Pour des écoles politiques de salarié-e-s

2020/09/22 | Par Guy Roy

Lettre aux syndicalistes québécois, 

Comme scientifique de la politique, je m’intéresse particulièrement à la condition des salarié-e-s que vous représentez. À vrai dire, je pense qu’ils et elles sont à la base de toute l’évolution de nos sociétés démocratiques, des sociétés en constante progression sous la pression politique des différentes forces qui les animent. Biodiversifiées, comme les forêts par exemple, nos sociétés subissent différents chocs ou accumulations de pression qui les travaillent continuellement de l’intérieur.

Je pense que les salarié-e-s sont parmi ces forces fondamentales qui taraudent les différentes sociétés. Ils et elles constituent les forces productives qui, avec les sciences et les techniques, évoluent continuellement et initient ainsi les changements et progrès durables de société. Cela se traduit par des remises en question perpétuelles du pouvoir politique auquel vous êtes habitués de travailler vous-mêmes comme représentant-e-s de salarié-e-s en demandant des décisions ou des lois favorables.

Dans ce contexte de politisation des rapports entre les salarié-e-s et la société en général, vous n’êtes pas sans savoir toute l’importance qu’ont les lois dans la vie quotidienne des salarié-e-s, qu’ils-elles soient syndiqué-e-s ou non. Le rôle de syndicats, éminemment démocratique, comme école d’apprentissage pour l’évolution de ces lois, i.e. des règles qui régissent, non seulement les rapports avec le pouvoir ou les employeurs, mais entre tous les membres de la société, est fondamentalement une œuvre politique, mais dans le sens étroit du terme.

Il n’y a pratiquement pas de rapports sociaux qui ne soient pas conditionnés par votre influence. Même la famille, cellule de base de la société, est régie par des règles sur lesquelles les syndicats ont eu une influence notable autour de la conciliation travail-famille, par exemple. Le rôle des politiques, les règlements municipaux, le recyclage des déchets, la régie des eaux, l’exploitation des forêts, l’école, l’université, … semblent des sujets très éloignés des rapports entre salarié-e-s et employeurs. Pourtant, il n’y a rien de tout ça qui ne soit pas du domaine d’intervention des salarié-e-s eux-elles-mêmes, syndiqué-e-s ou non.

Ces temps-ci la santé ou les soins des enfants, en général, semblent particulièrement touchés par la condition de salarié-e. À mesure qu’ils s’y intéressent, les syndicats font de tous les domaines de la vie en société des secteurs imprégnés des conditions faites aux salarié-e-s. Je pense à la restauration, par exemple, où on commence à organiser des syndicats. Même la culture, comme le cinéma, la chanson ou le théâtre par exemple, ne sont pas à l’abri d’une intervention de ceux que vous avez l’habitude de représenter. Ainsi les syndicats d’artistes surveillent les droits d’auteurs. Et que dire des enfants pauvres qui bénéficient des témoignages de travailleurs sociaux syndiqués. Et j’en ignore volontairement. Les exemples pullulent. Vous les connaissez encore mieux que moi.

Au coeur de l’État ou dans tous les secteurs du privé, des PME aux grandes entreprises, les salarié-e-s, et donc vous comme leurs représentants, vous intervenez et influencez toute la société dans des rapports politiques indéniables qui la font évoluer. On le voit même au sein de transnationales comme les GAFA. Les salarié-e-s prennent publiquement position contre leurs employeurs sans même être syndiqués. On a vu, par exemple, les syndicats québécois prendre sous leurs ailes la grande cause des femmes. Ne prendront-ils pas position sur les Autochtones, les Noirs ou les immigrants, si ce n’est pas déjà fait ? N’ont-ils pas des liens même à l’international qui en font des ambassadeurs de notre peuple bien avant les politiques au sommet de l’État ? Et l’international ne revient-il pas à un contact permanant avec la planète entière ?

Au-delà du rôle social et politique des syndicats québécois qui s’intéressent maintenant à tous les domaines où des salarié-e-s interviennent, n’y a -t-il pas lieu de professionnaliser encore plus leur rôle en accentuant le côté scientifique des moyens mis à la disposition de vos membres ?

