Comment ça devrait pouvoir se faire

2020/09/23 | Par Idris Robinson

Article paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

Dans un discours à Seattle, au lendemain d’une manifestation comme il continue de s’en dérouler aux États-Unis depuis la mort de George Floyd, l’insurgé Idris Robinson propose quelques pistes pour la suite du mouvement. Ou plutôt de la matière à débat pour la frange encore vivante du mouvement - qui sait tenir à distance son aile progressiste. Idris évoque pêle-mêle le danger interne de la contre-insurrection, son moteur : les lignes raciales, et son cadre théorique l’intersectionalité. L’issue selon lui, se trouve dans la puissance de fragmentation du mouvement, sa réalisation du caractère technique de la révolution, et son désir de venger les ancêtres asservis.

Ce texte est la transcription d’un discours prononcé à Seattle le 20 juillet 2020, légèrement révisée par l’auteur (et la traduction) pour la lisibilité

Je veux commencer par un hommage à ce qui s’est passé ici hier soir, et à la classe populaire de la ville de Seattle, aux rebelles de la ville de Seattle : j’ai vraiment aimé ce que j’ai vu, vous savez, c’est pour ça que je suis ici, pour cette ambiance. Je veux aussi transmettre ma solidarité aux camarades en Grèce. C’est eux qui m’ont donné la chance de vivre une insurrection pour la première fois, en 2008. Les leçons que j’y ai reçues sont précieuses pour ici, même si nous sommes dans un contexte social très différent. Par ailleurs, un camarade a récemment été tué par la police là-bas. Au camarade Vassilis Maggos, je veux dire : rest in power.

Mon titre exige un peu d’explications. C’est une référence au roman de Chernyshevsky, écrit dans les prisons tsaristes. Lénine emprunte ce titre pour son pamphlet de 1902, Que faire ?, où il répond à ce qu’il appelle les “questions brûlantes de notre mouvement” : que signifie constituer un parti d’avant-garde ? Comment diffuser la conscience de ce parti d’avant-garde à la classe ouvrière ? Comment passer des grèves à une lutte politique proprement révolutionnaire ? etc. Plus tard, en 2001, un texte intitulé Comment Faire paraît dans le journal du collectif français Tiqqun. Au lieu d’y définir ce que seraient nos objectifs, ils veulent nous orienter vers les techniques de la lutte. Plutôt qu’aux fins, ils réfléchissent aux moyens que nous devrions employer. Mon but ici est nettement moins ambitieux...

A propos de la construction grammaticale : “might should” [1] empruntée au dialecte du Sud — j’ai essayé de Blackifier un peu mon titre. Mais ça n’en reste pas moins sérieux, car il s’agit de thèses et de propositions provisoires : ça ne me dérange pas de me tromper complètement sur tout ce que je vais dire aujourd’hui, du moment que ça entraîne des discussions plus profondes sur la stratégie. Ce qui m’importe vraiment, c’est d’ouvrir cette discussion et de la laisser, pour que des gens puissent s’y engager comme ils veulent, et la pousser plus loin. En même temps, je veux que ce dialogue soit honnête. Il y a une posture en vigueur, une sorte de cynisme, de nihilisme et de moralisme démocratique qui freinent l’insurrection. Or je pense que c’est le moment : on est en train de vivre un soulèvement d’une ampleur que nombre d’entre nous n’a jamais vécu. Même si l’on compare aux évènements que j’ai connu en Grèce, la vague d’aujourd’hui semble devoir aller beaucoup plus loin – et il y a déjà bien plus de martyrs dans cette lutte qu’il n’y en a jamais eu dans le soulèvement grec. Le temps pour la pensée stratégique est venu.

Bien sûr, c’est bizarre de se retrouver à dire ce genre de chose aux États-Unis, l’endroit le plus contre-révolutionnaire du monde. Mais il faut nous ré-orienter. Les enjeux ont été rehaussés d’un cran, ils sont maintenant extrêmement élevés, c’est le moment de les prendre au sérieux.

 

1. Un soulèvement national a bien eu lieu. L’aile progressiste de la contre-insurrection cherche à nier et à désarticuler cet évènement. L’évidence n’est pas toujours si évidente.

Nous l’avons tous vu. Nous avons tous vu ce qui s’est passé après le meurtre de George Floyd. Ça a été une rébellion extrêmement violente et destructrice. C’était un phénomène d’une magnitude que nous n’avions pas vu en Amérique depuis 40 ou 50 ans : un commissariat a immédiatement été brûlé à Minneapolis, des villes entières se sont embrasées - New York, Atlanta, Oakland, Seattle. On a vite comparé ce mouvement aux émeutes qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther King. Pourtant, je pense que nous avons été plus loin cette fois, que 2020 a frappé plus fort que 68, et que ce n’est pas encore terminé.

Malgré tout, les réformistes ont l’audace d’affirmer que rien de tout ça n’a vraiment eu lieu. Ils tentent de faire disparaître les voitures de police qui crament, d’éteindre des mémoires les commissariats en feu. Encore et toujours, j’entends le même scénario : quelqu’un vient aux infos, un militant fait un discours et ça donne quelque chose comme “les manifestations étaient pacifiques et non-violentes, elles sont restées dans les limites de la loi et de l’ordre”. Non : tirer sur des flics à St-Louis ne reste pas dans les limites de la loi et de l’ordre. Il faut se demander sur quelle planète ils vivent où brûler un commissariat reste dans les limites du civisme.

