La signification des Événements d’Octobre pour le mouvement ouvrier

2020/10/23 | Par Pierre Dubuc

« Y’ont ben faite! » me murmure mon père sur le ton de la confidence, alors que nous sommes assis sous le majestueux érable de la cour arrière de la maison par un bel après-midi d’octobre 1970. J’en suis tombé en bas de ma chaise. Mon père qui commentait ainsi positivement la mort de Pierre Laporte! Mon père, le pacifiste, le soumis, qui appuyait le geste des felquistes!

Mon père que nous n’avions presque jamais entendu regimber contre quoi que ce soit. Même pas contre la Reckitt & Coleman où il travaillait depuis 32 ans comme « chauffeur de bowler ». Une job qui l’avait obligé pendant de longues années – depuis, en fait, que nous avions quitté le « bas de la ville » en 1953 pour déménager dans le War Time Housing en face de la Canadair à Ville Saint-Laurent – à se lever à quatre heures du matin pour attraper le premier tramway et être à l’usine, coin Amherst et Craig, assez tôt pour charger de charbon son « bowler » qui allait fournir la vapeur nécessaire au fonctionnement des outils de travail.

La Reckitt, cette compagnie britannique où les contremaîtres, tous anglophones, s’adressaient tout naturellement dans leur langue maternelle aux ouvrières et aux ouvriers, tous francophones. La Reckitt, où le vendredi matin, mon père lavait les « chars » des boss pour un modeste pourboire, comme dans le monologue d’Yvon Deschamps. La Reckitt, où le salaire était si ridiculement bas qu’il obligeait mon père à avoir un « side-line » – comme on disait à l’époque – bref, un autre boulot pour nourrir sa famille et permettre à ses quatre enfants de poursuivre leurs études. Dans la nuit du vendredi au samedi, il remplissait les tablettes chez Steinberg.

La Reckitt où, après trente ans de « loyaux services », mon père gagnait moins que ce que je touchais lors de mon premier véritable emploi d’été à dix-huit ans à la compagnie de Papier Rolland de St-Jérôme. La Reckitt, où mon père avait laissé sa santé, si bien qu’à 59 ans il était, en cette belle journée d’octobre 1970, en convalescence après un infarctus qui avait failli l’emporter.

Comment cet homme si doux, si calme, qui n’aimait pas les conflits, en était-il venu à approuver le geste des felquistes?

 

Dompté par la crise

Je me souviens que le dimanche après-midi, quand j’avais 7-8 ans, mon père m’amenait avec lui au travail. Nous prenions le tramway 17 – les p’tits chars comme on les appelait – jusqu’à Garland, puis l’autobus jusque dans le bas de la ville. Il m’avait fabriqué une petite voiture et je me promenais dans la machine shop et la chaufferie, en évitant soigneusement les tas de charbon, pour ne pas me salir, sinon ma mère ne m’aurait pas autorisé à y retourner.

Comme tout bon fils, j’admirais mon père. Je le regardais alimenter la fournaise à grands coups de pelle de charbon et je me disais qu’il était l’homme le plus important de l’usine. Sans sa présence le dimanche après-midi pour maintenir le feu, l’usine aurait été paralysée le lundi matin, faute de vapeur; travailleurs, contre-maîtres, employés de bureau, patrons en auraient été réduits à se tourner les pouces.

Mais plus tard, adolescent, sa docilité m’avait révolté. Pourquoi n’élevait-il pas la voix contre l’exploitation dont il était victime? Ma mère essayait de m’expliquer : « Ton père a connu la crise. Il ne mangeait pas toujours à sa faim. » Ça expliquait sans doute qu’il ait consacré le peu de temps libre qui lui restait à oeuvrer dans le chapitre de la Saint-Vincent-de-Paul de sa paroisse pour venir en aide « à ceux qui sont plus pauvres que nous », comme il disait. Parfois, ma mère s’insurgeait parce qu’il aidait des familles dont le père alcoolique dilapidait les maigres ressources familiales. Après être allé leur porter un panier de nourriture, mon père lui disait : « Il y avait des enfants. Ils avaient faim ». Le débat était clos.
 

