C’est le pétrole, stupide !

2020/10/14 | Par Pierre Dubuc

« It’s the economy, stupid » (C’est l’économie, stupide) est une phrase-choc des campagnes électorales américaines pour cibler l’économie comme étant le facteur décisif du choix des électeurs. Dans le cas de l’élection actuelle, il serait plus juste de dire : « C’est le pétrole, stupide ».

Dans un des États clefs (swing state), la Pennsylvanie, remportée par une mince majorité de 44 000 votes par Trump en 2016, après deux décennies de domination démocrate, la Royal Dutch Shell construit un complexe pétrochimique de plusieurs milliards de dollars près de Pittsburgh. La raffinerie traitera du gaz de schiste extrait des bassins Marcellus et Utica, et créera des millions d’emplois directs et indirects. Elle est devenue un symbole de la renaissance industrielle et économique de la région.

Joe Biden a beau rappeler qu’il est né en Pennsylvanie, Trump ne manque aucune occasion de rappeler qu’il s’est prononcé contre la fracturation – même s’il nuance maintenant ses propos – et qu’il en va de même de sa colistière Kamala Harris et du Parti Démocrate avec son Green New Deal. Mais, pour remporter les « swings states », Trump peut aussi compter sur d’autres facteurs ignorés par les grands médias, dont la radiation des électeurs (voir cet article), où l’on retrouve la main cachée des intérêts pétroliers et gaziers.

 

Les frères Koch

Dans son livre célébré par la critique, Kochland, The Secret History of Koch Industries and Corporate Power in America (Simon and Schuster), Christopher Leonard montre que l’empire des frères Charles (récemment décédé) et David Koch est des plus puissants et des plus discrets aux États-Unis. Pendant longtemps, leur empire a été un des secrets les mieux gardés à cause de leur refus d’inscrire leur entreprise en bourse. Cela leur a permis d’éviter de devoir produire des résultats positifs chaque trimestre pour satisfaire les actionnaires et de planifier le développement à long terme de leurs intérêts.

Créée au cours des années 1950 dans le secteur pétrolier, l’entreprise  a élargi son champ d’activités en procédant à de nombreuses acquisitions, entre autres, dans les secteurs du papier et du bois avec Georgia-Pacific, des fertilisants où ils sont le troisième plus important producteur au monde, et du domaine financier où ils rivalisent avec Goldman Sachs avec des bureaux à Houston, Moscou, Genève et ailleurs.

Mais la source de leur fortune et leur vache à lait demeure la raffinerie Great Northern à Pine Bend, près de Minneapolis. Ils le doivent à une décision du président Eisenhower, qui avait interdit l’importation de pétrole étranger pour favoriser la production locale, mais avec une exception pour le pétrole en provenance du Canada.

Pine Bend était une des quatre seules raffineries aux États-Unis pouvant raffiner le pétrole canadien, dont le prix était inférieur au pétrole américain, ce qui lui accordait un énorme avantage concurrentiel sur les autres raffineries américaines. La raffinerie en est venue à importer du pétrole « lourd » des sables bitumineux de l’Alberta, que ses installations sont presque les seules en mesure de traiter. Cette situation de quasi-monopole lui permet d’imposer aux producteurs canadiens un prix d’achat inférieur au prix du marché.

Christopher Leonard écrit que « la raffinerie de Pine Bend a joué un rôle pivot pour faire de Koch Industries une des plus importantes et plus profitables entreprises au monde ». L’entreprise possède également un des plus importants réseaux de pipelines, de transport par barges et par camions aux États-Unis. Aujourd’hui, les revenus annuels de l’entreprise sont supérieurs à ceux regroupés de Facebook, Goldman Sachs et US Steel. Charles et David valaient 120 milliards $, soit plus que Jeff Bezos d’Amazon et de Bill Gates, le fondateur de Microsoft.

La famille Koch campe résolument à droite. Le père, Fred Koch, est un des fondateurs de la John Birch Society et s’est porté candidat à la présidence des États-Unis à la tête d’un parti libertarien. Les fils sont des partisans avoués des théories de Frederich Hayek, le gourou du néolibéralisme. Elles sont à la base de la philosophie du Market-Based Management (MBM) développée par Charles et que doivent assimiler tous les employés de l’entreprise.

Les Koch ont développé une formidable force d’intervention dans la politique américaine. Elle comprend le lobbying auprès des différentes instances politiques, tant au plan local, étatique qu’au congrès et à la présidence des États-Unis. Le secteur judiciaire n’est pas en reste. Au cours des années 1980, plus de 4 000 juges en provenance des 50 États ont « bénéficié » de séminaires organisés par les Koch, en plus de vacances toutes dépenses payées dans des centres de ski.

Les frères Koch ont utilisé leur fortune pour créer des instituts de recherche, embaucher une armée de lobbyistes, financer des groupes de pression (Tea Party), organiser des campagnes électorales, bref, devenir un des groupes les plus puissants et les plus actifs pour propager l’idéologie néolibérale et influencer la politique américaine.

Le mouton noir de la famille, William, a été un des premiers milliardaires à soutenir financièrement Trump. Mais ses deux frères avaient leur différend avec l’occupant de la Maison-Blanche. Ils reprochaient à Trump son interventionnisme et son protectionnisme. Les Koch sont des libertariens qui militent pour le moins d’intervention possible de l’État dans l’économie. L’importante diminution d’impôt qu’a fait voter Trump au Congrès les a en quelque sorte réconciliés. Trump a pu en retour bénéficier de l’appui des nombreux membres du Congrès qui mangent dans la main des Koch.

 

De l’État-pétrolier à l’État-électrique

Si Trump l’emporte le 3 novembre, il devra une fière chandelle au Koch et au pétrole. Mais cette victoire du pétrole pourrait être une victoire à la Pyrrhus. Dans son édition du 19 septembre 2020, le magazine The Economist titre : 21st century power : How clean energy will remake geopolitics. Selon la bible des milieux d’affaires, trois facteurs annoncent la fin de la domination du pétrole sur la vie économique, bien que les énergies fossiles représentent toujours la source de 85 % de la consommation d’énergie : 1. L’abondance des hydrocarbures avec la fracturation, qui fait chuter les prix; 2. L’urgence climatique qui mène les pays à délaisser le pétrole; 3. Les progrès de l’électrification.

Selon The Economist, la part du marché des énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien pourrait passer de 5 % actuellement à 25 % en 2035 et à près de 50 % en 2050 de la consommation d’énergie. À ce chapitre, la Chine a actuellement une longueur d’avance sur les autres pays avec 72 % de la production mondiale des modules solaires, 69 % des batteries au lithium et 45 % des turbines d’éoliennes.

Trump pavoisait au cours de son mandat en annonçant que les États-Unis étaient devenus, à la faveur de l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste, la plus grande superpuissance énergétique au monde. Mais les États-électriques sont en voie de remplacer les États-pétroliers avec l’énorme chamboulement géopolitique que cela va impliquer, selon The Economist. Un message à méditer également pour un autre État-pétrolier : le Canada.