Nous devons nous pencher sur ce délire. En fin de compte, c’est plus qu’un délire. Ça réunit littéralement tous les libéraux progressistes qui bavardent à propos de ce qui s’est passé cet été. Des démocrates pro-Biden jusqu’à la quasi-totalité des médias de masses non-affiliés à Fox News, en passant par les gens de Black Lives Matter™, l’ordre du jour est d’affirmer qu’il n’y a pas eu d’insurrection. J’ai même lu l’étude récente d’une sorte de société de conseil qui veut prouver par des chiffres la nature très civique de ces soulèvements.

Le fait est que, quelques soient les données ou les graphiques qu’ils nous sortent, rien n’effacera les voitures de police brûlant par douzaines dans les villes Américaines. Alors pourquoi les libéraux ressentent le besoin de faire de telles contorsions pour effacer cette insurrection ? Pourquoi l’aile la plus violente de la loi et de l’ordre — à savoir le Procureur Général William Barr — est aujourd’hui la seule voix audible à admettre qu’un soulèvement a eu lieu ? Nous devons y réfléchir.

Ce qui est en cause n’est pas une simple perte de raison passagère : c’est une stratégie de déni, une stratégie de réforme contre-insurrectionnelle par excellence [en français dans le texte].

Inconsciemment, les libéraux reconnaissent bien qu’il y a eu une insurrection. Ils ne peuvent pas ignorer les débris de verre dans les rues de Seattle hier. Mais ce qu’ils veulent, c’est minimiser la signification de ces événements qui sont pour nous si importants, et que nous essayons continuellement de faire avancer. Ils veulent les revendiquer, mais dans une autre direction. Comme tous les démocrates libéraux réformistes, ils essaient d’exploiter le débordement pour faire changer les choses mais seulement un petit peu, autrement dit pas du tout.

Il y a aussi une dimension morale à tout ça, un profond problème éthique. Cette tendance de la contre-insurrection n’est qu’un moyen de plus qu’ont trouvé les tenants du système pour exploiter la mort des Noirs. Rappelons-nous (et j’y reviendrai) qu’il y a quantité de jeunes Noirs qui ont perdu la vie dans le soulèvement, et que les militants, les journalistes ‘woke’, les politiciens progressistes de toutes sortes, même les soit-disant militants BLM profitent de leur mort. C’est une histoire perpétuelle dans la société américaine, et ça ne s’arrêtera pas tout de suite si on ne fait rien.

En niant l’évènement, ils cherchent à occulter la vérité révolutionnaire qui s’est invitée dans la rue. Ils veulent éteindre le présent que nous avons fait advenir. Ils veulent saper notre énergie en proposant de superficiels ajustements palliatifs pour maintenir le système. L’histoire des États-Unis est l’histoire des tentatives de réformer les relations raciales. S’ils n’y sont pas parvenus jusqu’ici, ils n’y parviendront jamais.

Quoiqu’ils fassent, quelque soient leurs changements mineurs, il restera toujours une pulsion insatiable de brutaliser et de tuer les Noirs. Quiconque profite de ces changements est complice de ces meurtres. Si tu bloques la trajectoire révolutionnaire de la rébellion, tu as du sang sur les mains. Quiconque reste complice du système est l’ennemi, tout court.

En revanche, la droite a adopté une approche opposée de l’évènement. À part nous, révolutionnaires, ce sont les seules voix à admettre que la rébellion a eu lieu. Il y a une honnêteté éclairante dans ce que dit William Barr. Pensez-y comme ç a : avant de pouvoir briser violemment une insurrection et éventuellement la supprimer, il doit d’abord admettre qu’il y en a une. Ainsi, il y a une honnêteté dans les mots de Trump. Aujourd’hui, Trump a déclaré aux infos qu’il comptait envoyer ses stormtroopers fédéraux non seulement à Portland mais aussi à New York, Philadelphie et Chicago. Trump et toute sa clique de Fox News, tous ceux qui réclament la loi et l’ordre, n’ont d’autre choix que d’admettre l’existence du soulèvement, précisément parce qu’ils veulent l’écraser. Nos ennemis pourraient être divisés en deux camps : voici le visage-Janus de l’État qui nous fait face aujourd’hui.

Par ailleurs, la rébellion montre aux libéraux ce que signifie couper le financement de la police de moitié, plutôt que de l’abolir, voire de la détruire totalement. À ceux qui pensent qu’il leur suffit d’entreprendre une série de petites mesures, ou qu’ils peuvent réformer et préserver la force policière en la réduisant seulement — eh bien le résultat est ce qu’il se passe actuellement à Portland. Une bonne leçon pour les libéraux. En face, ceux qui reconnaissent qu’un changement a réellement eu lieu, et qui cherchent maintenant à le piétiner, sont plus enclins à suivre des trajectoires politiques fascistes, car ce sont typiquement les mêmes qui s’imaginent et défendent une sorte d’idée immuable et transcendantale de la loi, de l’ordre et de la suprématie blanche. Tout ce qui dévie de cet idéal, cette aile fasciste de l’ordre cherchera à le détruire. C’est pour ça qu’elle doit refuser ces mêmes réformes que les libéraux tentent de faire passer. Par exemple, c’est ce qui agace tellement Trump à propos du changement de nom des bases militaires. Le problème en lui-même n’est rien, mais le type de pouvoir qu’il représente ne peut se permettre de tels changements, et il préfère écraser l’évènement en marche.

