Audubon et Provost

2020/09/11 | Par Simon Rainville

Le roman de Louis Hamelin Les crépuscules de la Yellowstone avait tout pour me plaire. Voilà un romancier de talent qui s’attelle à suivre le voyage vers l’Ouest de 1843 du grand naturaliste américain John James Audubon et du coureur des bois québécois Étienne Provost, prétexte à une réflexion sur notre rapport à la nature en ce monde désenchanté, sur notre américanité mal assumée et sur ce pays qui ne cesse pas de ne pas arriver. Hamelin en profite pour examiner son parcours en tant que « cinquième ou sixième aspirant au titre d’écrivain national d’une nation chroniquement inexistante ». Je n’ai toutefois pas que de bons mots pour le roman.

Hamelin peine parfois, surtout en début de roman, à ne pas tomber dans la biographie classique. Et pourtant, il s’agit bien de fiction, notamment parce qu’il prend des distances avec l’histoire. Ce procédé d’histoire-fiction, qu’il avait déjà utilisé dans La constellation du lynx alors qu’il affirmait que la Crise d’Octobre n’était pratiquement rien d’autre qu’un coup monté par le gouvernement fédéral, pose parfois problème en ce qu’il joue sur la mince ligne de la véracité du roman. Les explications qui motivaient ce choix, qu’il a fournies dans l’essai Fabrications, n’étaient pas toujours limpides et convaincantes, comme je l’ai écrit à l’époque.

Malgré l’intérêt du roman et le talent de l’auteur, un certain agacement ne m’a pas quitté tout au long de ma lecture. Disons que l’Audubon et le Provost qu’il nous présente sont plutôt unidimensionnels. Et c’est à ce moment que j’ai mis le doigt sur l'irritation ressentie en lisant son roman précédent, Autour d’Éva : le cynisme rampant d’un Hamelin qui semble revenu de tout.

C’est comme si Audubon méritait notre attention, certes, mais qu’il fallait insister sur ses travers de tueur d’animaux libidineux, tout comme Provost devait répondre au portrait stéréotypé du Canadien français gauche, bourru et sauvage.

Pourtant, Serge Bouchard a dressé un portrait plus nuancé de Provost dans De remarquables oubliés et l’historien français Gilles Havard montre un homme complexe et inspirant dans L’Amérique fantôme. Et dire qu’Hamelin s’en prend, dans une belle tirade, à la folle morale postmoderne qui demande au passé de montrer patte blanche selon nos valeurs pour être digne de respect.

Dans Autour d’Éva, les écologistes étaient aussi dépeints sous leur pire jour. Les felquistes qu’il présentait dans La constellation du lynx manquaient eux aussi de profondeur alors que les enquêteurs se voyaient montrer davantage de déférence.

Hamelin n’est pas dupe et admet que, à l’instar d’Audubon, « ses jugements [se sont] durcis avec l’âge », et que « plus grand-chose ne trouve grâce à (s)es yeux » dans ce monde en train de lui échapper, lui qui se sent comme un « has been ». Pour le dire simplement, on ne sent pas de respect et d’empathie de sa part pour ses personnages et l’on se demande pourquoi il s’y intéresse.

Si ces considérations sur sa vision du monde sont sévères, il n’en demeure pas moins que Les crépuscules de la Yellowstone montre le talent de romancier d’Hamelin. Il sent d’ailleurs le besoin de se mettre en scène, comme il l’avait fait dans son essai Fabrications. Cette ego-fiction est ici plus intéressante puisqu’elle permet une mise à distance et une réflexivité – par exemple sur son propre vieillissement, miroir du vieillissement d’Audubon – et n’est pas seulement un dispositif narratif.

Il nous avait déjà montré, dans ses romans et nouvelles tout autant que dans ses chroniques au Devoir, son intérêt marqué pour la nature. Ici, cependant, Hamelin fait de la nature un sujet aussi important que l’histoire des protagonistes, véritable plaidoyer pour le respect de la nature, statistiques à l’appui. La destruction perpétuelle des espèces qu’Audubon souhaite collecter pour ses projets d’illustrations de la faune américaine donne à réfléchir à la perte du sauvage.

