Souvenir de La chambre nuptiale, œuvre d’art pionnière du féminisme québécois

2020/10/26 | Par Olivier Dumas

Lors de la préparation d’entrevues pour les 40 ans de la pièce de théâtre La Nef des sorcières (1976), des femmes me mentionnent une œuvre d’art majeure qui les a grandement interpellées. Inaugurée la même année, dans le cadre des activités culturelles des Jeux olympiques, La Chambre nuptiale a été conçue sous la gouverne de Francine Larivée. Référence pour l’art contemporain d’ici en raison de sa thématique féministe (critique en règle du mariage), elle se singularisait par sa présence dans le tout nouveau Complexe Desjardins. Cette Chambre a donc joué sur le paradoxe entre son objectif de conscientisation sociale et sa localisation dans temple de la consommation.

Novatrice par son propos dans un contexte québécois (des initiatives similaires comme The Dinner Party de Judy Chicago avaient lieu au même moment aux États-Unis), La Chambre nuptiale s’inscrivait aussi dans les tentatives de participation du public pratiquées depuis quelques années. « Faire de nous des acteurs participants et non des spectateurs indifférents », revendiquait alors Larivée.    

Dans Art rebelle et contre-culture (M éditeur, 2015), l’historienne de l’art Anithe de Carvalho revient sur des réalisations politisées des décennies 1960 et 1970 au Québec. Elle évoque notamment Serge Lemoyne et Melvin Charney, l’organisateur de l’exposition Corridart (qui sera détruite sous les ordres du maire Drapeau[1] quelques jours après le début des Jeux olympiques de 1976).

Une section du livre est consacrée à La Chambre nuptiale, « la première œuvre de l’histoire de l’environnement artistique québécois » réalisée par une femme, peut-être même « la première œuvre féministe et sociologique québécoise ». Le discours politique de La Chambre s’inscrit dans l’esprit de la démocratisation culturelle en vogue dans certains milieux artistiques des années 1970.  

C’est en 1975, Année internationale des femmes, que Francine Larivée amorce la réalisation de cette œuvre monumentale en collaboration avec le Groupe de recherche et d’action sociale pour l’art et les médias (GRASAM). Les différents paliers gouvernementaux ont contribué grandement à la réalisation du projet. « Nous avons bénéficié de certains programmes comme Perspective Jeunesse. Nous avons eu environ 350 000 $ (en valeur monétaire de l’époque) », explique-t-elle.

Si la créatrice revendique la solitude, elle a su alors diriger ici une équipe considérable (et pour ses projets subséquents). Une trentaine de personne ont travaillé pour elle à temps plein. Au moins de 70 000 à 75 000 heures seront nécessaires pour mener sa réalisation à terme. « Nous prenions quatre vannes et cinq voyages pour les déménagements. J’étais au début de la trentaine. J’avais une énergie du tonnerre ».

Inauguré au Complexe Desjardins, La Chambre nuptiale vise à démantibuler les stéréotypes sexistes et à remettre en question le mariage comme institution patriarcale. Cette dénonciation des rôles traditionnels, Larrivée l’avait déjà exprimé dans un film de son amie Mireille Dansereau, J’me marie, j’me marie pas. L’œuvre aux accents de manifeste sociopolitique se caractérise par sa toile de couleur blanche et son esthétique volontairement kitsch, tel un pied-de-nez aux mouvements formalistes en vogue dans le milieu culturel. Sa forme architecturale ressemble à un dôme de 13 mètres de diamètre et 6.5 mètres en hauteur. Lors de la visite, une bande sonore de l’artiste Michel Madore[2], avec notamment de bruits de respiration, des claviers électroacoustiques et de pleurs de bambins, accentue le sentiment d’étrangeté.

La Chambre nuptiale se divise en trois salles. La première (Les Catacombes) est constituée d’un étroit couloir en forme de spirale, une évocation du cordon ombilical, où le public rencontre 73 sculptures de dimension humaine. Chacune d’elle illustre les comportements ambigus de nos rapports avec autrui, de la naissance à la mort. La seconde (La Chambre chapelle, inspirée du décor baroque des églises du 17e siècle) se répartit en trois autels de coussins satinés et comprend environ 75 peintures (dont plusieurs reprennent sur un mode parodique les stéréotypes amoureux des films hollywoodiens ou des romans Harlequin). Au centre de la pièce, sous un lit-tombeau suspendu dans les airs, nous voyons une sculpture qui représente une mariée morte. Le troisième espace explore le thème de l’autonomie souhaitée pour tous les membres de la cellule familiale avec un film d’animation. À la sortie, les gens sont invités à répondre à un sondage et à partager leurs impressions dans une aire d’animation.

Après le Carrefour Desjardins, La Chambre nuptiale s’installe, toujours en 1976, au Carrefour Laval. Tout un défi d’installer une œuvre d’art résolument féministe « dans un centre d’achat! « J’ai été démonisée par certains. C’était effrayant l’agressivité  », relate Francine Larivée. Heureusement les femmes ont été présentes. « Je me souviens d’en avoir rencontrée une à sept heures du matin. Son mari lui avait interdit de venir voir l’œuvre et elle voulait en comprendre la raison », raconte-t-elle. L’année suivante, Terre des Hommes accueille l’installation. En 1982, ce sera au tour du Musée d’art contemporain de Montréal de l’intégrer à l’exposition Art et féministe qui comprend également une quarantaine de Québécoises et une réalisation célèbre, souvent comparée à La Chambre), le Dinner Party de Chicago. La question féministe intègre le milieu institutionnel des arts visuels.  

En tout, plus de 300 collaboratrices et collaborateurs auront participé à La Chambre nuptiale dont les comédiennes Julie Vincent et Louisette Dussault à l’animation sociale. De 1976 à 1982, le nombre de visiteurs se situe aux alentours de 50 000. « L’œuvre a été discutée pendant longtemps »[3], se remémore son instigatrice

Un silence de sept ans a suivi toute cette période d’effervescence. « Je me suis éloignée de Montréal. Je me suis intéressée aux mousses. Je voulais les sortir de leur contexte urbain et les intégrer à des surfaces de grandeur nature. » Ses œuvres d’art public ultérieures, notamment des installations vivantes et des sculptures végétales, investissent les jardins et les parcs publics (dont une œuvre permanente In situ[4] aux Jardins des Métis). Elle collabore notamment avec des chercheurs scientifiques et des biologistes. S’ensuivent de nombreux accomplissements. Rappelons qu’en 1998, Francine Larivée a remporté un concours d’œuvres commémoratives avec La Réparation au parc Marcelin-Wilson à Ahuntsic-Cartierville, en souvenir des victimes de génocide.

 


[3] Le Musée d’art contemporain conserve les sculptures et le Musée de la civilisation de Québec les peintures de la deuxième salle.

[4] Désigne en art contemporain une œuvre qui prend en compte le lieu où elle est installée.