Il n’y a qu’une façon de répondre à cette aile fasciste de l’État : ils opèrent avec violence, et nous leur répondons de manière plus puissante. En revanche, en ce qui concerne l’autre tendance, plus réformiste, qui veut nier l’événement pour l’incorporer dans ses propres objectifs, nous devons être un peu plus tranchants. Nous devons être déloyaux, comme ce renard de Machiavel. L’honnêteté n’est pas leur mode de fonctionnement. Ils ont toujours cherché à nier ce qui se trouve juste sous leurs yeux. La tromperie et la subversion seront nos manières de jouer avec eux : nous devons les tromper deux fois.

À propos de ces deux côtés de l’État, je ne veux pas dire qu’il y en a un plus néfaste que l’autre, mais simplement que nous devons affronter les deux, et finalement les vaincre.

 

2. Bien que menée par une avant-garde noire, cette rébellion largement multi-ethnique est parvenue à dépasser spontanément les divisions raciales codifiées. L’endiguement de la révolte vise à rétablir ces lignes de séparation rigides et à les contrôler.

Pour commencer, il doit être dit que les esclaves Africains libérés et leurs ancêtres ont été l’avant-garde de tout dans ce pays. Il n’y a pas de culture en Amérique, dans ce désert américain, sans nous. Il n’y a pas de musique classique : il y a du jazz, et c’est nous qui l’avons inventé. Sans nous, l’Amérique n’a rien à offrir au monde et ne l’a jamais fait.

Cependant j’ai utilisé le terme avant-garde dans un sens plus précis. Il n’y avait pas de chefs. Nous n’avons donc pas été les chefs de cette révolte. Notre avant-garde en a été le fer de lance, elle l’a déclenchée. S’en est suivi un soulèvement furieusement multi-ethnique, et les réformistes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour que cette vérité soit effacée. Si tu étais dans la rue, tu sais que tu as vu des gens de toutes sortes. Des corps différents, des formes différentes, des genres différents, se sont manifestés ensemble dans les rues.

C’est seulement quand le soulèvement a commencé à ralentir et à s’épuiser que les fossoyeurs et les vampires de la révolution ont commencé à réinstaller des lignes raciales et à imposer un nouvel ordre sur le soulèvement. La version la plus subtile vient des militants eux-mêmes. Nos pires ennemis sont toujours les plus proches. Vous vous êtes tous retrouvés dans ces manifs, ces manifs ridicules, où c’est : “les Blancs devant, les Noirs au centre” — ce qui n’est qu’une manière plus sophistiquée de ré-imposer ces lignes. Nous devons viser ce que nous avons vu dans les premiers jours, quand ces frontières commençaient à se dissoudre.

Jusqu’ici, l’exemple le plus accablant de cette réimposition des frontières raciales c’est ce qu’a subi de la copine de Rayshard Brooks, Nathalie White. White a été dénoncée par de soi-disant militants “woke” de twitter, pour son implication dans les manifestations d’Atlanta suite à la mort de son copain. Finalement, ils l’ont mise en cause dans l’incendie du restaurant où Rayshard a été tué. Qu’elle ait eu un rôle ou non dans cette destruction, je ne la juge pas. Ce n’est pas notre affaire, et nous restons solidaires quoi qu’il en soit. Mais je juge coupable ces prétendus bienfaiteurs, ces militants “woke” de Twitter, qui l’ont mise en cause. Je rejette la faute uniquement sur eux, et Rayshard Brooks fait de même depuis sa tombe.

L’ordre définit avec netteté des catégories de personnes — c’est la prérogative des gardiens de prison, de la police. Il faut nous rappeler de l’exemple de John Brown [2], souvent critiqué par ses soi-disant alliés et amis car il se comportait avec les Noirs d’une façon qu’ils estimaient inacceptable. Si vous aviez vraiment vu comment John Brown se comportait avec les Noirs à son époque, vous risqueriez de penser qu’on le critiquait car il traitait les Noirs comme des êtres humains. Chaque fois que nous traverserons ces frontières raciales pour nous rencontrer comme des êtres humains, nous serons critiqués, particulièrement par les factions les plus avancées de la contre-insurrection. John Brown fut fortement critiqué pour sa défense des tactiques insurrectionnelles, et Frederick Douglass [3] fût parmi ces voix les plus critiques. Douglass finira par revenir là-dessus ; mais l’Histoire donnera raison à Brown : la seule façon d’abolir l’esclavage est l’insurrection violente. Dans une certaine mesure, il a été réhabilité par l’Histoire, mais je veux qu’on réfléchisse à ça : si John Brown était vivant aujourd’hui, comment serait-il ? Comment se comporterait-il ? John Brown serait en prison à côté de Natalie White pour avoir traversé ces frontières.

 

3. En éludant le cœur libidinal morbide de la suprématie blanche, la politique de l’Identité, l’intersectionnalité et le discours du privilège social constituent la dimension la plus sophistiquée de ce dispositif policier.

Nous l’avons tous rencontrée quelque part, surtout si l’on est engagé en politique depuis longtemps. Nous connaissons tous cette “identity politics”, ce discours sur le “privilège blanc”, et ce qu’ils appellent “intersectionnalité” — tout ce qui ne fait que renforcer les limites raciales que l’on essaie justement de dépasser. Si elles ont jamais eu une utilité ou un but, l’insurrection les a désormais effacés. Laissez-moi vous les présenter une par une.