La revanche des « nègres blancs »

Il y avait beaucoup de frustrations accumulées, de colère refoulée au sein de la classe ouvrière québécoise des années 1960 et 1970. Les plus jeunes générations l’ont exprimé par des manifestations, des grèves. Mais certains parmi les générations plus âgées, comme celle de mon père, la plupart du temps non syndiquées, qui avaient été domptées par la crise des années 1930 – ces « Nègres blancs d’Amérique » comme les a si justement nommés Pierre Vallières – l’ont fait par procuration, par FLQ interposé. C’était le cas de mon père, comme le révélait sa confidence de cet après-midi d’octobre 1970. Il avait eu en quelque sorte sa revanche. Quelques semaines plus tard, il était terrassé par un nouvel infarctus qui allait lui être fatal.

Quelques années plus tard, les « fils enragés » de la génération de mon père syndiquaient les travailleurs de la Reckitt et déclenchaient une grève pour la signature d’une première convention collective. Il faisait plaisir de voir sur la ligne de piquetage les travailleurs qui se défoulaient contre les patrons escortés par des agents de sécurité pour entrer dans l’usine.

Les ouvrières et les ouvriers de la Reckitt avaient retrouvé leur dignité. Tout comme les milliers de travailleuses et de travailleurs qui se sont syndiqués au cours de ces années, ont débrayé pour appuyer leurs revendications et sont descendus dans la rue pour manifester leur colère. Au palmarès de la combativité ouvrière, mesurée par le nombre de jours de grève perdus, la classe ouvrière québécoise disputait la première place au prolétariat italien. La page des « nègres blancs d’Amérique » était bel et bien tournée.

Cette expression de « nègres blancs d’Amérique » n’était pas une figure de style. En 1961, alors que les hommes Noirs américains avaient en moyenne 11 années d’école à leur actif, les Canadiens français en comptaient une de moins. Même chose pour le salaire moyen. Celui des Noirs américains représentant 54 % de celui des Blancs. Au Québec, le salaire des hommes québécois francophones unilingues atteignait à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. Le parcours de mon père n’était donc pas exceptionnel.

 

La fusion du nationalisme révolutionnaire avec le mouvement ouvrier

Pierre Elliott Trudeau s’est vanté d’avoir terrassé le nationalisme révolutionnaire québécois. C’est faux. Au lendemain des Événements d’Octobre, celui-ci a fusionné avec le mouvement ouvrier comme la classe dirigeante a pu l’apprécier lors de la grève illégale du Front commun et le mouvement de grèves, d’occupations d’usines, de postes de radio et même de ville – comme ce fut le cas à Sept-Iles – qui a suivi l’emprisonnement des chefs syndicaux en 1972. On n’entendait plus « SOS FLQ » sur les lignes de piquetage. Le mouvement ouvrier s’était pris en mains.

Il est vrai que le nationalisme révolutionnaire a été dévoyé par la suite par l’action d’agents fédéralistes comme Claude Morin au sein du Parti Québécois et des organisations soi-disant « marxistes-léninistes » au sein du mouvement ouvrier. Mais c’est une autre histoire. (J’en ai décrit les péripéties dans L’autre histoire de l’indépendance, Éditions Trois-Pistoles, 2003)

Le plus grand mérite des felquistes de la cellule Chénier aura été de ne pas renier leur geste, de ne pas s’excuser, de ne pas plaider « l’erreur de jeunesse », peu importent les circonstances de la mort de Laporte. On aurait tant aimé qu’ils disent que c’était un accident. Et on n’a pas lésiné sur les moyens pour y parvenir.

Aujourd’hui, on cherche encore à minimiser la portée politique du geste des felquistes en les rabaissant au rang de simples kidnappeurs. Ce n’est pas nouveau. On a toujours cherché à minimiser les épisodes importants de notre histoire. L’élan révolutionnaire des Patriotes a été réduit à une simple « rébellion ». L’extraordinaire chambardement des années 1960 est présenté aujourd’hui comme la simple continuité de la Grande Noirceur duplessiste par les historiens révisionnistes, les mêmes qui ne voient pas de rupture non plus entre les Patriotes et les Réformistes de l’Acte d’Union. Drôle de conception de l’histoire qui ne tient pas compte des bonds en avant et des reculs.

Dans sa plaidoirie, lors de son premier procès, Paul Rose déclarait : « Vous pourriez peut-être penser que j’aurais des sentiments d’amertume ou des ressentiments quelconques – ah !!! Je vous dis sincèrement que j’en ai aucun. Les seuls sentiments que j’ai actuellement sont des sentiments de fierté, d’avoir mené une lutte, de mener une lutte et de continuer à mener une lutte qui, je sais, va mener à la victoire, à la libération du peuple du Québec. Je suis coupable d’être Québécois et j’en suis fier ».

C’était bien dit ! Mon père, je pense, aurait été d’accord avec lui.