur les citoyens de langue française au Canada ». Il y répète que les dernières données de recensement valables sur l’origine ethnique remontent à 1971 et accuse Statistique Canada sept fois (!) plutôt qu’une de ne pas avoir recueilli de données valables sur la langue depuis le même recensement, ce qui est proprement délirant. Il se permet même quelques remarques gentiment racistes visant Navdeep Bains et Anil Arora, respectivement Ministre responsable et Statisticien en chef de Statistique Canada, tous deux d’ascendance indienne.

Un discours aussi mensonger que malsain. Que voilà un beau « regard froidement objectif » !

Rappelons que c’est nul autre que Jean Chrétien, un p’tit gars de Shawinigan, qui a approuvé l’ajout de « Canadian/canadienne » à la liste de réponses proposées à la question sur l’origine ethnique, ce qui a eu pour effet de saboter l’information sur la population d’ascendance française à partir du recensement de 1996. Son ministre des Affaires intergouvernementales Stéphane Dion s’est dit par la suite enchanté que plusieurs millions de Canadiens se soient subséquemment déclarés d’origine « canadienne » plutôt que française.

C’est d’ailleurs en fonction de la langue, et non de l’origine, qu’on juge du degré de maintien du caractère français du Québec ou de l’appui éventuel à l’indépendance. Le poids de la population québécoise parlant le français comme langue principale à la maison est d’abord passé de 80,8 % en 1971 à près de 83 % en 1991, puis est revenu à 80,6 % en 2016. Dans cette optique, même si la tendance à la baisse est devenue très rapide depuis 2001, tout ne serait pas encore perdu.