Privilège : je pense qu’on le sait tous, que l’on pourrait tous l’admettre, ou que l’on devrait l’admettre, le privilège est devenu un pur concept psychologique. Il existe une longue histoire de la notion de privilège blanc, qui date de W.E.B. Du Bois, Theodore Allen, Noel Ignatiev, Harry Haywood. Pour chacun de ces auteurs, l’idée était de produire une théorie pour inciter les travailleurs blancs à faire grève aux côtés des travailleurs noirs. D’une manière ou d’une autre, dans les méandres qui font la politique américaine, cette notion est devenue psychologique, une manière pour les blancs de se sentir bien face à leur culpabilité. Si on regarde, par exemple, le texte de référence de Peggy McIntosh sur le privilège blanc, elle parle du privilège de pouvoir mâcher avec la bouche fermée. J’en ai rien à foutre de mâcher avec ma bouche fermée.

Quant à l’intersectionnalité, j’ai déjà fait une intervention sur Red May TV, je n’entrerai donc pas dans le détail une fois de plus. Cependant, avec John Clegg, nous avons essayé de montrer que les présupposés sur lesquels repose l’intersectionnalité sont en train de devenir empiriquement faux. Ce que les données commencent par exemple à montrer, c’est qu’il y a une majorité de femmes noires parmi les gardiennes de prisons. Cela ne décrédibilise pas la lutte ni les souffrances des femmes noires, mais comme construction, l’intersectionnalité commence à montrer ses limites. En effet, bizarrement, plus de femmes blanches sont de nos jours incarcérées que de femmes noires. En ce qui concerne les hommes noirs, nous savons tous qu’ils sont et restent en prison.

Quelqu’ait été un jour l’intention de l’intersectionnalité, elle n’est plus valable en tant que manuel pour nous. Lors de mon intervention chez Red May, j’ai proposé de revenir aux racines du féminisme noir. Nous avons besoin de catégories qui comprennent la lutte féministe noire au-delà des oppressions que le système leur inflige. J’ai cité le livre de Toni Cade Bambara, The Black Woman (1970). Dans son excellente préface, elle refuse de définir ce qu’est une “femme noire”. Elle ne dit pas qu’une femme noire est l’intersection de deux oppressions ; elle ne dit pas que les femmes noires sont dans les marges de deux systèmes de hiérarchie différents. Ce qu’elle affirme plutôt, c’est que les femmes noires ouvrent la possibilité d’être davantage comprises dans leur activité révolutionnaire. Au lieu de se servir de l’intersectionnalité comme discours sur l’oppression systémique, nous devons ramener l’idée d’un féminisme noir comme discours de lutte.

Finalement, en ouvrant la définition des femmes noires, Tony Cade Bambara refusait qu’elles soient attachées aux identités figées qu’on leur impose. Bien sûr qu’elles sont plus que cela. Si on se retourne sur l’histoire des Noirs dans ce pays, nous avons toujours été plus que ce qui nous a été attribué.

La politique de l’identité, l’intersectionnalité et le discours du privilège social sont tous des modalités de la police.

En plus, et surtout, chacun de ces discours ignore la terrifiante politique libidinale qui sous-tend la race dans ce pays. Il a fallu quelqu’un d’aussi courageux que James Baldwin pour le dire, et nous avons toujours aussi peur de le répéter. Si on lit son incroyable nouvelle “Going to Meet the Man” [4], on voit très clairement la logique du racisme dans ce pays. Pour résumer brièvement : l’histoire commence dans la chambre d’un couple hétérosexuel blanc. L’homme souffre d’impuissance. Et comment surmonte-t-il cette impuissance ? Il se souvient d’un lynchage qu’on l’avait emmené voir enfant. Au cours de ce lynchage, le corps n’a pas seulement été mutilé, il a été mutilé sexuellement, et on lui a donné les organes génitaux. Dès qu’il se souvient que ces organes lui ont été remis dans les mains, il est capable de tenir son érection.

C’est un truc profond. Personne n’aime en parler. Mais c’est le cœur du racisme qu’il nous faut saisir. Qui plus est, je pense que personne ne veut toucher à cette partie du problème de la race, parce que nous y sommes tous impliqués. C’est évident que les libéraux blancs savourent les vidéos de meurtre de noirs. C’est encore plus évident qu’il y a des libéraux noirs bien contents de montrer ces vidéos de Noirs morts pour faire avancer leurs propres carrières. Tant que l’on échoue à prendre en compte ces pulsions libidinales au sein du racisme, nous ne pourrons pas expliquer comment ni pourquoi Ahmaud Arbery [5] a été tué. Ça n’avait rien à voir avec la police. Ça avait à voir avec ce qui constitue le moteur de la société américaine en tant que telle.

 

4. L’insurrection ne se laisse pas enfermer dans une catégorie sociologique bien circonscrite. En dépassant de fait toute classification, c’est un fragment exclu se détachant de tout ce qui fait tenir le désert américain. Par conséquent, cette forme de combat ne peut être définie qu’en fonction de son mouvement et de son développement, comme ce qui a émergé pendant les premières semaines de la révolte et se dissoudra à l’achèvement complet du projet révolutionnaire.

