Pour une humanité plus féconde entre les deux sexes

2020/10/02 | Par Olivier Dumas

En 2015, je découvre le roman Le Silence des femmes (Triptyque, 2014) de Thérèse Lamartine qui dépeint la violence faite aux femmes sans complaisance. J’apprends alors qu’elle a cofondé au milieu des années 1970, à Montréal, la Librairie des femmes d’ici. Des manifestations marquantes de la pensée féministe québécoise y ont lieu, dont les lancements de la revue Les Têtes de pioche et du roman L’Euguélionne de Louky Bersianik. Des intellectuelles d’ici (France Théoret, Denise Boucher, Nicole Brossard, Andrée Yanacopoulo) et d’ailleurs (Christiane Rochefort, Marie Cardinal) la fréquentent. Thérèse Lamartine travaille par la suite comme directrice de Condition féminine Canada au Québec et au Nunavut et publie une anthologie sur le septième art (Elles cinéastes… ad-lib, 1895-1981, remue-ménage, 1985), un roman sur Polytechnique (Soudoyer Dieu, JCL, 2009) et Le Féminin au cinéma (Éditions Sisyphe, 2010).  

Son récent essai Une planète en mal d’œstrogène (M Éditeur, 2020) s’inscrit dans la continuité de son parcours engagé.  Il fait l’effet d’un coup de poing. Son écriture savante et incisive tranche avec des propos maintes fois entendus ces dernières années dans l’espace public autour de concepts pernicieux comme le relativisme culturel et l’intersectionnalité (l’idéologie omniprésente dans les milieux dits « progressistes »).

L’écrivaine France Théoret signe une préface éclairante à Une planète, ouvrage de « la globalité, de la liberté intellectuelle », présenté comme une étude qui offre une synthèse sur le présent en étudiant à la fois le passé riche d’enseignement et un avenir souhaitable. « L’objet du livre peut s’énoncer ainsi : penser à nouveau le féminisme radical et universel. » En effet, le féminisme radical (« combattre le mal à la racine ») de la deuxième vague de la fin de la décennie 1960 jusqu’au milieu des années 1980 cherchait à lutter contre les causes de l’oppression des femmes, en plus d’exiger des transformations politiques et sociales.

À l’opposé d’une recherche d’égalité entre les deux sexes, Thérèse Lamartine revendique plutôt, tout au long de son argumentaire, la notion de « parité parfaite » qui ne saurait se contenter de quelques avancées réformistes. Comme elle le rappelle, l’égalité constitue un détournement d’objectifs. Car en cette ère qualifiée par elle d’hyperspécialisation et de fragmentation, les violences systémiques faites aux femmes (les agressions sexuelles, assassinats, mutilations génitales…) ne manquent pas. Pourfendant la rectitude politique, Lamartine déplore « qu’en troquant la liberté pour l’égalité, le mouvement a perdu une partie de son âme », surtout lorsque l’égalité rime avec un monde économique où le nombre de riches diminue contrairement à la pauvreté qui s’accroît. À ses yeux, la notion d’égalité « rassure », contrairement à celle plus dérangeante de liberté qui « inquiète ».

Pour contextualiser cette veine revendicatrice, Thérèse Lamartine évoque certaines « des grandes théoriciennes de la liberté », qui ont eu une influence majeure sur le féminisme de l’époque. Elle nomme entre autres « l’immortelle » Simone de Beauvoir, l’ethnologue française récemment décédée en 2017 Françoise Héritier, les penseuses états-uniennes Ti-Grace Atkinson, Phyllis Chesler et Kate Millett dont l’essai La Politique du mâle a secoué bien des consciences. De nombreuses références littéraires surgissent tout au long de la lecture, dont des extraits d’œuvres de Marguerite Yourcenar, Aslı Erdoğan, Louky Bersianik, Viviane Forrester, Goliarda Sapienza et même un précurseur chez les hommes féministes, François Poullain de La Barre, philosophe cartésien du 17e siècle.  

Aux défenseurs de l’identité comme une construction sociale, la plume de l’écrivaine demeure toujours lapidaire : la violence misogyne reste sexuée. Les sévices sont majoritairement commis par des êtres de sexe masculin sur des êtres de sexe féminin. Des prédateurs sexuels et des causes qui ont défrayé la manchette surgissent comme des rappels nécessaires : le scandale de l’agression à l’hôtel Sofitel de New York avec Dominique Strauss-Kahn, un économiste toujours chouchouté par l’élite financière, le producteur de cinéma Harvey Weinstein qui aurait abusé de nombreuses actrices, l’affaire Shafia, les meurtres d’innombrables femmes depuis trois décennies à Ciudad Juárez, ville située au nord du Mexique. L’assassin des quatorze femmes tuées à Polytechnique le 6 décembre 1989 est connu ici sous son identité double : Marc Lépine/Gamil Gharbi (nom de son père qu’il a porté jusqu’à l’âge de 14 ans). Même si cet attentat antiféministe a sapé « la cohésion du mouvement », il a aussi démontré que le féministe radical de la deuxième vague est parvenu « à ébranler la structure du système patriarcal » avec ses visées « justes ».  

Si Une planète en mal d’œstrogène dénonce les sévices commis par des hommes (la prostitution, la pornographie, l’intégrisme religieux), l’une de ses heureuses surprises demeure la présence considérable d’individus de la gent masculine qui ont osé publiquement défendre la cause des femmes. Thérèse Lamartine insiste par ailleurs pour comprendre la souffrance des hommes sans tomber dans le piège d’une prise en charge de leurs problèmes. Dans le chapitre Des hommes en bonne intelligence du féminin, elle parle avec admiration, entre autres, du philosophe français Michel Onfray, du journaliste-écrivain algérien Kamel Daoud, sans oublier le défunt médecin Henry Morgentaler qui a risqué sa vie pour le droit à l’avortement.  

Tabous pour les médias consensuels, les phénomènes de l’identité du genre (le droit pour quiconque de s’identifier comme homme, femme, les deux à la fois ou toute autre déclinaison selon le « ressenti » de la personne en faisant abstraction de la biologie humaine) et du voilement des femmes n’échappent pas à la vigilance de l’écrivaine. Du premier, elle souligne les pressions d’activistes, de la « gauche compassionnelle » et de politiciens sensibles à la « gourmandise électorale » qui esquivent les conséquences des stéréotypes féminins et masculins sur nos vies quotidiennes.

Du second, elle pourfend ce voile, « tissu de mensonges » de domination masculine, que des femmes doivent porter sous menaces de morts ou d’attaques au vitriol. Les propos de l’écrivain kabyle Mustapha Amarouche sont rapportés pour étayer sa réflexion : « Elles (les femmes voilées) sont victimes en régimes totalitaires, mais coupables de leur choix en pays libre ».              

« Tant que la planète sera en mal d’œstrogène, elle sera en manque d’oxygène », réitère une Thérèse Lamartine qui nous incite, hommes et femmes à vivre debout. Pour reprendre les mots de l’écrivaine française Barbara Cassin entendus récemment dans l’émission de télévision La Grande Librairie, il faut donc « ouvrir les possibles. »