La résonance de la nature

2020/10/09 | Par Simon Rainville

En voyage pour le compte du ministère de la Colonisation en 1889, Arthur Buies écrivait à sa femme : « C’est incroyable l’influence du grand fleuve et de l’air salin sur moi! Ça me renouvelle des pieds à la tête : je ne sens vraiment la vie, dans toute sa plénitude, que sur les bords de mon beau Saint-Laurent, bien loin, bien loin de la ville ».

À un siècle de distance, ces propos auraient pu être formulés par Gérald Baril, qui nous offre le joli Si près, si loin, les oies blanches, essai à la fois contemplatif et réflexif sur les oies et les humains, qui nous rappelle que certaines choses n’appartiennent pas au flux ininterrompu de notre modernité, qu’il faut préserver, aujourd’hui plus que jamais, la part de l’humain qui ne se rapporte pas à l’Histoire, pour paraphraser Camus.

Que deux hommes d’époques différentes puissent avoir le même sentiment montre bien la part irréductible de la nature dans notre rapport au monde. Or, ce monde est maintenant « disponible » en permanence, pour reprendre l’idée centrale du magistral essai Rendre le monde indisponible du philosophe allemand Harmut Rosa, c’est-à-dire qu’il nous est théoriquement accessible en tout temps et en tout lieu.

Ce « mode de relation » au monde, où tout semble vouloir et pouvoir répondre à nos désirs, est malsain en ce qu’il nous coupe d’une partie fondamentale de la vie qu’est la logique de « résonance », que Rosa déroule ainsi : pour que le monde ait un sens et une affectivité, il faut une part « d’indisponibilité », de désir, d’inatteignable, de contingent, d’accidentel. Or, nous avons aujourd’hui la disponibilité des objets, mais l’indisponibilité de l’expérience : alors que tout nous est accessible, le monde nous semble de moins en moins proche, compréhensible, ordonné, signifiant, mais de plus en plus loin, fade, désenchanté et dangereux.

C’est ce qu’illustre le « récit d’une migration intérieure » de Baril : « Que l’on soit scientifique, chasseur, artiste, amant de la nature ou simple témoin de leur passage saisonnier, la multitude des oies capte l’attention et frappe l’imagination. Ce temps d’arrêt, que nous intime la grandiose et fugitive présence des oies blanches, nous porte à méditer sur les rapports entre les humains et les animaux, sur le territoire et sur la notion de communauté ».

Ce « temps d’arrêt » ne répond précisément pas à l’injonction de la disponibilité tous azimuts dont parle Rosa. Il faut être là, à l’île d’Orléans ou l’île Bylot où nous amène Baril, pour y avoir accès, alors que, à peine aperçues, ces « grandes oies nous échappent et nous reviennent, sans jamais se laisser assujettir ». Ce désir de relation, ce désir d’indisponibilité, ce désir de résonance est ce qui manque le plus à notre monde.

L’intérêt de l’auteur pour les oiseaux, et particulièrement pour les oies blanches, est arrivé à son insu. C’est précisément cela, si l’on suit Rosa, la résonance : elle nous happe, par une expérience inattendue, non planifiée, naturelle, pourrions-nous dire. Ces transformations, ces relations significatives, ne se planifient pas, ne peuvent pas entrer dans le mode de la « disponibilité ». Elles sont donc un antidote aux maux de notre époque.

Mais il y a encore plus. Fréquenter une réalité longuement, c’est l’aimer. Les oiseaux ont été des « aiguiseurs de regard » qui ont permis à Baril d’ouvrir les « yeux sur l’invisible, sur le néanmoins perceptible ». Sa migration intérieure l’a mené vers un intérêt renouvelé pour l’observation de la nature, puis à la pratique respectueuse de la chasse à la sauvagine, qui a fait germer une réflexion sur le respect de la vie, de la nature, du rapport nature-culture : « Avec un peu de recul, on se rend compte que l’attitude générale de refroidissement envers la chasse est corrélée avec un affaiblissement des liens intimes d’interrelation avec la nature, au profit d’une relation superficielle et à sens unique, axée sur la consommation ».

Baril met ainsi le doigt sur une donnée fondamentale du désarroi québécois : notre rapport déficient au territoire, pourtant central pour nos ancêtres. L’observation du sens de la communauté des oies lui a d’ailleurs fait prendre conscience, alors qu’il était marxiste-léniniste opposé à l’indépendance du Québec, de ce qu’il y a de beau et de vital dans les communautés, animale comme humaine, c’est-à-dire que les personnes en faisant partie « sont dépendantes les unes des autres, vouées à la solidarité ».

Cette solidarité, Baril la promeut aussi pour les communautés autochtones, que l’observation des oies blanches l’a conduit à côtoyer. D’une simple attention à la sauvagine, il en est venu à une critique de la mondialisation qui nivelle tout et de l’universalisme abstrait de l’extrême-gauche.

Devant la catastrophe écologique de l’anthropocène qui est aussi un désordre civilisationnel, comment ne pas mettre tous nos efforts dans l’amélioration de ce rapport de résonance avec la nature? Le gouvernement Legault a annoncé une table de concertation entre groupes écologistes, décideurs politiques et le grand capital. C’est très bien. Mais rien n’est proposé pour revoir notre rapport à la nature. Ce que l’on chérit et comprend, on cherche à le préserver. C’est de mettre la charrue devant les bœufs que de viser l’effet plutôt que la cause.

Je ne suis cependant pas toujours d’accord avec les réflexions de Baril sur notre rapport à la nature. Lorsqu’il affirme qu’il faut percevoir les animaux comme « des partenaires » plutôt que des égaux, je ne vois pas comment il peut y avoir de partenariat entre des groupes inégaux. L’inégalité de statut, même drapée des beaux habits de l’humanisme, demeure problématique. Malgré cet humanisme, l’Occident, depuis plus de cinq siècles, a nié les droits de millions d’humains par ses visées colonialistes, tout en perpétrant un saccage environnemental à grande échelle. Pourquoi serait-ce différent avec la faune et la flore?

Il est vrai que la nature ne peut pas accepter les devoirs associés à des droits, mais cela ne signifie pas que l’humain ne puisse pas lui en reconnaître sur la base du respect élémentaire de la vie, sans qu’aucun devoir n’y soit associé. Les devoirs, c’est pour la morale humaine, pas pour la nature. Elle ne nous doit rien, justement. Nous lui devons tout. La question est philosophiquement complexe et je ne prétends pas lui apporter une réponse, mais, ne serait-ce que pour des raisons utilitaires, l’on doit réfléchir à la possibilité d’édicter de telles lois dans un monde où le droit est partout maître, capable même de soumettre le politique.

Je ne vois pas non plus en quoi la culture serait, comme l’affirme Baril, une « frontière infranchissable » entre nous et les animaux. Non seulement plusieurs animaux développent des cultures, comme l’explique le philosophe Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant, mais Philippe Descola a démontré, dans Par-delà nature et culture, que la dissociation complète entre nature et culture n’a été pensée qu’en Occident. La culture est une composante de la nature, et le naturalisme occidental doit être revu de fond en comble.

Malgré nos divergences d’opinion sur l’étendue des relations entre humains et nature, l’exemple de Baril illustre bien que de développer un rapport de résonance sain à la « fragile multitude » de la nature ne peut qu’aider à faire prendre conscience de la non moins fragile multitude humaine. Travailler à sauvegarder la nature, c’est aussi aider à préserver la diversité des cultures.