Comme je l’ai dit plus tôt, tous les types de personnes imaginables ont participé à la révolte. Cela peut être confirmé par quiconque y a participé. Il n’y a pas de catégorie qui puisse totaliser tous ceux qui étaient là. Le mieux qu’on puisse dire, c’est que ceux que nous avons vu étaient les inclusivement-exclus, ou cette part des États-Unis qui n’y a pas sa part, et qui ne veut rien avoir à faire avec ce pays. Une telle “composition” ne peut être saisie que dans son mouvement, en dehors et contre l’état des choses, et ne peut être tracée qu’en fonction de sa trajectoire : contre l’état et le capital, contre la société américaine. Notre tâche est maintenant d’approfondir et de renforcer cette organisation spontanée, afin de faire advenir ensemble quelque chose d’encore plus terrible, d’encore plus puissant que ce que nous avons vu hier soir. Quelque chose qui fractionne la société en deux.

 

5. Le soit-disant leadership noir, ne peut donc pas exister et il n’existe pas. C’est une chimère que l’on trouve exclusivement dans l’imaginaire libéral blanc.

On l’entend partout. Je l’ai entendu de chaque ville, de chaque ami qui m’a écrit. Si j’appelais un ami pour demander “Hé, qu’est-ce qui se passe à la Nouvelle Orléans ?” ou “Qu’est-ce qui se passe à Chicago ?”, tant qu’il y avait des émeutes, si les gens avaient à faire, il n’y avait aucune mention d’un leadership noir. Mais dès que ça commençait à s’assagir, la seule chose dont on entendait parler était d’un leadership noir.

Le truc c’est que je n’ai jamais vu de ma vie un dirigeant noir. Pourquoi ? Car ils n’existent pas. S’il y a des dirigeants noirs, ils sont morts comme Martin ou Malcolm. Si tu en vaux la peine, tu es tué. S’il y a des dirigeants noirs, ils sont en prison avec Mumia [6] et Sundiata [7], ils sont en cavale avec Assata [8].

Il n’y a qu’une catégorie de personne pour parler de dirigeants noirs, et nous les connaissons sous le nom de libéraux blancs. Le leadership noir est un fantasme qui n’existe que dans l’esprit d’un libéral blanc. Ce qui est marrant, c’est que les libéraux blancs semblent avoir eu plus de contacts avec des leaders noirs que je n’en ai eu dans toute ma vie. C’est comme si il y avait une ligne directe du leadership Noirs jusque dans leurs têtes.

Des raisons ont été avancées pour expliquer pourquoi la formation classique de leadership noir n’existe plus. Un argument, que l’on peut tirer de nombreuses études de la nouvelle sociologie, avance que le développement d’un leadership solide et hégémonique comme on a vu par le passé, requiert une importante classe moyenne. Mais lorsqu’on regarde les données des dernières 40 années, la classe moyenne noire a été sous une constante menace. Espérons que ça reste comme ça, honnêtement. Mais il est très difficile de définir ce qu’est exactement la classe moyenne noire. Quand on parle d’un groupe bien défini, et que l’on est capable de le circonscrire, c’est typiquement qu’il existe dans la communauté blanche. Juste pour parler un peu plus personnellement de ma propre enfance à New York, j’ai du mal à me souvenir d’avoir jamais rencontré un Noir de la classe moyenne, ou d’avoir jamais entendu son discours et ses absurdités.

Pourquoi le blanc libéral a-t-il besoin de s’inventer un leadership noir ? En fin de compte, c’est parce que whitey adore la propriété. La propriété jouie d’un certain prestige dans la vie américaine, elle a un certain caractère de sainteté. On reçoit toujours ces appels au leadership noir par des libéraux blancs, dès que des fenêtres se mettent à craquer. Il y a une raison très importante pour laquelle la propriété a ce caractère de sainteté aux États-Unis, et pas mal d’historiens commencent à le réaliser. Pour l’essentiel de son histoire, la propriété la plus importante aux États-Unis a été la propriété humaine, menottée et enchaînée. Nous devons armer cet argument, et dire qu’à chaque fois que la propriété est protégée, elle est protégée à des fins suprémacistes blanches. L’existence de ce trio gagnant de la propriété, la liberté et la poursuite du bonheur est basée sur la négation de la vie et de la liberté noire. La protection de la propriété est donc quelque chose que nous devons explicitement attaquer.

 

6. La crise actuelle résulte d’une contradiction entre les deux côtés de ce visage-Janus de la gouvernance américaine post-guerre froide : une incohérence entre les exigences d’un État impérial souverain et la sécurité biopolitique mondialisée. Comme résultat, le centre métropolitain a commencé à connaître le même genre de chaos et l’instabilité qu’il a semé dans la périphérie coloniale.

Cette dynamique reflète la situation dans laquelle on vit aujourd’hui, et que nous avons vécue avec acuité ces derniers mois.

D’un côté, nous avons la souveraineté de l’État, la notion classique d’État. D’après Schmitt, mais surtout d’après Agamben, le fondement paradoxal de l’État s’avère essentiel pour son propre fonctionnement. Pour se fonder, l’État doit employer des mesures extra-légales et extra-juridiques. À chaque fois qu’il se fonde, il doit se mettre hors de la loi qu’il cherche à créer. Ce qui s’est passé traditionnellement, et on en a plein d’exemples aux États-Unis, c’est que dès qu’il a une crise, l’État impose une sorte d’État d’exception afin de créer l’ordre dont il a besoin pour se réaffirmer.