Comme l’expliquait l’historien Romain Bertrand, les gens du 19e siècle cherchaient à montrer leur amour de la nature en l’épinglant sur des fiches signalétiques. Drôle de paradoxe que de tuer la vie afin de la célébrer. Néanmoins, ils s’attachaient à décrire la nature le plus justement possible, à nommer Le détail du monde, pour reprendre le titre de Bertrand, alors que nous cherchons à fuir sa complexité au profit d’une uniformisation rassurante mais, nous le voyons bien, dangereuse.

La double trame – la grandiose aventure d’Audubon et Provost et la triste réplique d’Hamelin remontant leur trace dans des États-Unis moribonds – devient prétexte à mesurer la distance entre le 19e siècle et notre époque délimitée, désenchantée, calfeutrée, où il est impossible de nommer le monde puisque tout a déjà été normé, même si cela n’est pas tout à fait vrai puisque de nouvelles espèces apparaissent, comme le montre le croisement entre des grizzlis et des ours polaires, capables d’enfanter sur plus d’une génération et donc de créer une nouvelle race de nanoulak.

Cela ne saurait cependant faire oublier l’incroyable extinction dont la planète est le théâtre et Hamelin rappelle que notre rapport problématique à la faune et à la flore existait déjà à l’époque d’Audubon. Il s’agit d’un problème culturel plus que technique et technologique.

Néanmoins, la création de nouvelles espèces, comme le rappelle le philosophe Baptiste Morizot dans Pister les créatures fabuleuses, montre que tout n’est pas perdu, qu’il faut inventer des solutions métisses pour la suite du monde, à l’instar du nanoulak. Or, le cynisme n’est pas le meilleur allié de la créativité et nous savons qu’il est monnaie courante alors qu’il faudrait tant s’en éloigner.

S’en éloigner aussi afin d’imaginer un Québec-pays, qui accepte pleinement son américanité et son originalité. Audubon et Provost nous rappellent notre américanité profonde, le lien qui nous lie à la terre d’Amérique, ce que Bouchard et Havard, de façons différentes, martèlent depuis des années : nous sommes ceux par qui la « découverte » concrète du continent s’est souvent faite et par qui les liens avec les autochtones se sont établis.

Si Audubon, Français américanisé, est le symbole de la culture française ayant façonné ce continent, Provost est le reflet de notre subordination après l’échec de la lutte patriote. C’est bien en subalterne que Provost entre dans l’histoire, même si, emblème subtil de notre condition ambiguë, il n’est jamais pleinement soumis, mais jamais pleinement maître non plus. Et si c’est bien de lui dont a besoin Audubon pour mener à terme son projet, c’est Audubon qui rayonne dans l’histoire des sciences.

Hamelin ne s’est d’ailleurs pas trompé : Audubon est le personnage central. Et ça nous ramène à notre triste désintérêt envers nous-mêmes : un homme ayant marché des milliers de kilomètres ne mérite même pas qu’un roman lui soit consacré… C’est par le truchement de l’expérience de ce Français américain que nous entrons en scène. Pourtant, nous sommes des Étienne Provost, « frappé[s] d’insignifiance historique ». Hamelin reconnaît justement être lui-même « l’irrécupérable ti-clin crucifié au petit contexte kundérien », c’est-à-dire un romancier provincial qui passe sous le radar des « grandes littératures », tout comme Provost est le ti-clin d’Audubon.

Mais le plus triste est qu’un roman sur Provost n’aurait probablement pas attiré les foules là, alors que la figure d’Audubon permet d’espérer de bonnes ventes. N’est-ce pas là un reflet sans équivoque de notre condition?

Et les bras me sont tombés en lisant Hamelin conclure sa réflexion, en fin de roman, en affirmant que même si « notre langue et notre culture ser[ont] certainement éradiquées », des « gens comme moi trouv[ent] une perverse forme de consolation dans l’accélération des changements climatiques, puisque maintenant ce n’[est] plus seulement nous qui [sommes] foutus ».

Arrêter de se percevoir cyniquement pour s’assumer en tant que Québécois et redécouvrir un regard généreux sur la nature dont nous sommes partie prenante relèvent du même combat, celui de préserver le détail du monde.