De l’homo faber à l’école virtuelle

2020/10/05 | Par Réjean Bergeron

L’auteur est professeur de philosophie. Il a publié Je veux être un esclave! et L’école amnésique ou Les enfants de Rousseau.

Au début, l’être humain a appris à marcher sur ses deux pieds, libérant ainsi ses mains pour produire des outils. Il se mit alors à rouler sur terre, à naviguer sur les mers, à voler dans le ciel et jusque sur la lune ! Mais aujourd’hui, il passe la majeure partie de ses journées assis, le nez collé sur de multiples écrans pour regarder des personnages de synthèse qui marchent, courent, volent et se rendent jusqu’aux confins d’un univers de pacotille.

Peut-on parler ici de progrès? Très certainement si on s’en tient à l’aspect technique. Mais en termes de progrès humain, moral, spirituel et social, comme plusieurs, je suis convaincu du contraire. Mais cela n’a pas empêché notre système d’éducation de river encore davantage les jeunes à des écrans, quitte à créer chez eux des problèmes de santé physique et mentale de toutes sortes, en plus d’un vide existentiel diffus mais bien présent.

Et ne nous y trompons pas, cette obligation qui est faite à des milliers d’étudiants de niveaux collégial ou universitaire de suivre leurs cours à distance pour cause de pandémie ne doit pas être vue comme une banale exception, mais plutôt comme l’exacerbation d’une tendance qu’une foule d’acteurs aux dents longues tentaient déjà d’enraciner dans le réseau de l’éducation à l’aide des nombreux canaux d’influence à leur disposition et d’un marketing insidieux et souvent trompeur.   

 

Le mythe du progrès

Aujourd’hui, face aux problèmes environnementaux de toutes sortes que les progrès technologiques ont engendrés, on préfère maintenant parler de développement durable – bel oxymore! – ou encore d’innovation, terme utilisé jusqu’à plus soif et qu’on croit plus fréquentable. Mais tous ces concepts participent du même mythe, celui qui consiste à croire ou du moins à se comporter comme si les ressources naturelles étaient infinies et que tout ce qui peut être fait grâce à la technique, étant nécessairement bien et bon, doit donc être fait. Penser le contraire vous condamne à être traité de conservateur, de dinosaure ou de passéiste. Toutefois, pour la plupart des gens, se faire étiqueter ainsi est la pire des insultes. Alors, pour ne pas passer pour des êtres inadaptés, plusieurs enseignants décident de plonger tête première dans cette orgie technologique et d’en donner aux clients-étudiants plus qu’ils n’en demandent. Me viennent à l’esprit toutes ces photos partagées sur différents réseaux sociaux depuis le début de la pandémie par des professeurs trop fiers de montrer leur nouveau « set up » technologique composé de trois, quatre et jusqu’à cinq écrans de toutes grandeurs pour dispenser leurs cours en ligne.

J’aime reprendre cette citation de Jürgen Habermas qui dit que « le danger suprême de voir le créateur se perdre dans son œuvre, le constructeur s’aliéner dans sa construction, est aujourd’hui la tentation métaphysique de l’homme ».[1] Pas de doute que nous y sommes! Bien avant la pandémie, je me souviens de ce conseiller en technopédagogie qui se promenait de département en département pour expliquer aux professeurs, avec le plus grand sérieux du monde, que bien que notre collège voilà peu de temps était en avance par rapport aux autres institutions d’enseignement en matière d’utilisation des technologies de l’information et de la communication, là, selon lui, nous étions en train de prendre du retard, de nous faire dépasser, sous-entendant qu’il fallait réagir et s’y mettre. Mais dépassés par rapport à quoi, par rapport à quels objectifs ou conception pédagogiques? lui ai-je demandé. Évidemment, je n’ai jamais eu de réponse à mes questions. C’est ce qui arrive lorsqu’on succombe à la tentation métaphysique dont nous parlait Habermas. Comme des somnambules, on suit la parade sans se demander pourquoi et sans savoir où cela va nous mener en se disant, pour se donner bonne conscience, qu’on n’arrête pas le progrès, qu’il faut être de son temps et qu’il faut surtout construire l’école de l’avenir même si on est incapable de préciser les valeurs et la conception de l’être humain que celle-ci devrait promouvoir.

 

La honte prométhéenne

Gunther Anders dans L’obsolescence de l’homme (1956) disait qu’un sentiment de honte s’emparait de l’être humain face à la qualité des choses qu’il avait fabriquées et au fait qu’il soit un produit biologique éphémère, imparfait, un rejeton génétique traversé de part et d’autre par la contingence et le doute; d’où ce regret chez ce même être humain de ne pas avoir été lui aussi fabriqué et son désir refoulé de devenir une de ces choses qui pourrait se dresser fièrement devant l’ensemble des objets manufacturés de ce monde.

Ils sont plus nombreux que jamais en 2020 à ressentir ce qu’Anders qualifiait de « honte prométhéenne ». Si le mouvement transhumaniste en est un bon exemple, on peut facilement dire que cette tendance de plus en plus présente, qui consiste à confier l’éducation des jeunes et moins jeunes au pouvoir des algorithmes, à une quincaillerie hétéroclite d’applications et aux forces du marché, participe de la même idéologie. D’un côté comme de l’autre, l’humain, dans ce qu’il a d’essentiel, de non numérisable, de non comptable et d’irremplaçable, finit toujours par être vu comme quelque chose d’encombrant, qui doit être dépassé et à la limite mis de côté – et ici je pense aux enseignants –  afin de laisser toute la place aux machines, aux avatars et aux prothèses de toutes sortes qui auront été fabriquées, pour leur plus grand profit, par les Seigneurs du numérique devant lesquels leurs thuriféraires s’agenouillent dans le plus grand respect et la plus parfaite discipline.

« Le bonheur suprême sera la plus grande cause de misère, et la perfection de la sapience une occasion de folie », écrivait Léonard de Vinci dans ses carnets. Difficile avec tout ce qui se passe autour de nous de ne pas lui donner raison…      

 


[1] Jürgen Habermas, Raison et légitimité, Payot, 1978, p. 172.