Comme nous avons vu, par exemple, avec la Guerre Civile américaine, avec les deux Red Scares [9], et plus récemment avec la “War on Terror”, le pouvoir exécutif s’est continuellement déployé au-delà de ses limites juridiques formelles. Aujourd’hui, on voit ça particulièrement avec Trump. Trump abuse de ses pouvoirs exécutifs, mais il vaut mieux dire qu’il les utilise comme ils ont été pensés. Ce qui était à l’origine le domaine du pouvoir législatif a été repris par Trump lui-même.

Cette composante assertive des États-Unis s’est aussi donnée à voir dans les guerres étrangères. Il faut nous souvenir — et pour une raison ou une autre cela a été minimisé ces 20 ou 30 dernières années — il faut nous souvenir que les États-Unis sont le seul pouvoir impérial du globe, et ils se servent agressivement dans le monde entier. Après la chute de l’Union Soviétique et la fin de la Guerre Froide, nous avons vu les États-Unis devenir le gendarme, ou le stormtrooper, de la terre entière. Voici un autre côté de la gouvernance.

Il est important de mettre ça en contraste avec une autre forme de gouvernance, généralement appelée discipline biopolitique, ou sécurité biopolitique. Cette dernière diffère de l’application de la loi effectuée par l’État classique. Elle désigne plutôt la gestion des vies. Si l’État tue, la biopolitique se préoccupe de la protection de ces vies. Le régime de contrôle biopolitique le plus récent est ce qu’on appelle la ’sécurité’. La ’sécurité’ consiste à laisser se produire un événement, et le gérer. Ces événements sont variés. Il peut s’agir de pandémies, comme la pandémie COVID-19 que nous vivons aujourd’hui, de famines ou de catastrophes comme Katrina, ou encore d’insurrections comme celle que nous espérons fomenter en ce moment. Dans ces cas-là, l’État élabore les conditions dans lesquelles l’événement peut se dérouler dans des limites bien définies et acceptables.

En plus du paradoxe de l’État que nous voyons dans l’État d’exception, il existe un étrange paradoxe biopolitique de la préparation que nous connaissons actuellement. Ce paradoxe se présente généralement comme ça : après une catastrophe — disons, une pandémie ou une famine — il y a au sein de l’appareil de sécurité une volonté de se préparer à la prochaine catastrophe à venir. Après le SRAS dans les années 2000, il y a eu une grande impulsion pour se préparer à la prochaine pandémie. Cette préparation excessive est mise en sommeil dès qu’il apparaît que la prochaine maladie n’apparaîtra pas au moment où nous nous y attendons. Le célèbre anthropologue de la médecine Andrew Lakoff a attiré l’attention sur ce paradoxe, que nous avons encore constaté récemment. Il y a eu une préparation aux pandémies, mais cette préparation a été mise en sommeil, de sorte que lorsque la pandémie COVID-19 est arrivée, nous n’étions toujours pas prêts. Nous avons affaire ici à deux types de paradoxes différents : l’un qui doit s’aventurer en dehors de lui-même pour se trouver, et l’autre un cycle de préparation qui génère constamment de l’impréparation.

Il y a la dimension juridique et la dimension statistique de l’État, l’État-nation dans sa forme classique et ce fonctionnement plus global de la sécurité. Je voudrais soutenir que ces deux directives entrent en collision et forment une sorte de crise.

Les moyens légaux ont été dans un constant état de crise : Trump ne peut rien faire correctement. Tout ce qu’il fait semble se retourner contre lui, et ce n’est pas toujours la pire des choses. Trump et son propre esprit trompeur sont devenus un agent de l’anarchie. Bien sûr, il ne le sait pas — c’est à nous, quand le chaos règne, de l’utiliser à nos propres fins. Ce que je veux dire, c’est que nous devons habiter ce chaos que l’État s’inflige à lui-même.

Contrairement aux libéraux et aux réformistes, nous ne sommes pas ici pour revendiquer la loi et l’ordre. Nous ne sommes pas ici pour transformer l’Amérique en un grand “safe space”. Nous sommes ici pour rendre le chaos et le désordre plus terribles que jamais.

Nous devons faire ce que les révolutionnaires ont toujours fait : nous devons rendre la contradiction intolérable.

 

7. Comme pour les esclaves rebelles lors des épidémies de fièvre jaune en Haïti, il existe un savoir partisan caché à découvrir dans la nouvelle pandémie de coronavirus pouvant être utilisé comme arme contre le pouvoir établi.

Dans le meilleur livre du Parti imaginaire, intitulé À nos amis, les auteurs mentionnent une brochure publiée par le CDC en 2012 au sujet de la préparation aux catastrophes. C’est une partie que les Tiqqunistes américains ont tendance à ne pas mentionner. Histoire de rendre la préparation aux catastrophes pertinente et stylée pour les jeunes, le CDC prend l’exemple de la préparation à une apocalypse de zombies. Leur argument de base est que si les gens peuvent se préparer à une apocalypse de zombies, ils seront parés pour une catastrophe naturelle telle qu’une inondation, une tempête, une pandémie ou même une insurrection.

Le Comité Invisible soutient dans son livre que cette peur des zombies a une longue histoire raciale, liée en des termes très clairs à la peur du prolétariat noir. Et l’autre facette de cette peur, que l’on refuse de mentionner ou que l’on réprime, réside dans la paranoïa de la classe moyenne blanche à propos de sa propre inutilité.