Ainsi donc pourquoi ne pas voir dans les salarié-e-s les agents politique bien réels de leur propre cause ? Bien sûr, votre organisation mobilise les salarié-e-s comme agents de changement dans les circonstances où les liens avec la politique sont évidents. En cas de fermeture d’usine, d’amélioration du code du travail, de relation avec l’État, vous demandez à vos membres de s’impliquer avec vous, massivement ou pas, dans des moyens de pression en y participant, pour fortifier vos interventions. Mais la question va au-delà de l’utilisation instrumentale de vos membres.

Cette situation de votre organisation en fait une école de lutte indéniablement politique. On a vu les ouvriers de la Davie de Lévis occuper le bureau du ministre représentant québécois du Parti Libéral du Canada dans le cadre d’un Plan de Construction Naval du Canada qui ne s’appliquait pratiquement pas au Québec. Dans les cas de fermetures d’usine, courantes en société capitaliste mondialisée, vous interpelez un ministre de nature économique. Pour les garderies, c’est le ministre de la Famille qui est pris à partie. En écologie, vous revendiquez la création d’emplois verts et nouveaux pour voir venir de loin ce virage essentiel où des emplois bien réels sont menacés.

Mais comme les femmes s’organisent pour inciter leurs soeurs à faire de la politique, pourquoi les salarié-e-s ne retrouveraient-ils-elles pas dans leurs organisations syndicales des incitatifs à se présenter à l’Assemblée Nationale de leur propre chef, autrement qu’attiré-e-s par des partis qui exigent de les coopter dans ce domaine sans leur offrir une garantie du maintien d’un statut politique de salarié-e-s ou de représentant-e-s de leur classe. Cela pourrait s’appliquer à vous aussi comme syndicalistes.

Pour ma part, je rêve d’une Assemblée Nationale à majorité de salarié-e-s. Elle aurait un contact avec le réel bien plus approfondi, non seulement des milieux de travail, mais de toute la société où agissent ces salarié-e-s en majorité, de la fonction publique à tous les divers aspects de la production de biens, de services ou de savoirs. Bien que la société ne soit pas hostile aux salarié-e-s en tant que telle, elle ne leur est pas non plus favorable à cause de l’hégémonie des entrepreneurs ou des hauts fonctionnaires non-élus dont on prend pour acquis qu’ils dirigent sans être influencés par l’opinion.

On a vu dans le passé des syndicalistes passer au rôle de politiques. Certains ont encore des scrupules à le faire pour ne pas trahir ou abandonner leur cause. D’ailleurs, cela serait bien indirect et leur confierait-on le ministère du Travail ? Un professeur ministre, non formé politiquement à faire prévaloir les intérêts de ses confrères, peut-il agir en ce sens ? Un homme d’affaires verra-t-il, au même titre qu’un salarié ayant une vaste expérience dans plusieurs domaines de travail, comme c’est le cas de plus en plus des jeunes, les problèmes de société dont les politiques doivent se préoccuper ? La CAQ a choisi un avocat d’affaire qui ne plaide pas pour les travailleurs, mais il se positionne « entre deux chaises », veillant aux rapports bien mal ordonnés des salarié-e-s et des employeurs dans la société capitaliste. Je ne parle pas des assistés-sociaux qu’il ne voit que comme de la main-d’œuvre à bon marché concurrente des autres salarié-e-s !

Pourquoi de pas songer à des cours de politique comme il y a des cours en sécurité santé ou sur les griefs dans les syndicats. Je ne parle pas de stricts cours de sciences politiques abstraits, vagues et sans parti pris, commandés à des universitaires, mais de cours qui expliquent la condition de salarié-e-s, et en quoi elle touche à tous les secteurs d’une société ordonnée sur des bases inégalitaires, justement parce que les salarié-e-s y sont considéré-e-s comme d’éternels subalternes.