Si nous regardons l’histoire des zombies, sa figure est apparue dans le vaudou utilisé pendant la révolution haïtienne. Il y avait cette personne qui finit par prendre le nom de Jean Zombi car il a participé au massacre des propriétaires d’esclaves. Ce qui me semble particulièrement instructif pour nos objectifs d’aujourd’hui, c’est que les insurgés haïtiens étaient parfaitement conscients qu’ils pouvaient utiliser la pandémie de fièvre jaune contre leurs anciens maîtres et contre l’armée, qu’il s’agisse de l’armée de Napoléon ou du parti de l’ordre plus généralement. Les insurgés ont attendu que l’épidémie de fièvre jaune s’installe. Ils savaient que l’armée de leurs anciens maîtres esclaves serait dévorée par la pandémie, et ils savaient aussi qu’ils avaient acquis une immunité contre cette pandémie. Ils ont donc attendu que l’armée ait été décimée par la fièvre jaune, puis ils ont lancé leurs attaques de guérilla.

Ce que je défends ici est quelque chose de très similaire. Nous savons tous que les personnes de couleur ont été touchées de manière disproportionnée par la pandémie de COVID. Il s’agit d’un problème médical. Mais c’est bien plus qu’un simple problème médico-scientifique, c’est un problème politique. Nous devons rejeter le genre de politique de sécurité libérale aseptisée qui craint la pandémie, qui est en grande partie un discours sanitaire autour des masques, de la distanciation, etc. Je sais que c’est un problème politique maintenant. Pour autant, je ne défends pas les idées des théoriciens de la conspiration de droite selon lesquelles la pandémie n’existe pas, ou qu’il s’agit simplement d’une grippe, etc. Ce que je propose ici, c’est que nous développions une sorte de connaissance partisane — notre propre connaissance de la pandémie — afin d’exploiter la pandémie pour notre propre bien, et d’utiliser la connaissance de la pandémie comme une arme contre nos ennemis.

 

8. L’insurrection impliquera une coordination précise au sein de la constellation des émeutes : l’organisation paradoxale d’un désordre qui échappe à toute mesure de contrôle. Ainsi, le problème de l’insurrection est composée à parts égales de dimensions sociales et techniques.

Je défends une organisation paradoxale du désordre, une Organised Konfusion (pour ceux qui se souviennent de ce groupe de rap). Pour cela, nous devons nous renseigner sur la tactique : nous devons examiner précisément ce qui a été détruit, ce qui a été pillé, comment et pourquoi les occupations ont été efficaces ou inefficaces. Nous devons penser stratégiquement au chaos que nous infligeons dans les rues.

Nous devons également anticiper les nouvelles formes de tactiques, de luttes et de stratégies qui vont émerger, afin de les intensifier. Nous pouvons anticiper que des occupations et des grèves des loyers vont se produire dans un avenir proche en raison de la menace imminente d’expulsion qui pèse sur toutes nos villes fortement gentrifiées. Mais je pense que nous devons aller au-delà de ces luttes défensives et être plus créatifs et initier des tactiques qui passent à l’offensive. En fait, ce que je préconise ici, c’est d’utiliser tout l’arsenal des stratégies et tactiques prolétariennes, des émeutes aux grèves, en passant par les blocus. Les récents piratages de Twitter nous ont montré qu’ils étaient tout aussi importants.

Quel est l’équivalent moderne du central téléphonique de Barcelone qui a été si sauvagement disputé pendant les Journées de Mai de 1937 ? Quel est l’équivalent moderne de la ligne de chemin de fer de Saint-Pétersbourg pour laquelle les travailleurs insurgés se sont battus si durement dans la Russie révolutionnaire ? Nous avons un problème unique, en ce sens que nous vivons dans un pays immense. Nous devons trouver des moyens créatifs de rompre cette distance et de l’utiliser à nos propres fins, c’est-à-dire comme un moyen pur.

 

9. Matérialiser le spectre toujours-présent d’une seconde guerre civile, plus balkanisée, en fragmentant les morceaux d’un empire qui s’effondre.

Au moins depuis l’élection et la prise de fonction de Trump, le spectre de la guerre civile hante ce pays. Il y a des raisons historiques à cela. Comme la Guerre Civile Américaine a été pour certains l’expérience la plus traumatique que ce pays ait jamais connu collectivement, et pour d’autres la plus libératrice, elle est continuellement rappelée dans la mémoire collective. Mais je pense qu’il y a aussi des raisons structurelles. Le fonctionnement fondamental de l’État consiste à écarter la menace omniprésente d’une guerre civile. L’État en tant que tel peut être considéré comme ce qui bloque et inhibe la guerre civile. Ce qui est unique dans ce pays, c’est notre tradition d’émancipation singulière, qui est elle-même liée à notre compréhension de la guerre civile.

Je pourrais citer l’excellente autobiographie de Kenneth Rexroth, où il explique que les abolitionnistes radicaux qui ont pris part à la Guerre Civile ont donné naissance aux enfants qui feront la première ère du mouvement ouvrier socialiste, anarchiste et communiste américain. Mais je pense que le meilleur exemple vient du célèbre livre de Du Bois, Black Reconstruction. C’est la grève générale prolétaire des anciens esclaves qui a véritablement planté le dernier clou dans le cercueil de l’esclavage. C’est précisément cette généalogie d’une guerre civile émancipatrice, libératrice, mais néanmoins violente, qui doit être actualisée pour sa seconde venue. Un autre précédent important est la thèse de Harry Haywood d’une “Black-Belt” (Ceinture Noire). Membre du comité central du Parti Communiste américain, Haywood a soutenu qu’une révolution aux États-Unis impliquerait un état noir indépendant dans le Sud. Je ne pense pas que ça soit encore faisable, mais je pense que ce qu’il a saisi, et ce qu’il essayait de résoudre, était le problème de la révolution dans un pays qui est tout simplement immense.

La révolution nous pose ici un pur problème de taille. C’est, je pense, la raison pour laquelle Haywood a plaidé en faveur d’un éclatement de l’Amérique. Nous n’avons pas de précédent historique pour une révolution dans un État aussi grand, industrialisé et moderne, nous avons donc un problème unique à résoudre. Je ne sais pas exactement à quoi cela ressemble. Ce qui est certain, c’est que ce pays commence déjà à se briser et à se fracturer, et c’est à nous de le briser et de le fracturer encore, en tellement de morceaux qu’il ne pourra plus jamais être reconstitué.

La révolution, ici plus que partout ailleurs, impliquera la tâche désordonnée de la division. Ici aussi, nous avons un problème particulier, car nous devons éviter le nationalisme agressif, laid et dangereux qui s’est manifesté dans d’autres cas de guerre civile que nous avons connus au cours des quarante dernières années. Je ne préconise pas une autre série de guerres yougoslaves, ni ce qui s’est passé en Syrie. Néanmoins, nous devons exploiter la guerre civile comme une puissance émancipatrice et libératrice. L’objectif fondamental est de diviser l’Amérique en une constellation de communes fédérées.

 

10. En fin de compte, la réalisation du projet révolutionnaire est un devoir éthique incontournable que chacun de nous a envers les morts et les exploités.

Au risque de sembler naïf, je pense sincèrement que les émeutes dont nous avons été témoins, et auxquelles nous avons je l’espère participé cet été, ont ouvert une fenêtre vers l’insurrection et même vers une véritable révolution. Il est possible que j’estime mal les potentialités qui ont émergées. Néanmoins, il est à tout fait impossible pour quiconque a participé au soulèvement en cours de ne pas avoir été inaltérablement changé au cœur de son être. Quant à moi, et je le sais pour nombre d’entre vous, nous sentons la révolution au plus profond de nos âmes, elle change notre façon de voir les choses, notre approche de la vie. Tout le cynisme omniprésent, tout l’égoïsme rationnel, tout le nihilisme, tout ce qui constitue le citoyen américain typique est lentement usé par l’insurrection.

Ce que cela montre est que la révolution nous dépasse vraiment, dépasse vraiment chacun d’entre nous ici. Elle dépasse toutes les frontières posées par l’individualisme américain. Elle nous force à regarder enfin au-delà de nous-même, et à reconnaître que la puissance impériale américaine a fait des ravages dans le monde entier pendant un siècle.

Et le combat n’est pas seulement pour les vivants, il est aussi pour les morts. Nous devons une révolution aux millions d’esclaves qui n’ont jamais connu une seconde de liberté. Ce que la longue liste de martyrs tombés pendant ce soulèvement mérite n’est rien d’autre qu’un accomplissement de la révolution.

Pasolini a écrit un essai sur son voyage aux États-Unis. Ce qui l’avait vraiment touché, c’est une phrase que plus personne ne dit aujourd’hui mais qui fût une grande partie du mouvement des Civil Right : “nous devons jeter nos corps entiers dans la lutte”.

Les morts de la lutte crient vengeance, et nous la leur devons. Comme l’a si bien dit Benjamin, “si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté”. Cette nuit est la nuit où les comptes commencent à se régler une bonne fois pour toutes, où s’achève leur règne victorieux sur la terre, où les morts vont pouvoir se reposer enfin.

[1] Notre choix de traduction “devrait pouvoir” ne traduit malheureusement pas cette dissonance grammaticale

[2] John Brown (1800-1859) est militant abolitionniste blanc, condamné à mort suite à son activisme violent

[3] Frederick Douglass (1817-1895) est un militant abolitionniste noir, ancien esclave évadé, défenseur d’une non-violence stratégique

[4] Publiée en 1965, cette nouvelle a été traduite en France sous le titre “Face à l’homme blanc” (ndt.)

[5] Ahmaud Arbery est un jeune Noir de 25 ans, tué le 23 février 2020 par trois riverains.

[6] Mumia Abu-Jamal a attendu plus de trente ans dans le couloir de la mort avant que sa peine soit commuée en prison à vie, pour le meurtre d’un policier qu’il a toujours contesté. (ndt.)

[7] Sundiata Acoli est un militant de la Black Liberation Army, incarcéré avec Assatu Shakur depuis 1973 pour avoir abattu un policier dans la New Jersey (ndt.)

[8] Assata Shakur, membre fondatrice de la Black Liberation Army, rejoint Cuba en 1979 après une évasion spectaculaire. (ndt.)

[9] Les Red Scares sont deux périodes de violente propagande et répression du communisme au États-Unis, la première suite à la Révolution Russe de 1917, la deuxième au début de la “Guerre Froide”, aussi connue sous le nom de maccarthysme.