C’est une situation d’où ils-elles peuvent s’émanciper en se faisant acteurs politiques de leur propre cause et de leur destin dans le domaine de la politique où peut évoluer bien plus vite leur condition et celle de l’ensemble de la société. On a vu réagir la CAQ à l’émotion des parents attristés en mandatant une syndicaliste pour réformer la Direction de la Protection de la Jeunesse (DPJ). Ce qui assurera une prise en compte de la condition des salarié-e-s par madame Laurent et leur garantira une certaine audience.

Pensez aux amendements au code du travail qui peuvent prendre toutes les années où on néglige d’en réviser les aspects fondamentaux que les différentes révolutions technologiques ou scientifiques provoquent. Ou à l’évolution des rapports hommes-femmes où il faut attendre l’alternance démocratique, en plus d’années de représentations politiques des syndicats, pour que les partis traditionnels en tiennent compte. Ou encore dans le cas des lanceurs d’alerte où il a fallu un congédiement arbitraire scandaleux pour que les politiques interviennent.

Que n’a -t-on pas reconnu encore le droit de refuser un travail polluant au code du travail dans l’état actuel de la planète ? Il a fallu combien de morts dans les usines avant que ne soit revendiqué le droit de refus d’un travail dangereux. Un seul aurait dû sonner l’alarme comme le seul congédiement d’un lanceur d’alerte l’a fait, mais combien un salarié d’usine solidaire serait encore plus éloquent, dans un lieu public de pouvoir où les journalistes sont à l’affût, qu’un quelconque délégué anonyme dans un congrès éloigné de cette réalité tragique.

Les changements climatiques, avérés par la science et démontrés à l’ONU, demandent aux salarié-e-s une implication qui va bien au-delà de leurs milieux respectifs. Mais déjà s’ils avaient le pouvoir d’action directe légalisé dans leur milieu, la situation ne serait vraiment plus la même et les pollueurs seraient coincés avec des salariés vigilants, et une volonté populaire qu’ils-elles représentent, d’en finir avec la menace. Je pense aux enfants de Rouyn-Noranda que l’usine gave de cyanure et pour lesquels les ouvriers sont impuissants à cause du peu de protection de leurs emplois.

Combien faudra-t-il d’extinctions d‘espèces ou jusqu’où verra-t-on que le climat se détériorer avant de faire stopper la catastrophe par un pouvoir accru des salarié-e-s ? D’où viendront les ressources pour accueillir les nouveaux migrants du monde si l’on ne s’en préoccupe pas de façon urgente dans les lieux de pouvoir ? Un-e salarié-e d’usine, qui les voit arriver en masse, ne serait-il-elle pas bien plus apte que n’importe qui à prévoir les modalités de leur intégration à la société québécoise ? Est-ce qu’un-e francophone salarié-e, qui ne travaille qu’en anglais, ne verrait pas plus l’urgence de protéger sa propre langue contre l’anglicisation ? Ou tout au moins comprendra-t-il-elle que la politique lui ouvrirait l’horizon de le faire s’il en était informé par son organisation syndicale ?

De toute façon vous êtes à même de comprendre tous les ressorts inédits que permettrait un accès direct au pouvoir pour vos membres. Pourquoi ne pas en faire un thème de leur éducation syndicale comme tous les autres ? Voilà bien une raison de plus d’outiller vos membres, comme les femmes ont appris à le faire pour elles-mêmes, dans une société où les intervenants politiques actifs peuvent avoir bien plus de poids que les lobbyistes mercantiles en exerçant eux-mêmes le pouvoir.

Voilà en gros comment des salarié-e-s politisé-e-s par leurs institutions syndicales, ou des syndicalistes comme vous, pourraient contribuer directement, sans les détours de pénibles de longues revendications indirectes ou d’une représentation à plusieurs niveaux, à faire évoluer le monde bien plus vite que par leurs institutions ou leurs leaders « trade-unionistes », en devenant eux-elles-mêmes, et en restant, les acteur-trice-s politiques privilégié-e-s de leur propre cause, et en même temps, de notre destin national.