L’après Octobre 1970 (3/13) : Pierre Vallières happé par la contre-culture

2020/10/28 | Par Pierre Dubuc

Cependant, l’appel de Vallières ne sera pas entendu. La gauche radicale boudera le mouvement de libération nationale. Elle prendra une voie sans issue, se marginalisera avant de se faire hara-kiri. La responsabilité première de l’échec de cette stratégie retombe sur les épaules de Pierre Vallières qui s’est défilé sans chercher à mettre en pratique ce qu’il prônait. Dans Les Héritiers de Papineau, il raconte qu’une semaine avant la parution de L’urgence de choisir, il écrivait à René Lévesque pour le rassurer en précisant qu’il « n’adhérait pas au PQ en tant que porte-parole d’une faction radicale, mais simplement en tant que citoyen parmi d’autres. »

En fait, Vallières a abandonné la lutte de libération nationale pour la contre-culture (l’alcool, les femmes, la drogue, la musique). Il va s’installer à Mont-Laurier pour travailler dans une coopérative, financée par des fonds du gouvernement fédéral, où il est complètement coupé de la vie politique.

Toujours dans Les Héritiers de Papineau, il écrit : « Il fallait CHOISIR. Choisir entre libération individuelle et libération collective, entre révolution culturelle et révolution politique, entre révolte et guérilla. J’avais, quant à moi, opté pour la lutte armée… sans pour autant renoncer au choix de ma liberté personnelle ni à l’affirmation de ma sensibilité singulière, de mes désirs « privés » et songes intimes. Même si je m’étais donné totalement à l’action, je poursuivais en secret autre chose, une sorte d’Ailleurs à la fois inaccessible et tout proche ».

En fait, Vallières avait déjà choisi « autre chose » que la lutte de libération nationale. Il avait choisi la libération individuelle, la contre-culture, le « Peace and Love ». Il abandonne la révolution sociale pour un « utopisme social qui rejoignait celui prêché par la revue Mainmise, née au début de 1970 » et dont « les auteurs plus ou moins anarchistes et libertaires favorisaient la formation à travers tout le territoire québécois d’unités de vie communautaires et non hiérarchisées, pluralistes et innovatrices ».

Bien entendu, la création d’un État national indépendant devenait beaucoup moins urgente, car, comme il le rappelle dans Les Héritiers, « la révolution culturelle n’avait pas de frontières. Elle pouvait affirmer partout ses valeurs positives, indépendamment des régimes politiques et des différences linguistiques. Elle n’avait pas besoin, pour être, du secours de l’État ».

Pourtant, dans L’Urgence de choisir, il avait de façon fort à propos critiqué cet esprit libertaire et ses effets sur le mouvement de libération nationale. « Les contestataires d’octobre 68 ne doivent pas oublier qu’après avoir sabordé les associations étudiantes (L’UGEQ, l’AGEUM, l’AGEL, l’AGEUS, etc.) au nom de l’utopie libertaire et de la révolution culturelle instantanée, ils ont favorisé la montée du « je m’en-foutisme » galopant en milieu étudiant plutôt que le développement de la conscience politique et la radicalisation de l’engagement politico-social ». Quelques mois plus tard, c’est Vallières lui-même qui « sabordera » le mouvement de libération nationale « au nom de l’utopie libertaire et de la révolution culturelle instantanée ».

Cependant Vallières avait bien perçu les transformations en cours. Dans Les Héritiers de Paineau, il écrit que, peu avant Octobre 1970, « je m’intéressai à deux phénomènes qui me frappaient alors beaucoup : 1) la profonde mutation des valeurs et des styles de vie en train de s’effectuer dans la société québécoise; 2) l’embourgeoisement rapide des « parvenus » de la Révolution tranquille (dont une majorité d’ex-socialistes et d’indépendantistes ».

Vallières savait pertinemment que ces deux phénomènes n’étaient pas particuliers à la société québécoise. Ils venaient directement du sud de la frontière et constituaient les réponses de la classe dirigeante américaine au puissant vent de contestation émanant du mouvement des Droits civiques des Noirs américains et du mouvement d’opposition à la guerre du Viêt-nam et dont la jonction risquait de créer une situation révolutionnaire.

Dans son Histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn écrit qu’un rapport confidentiel du FBI adressé au président Nixon en 1970 révélait que, selon un sondage, « près de 25 % de la population noire a un profond respect pour l’action du Black Panthers, et cela est particulièrement vrai pour 43 % des Noirs de moins de vingt ans ». Une situation qui ne manquait évidemment pas d’inquiéter les autorités américaines et appelait une réplique immédiate. Celle-ci emprunta une forme éprouvée : le bâton et la carotte.   

Ce fut d’abord la répression. Des dirigeants du Black Panthers Party furent froidement assassinés dans le cadre du COINTELPRO, le programme du FBI. Cela, nous l’avons vu précédemment, alimenta la réflexion de Vallières. Mais, plus significatif encore fut l’assassinat en 1968 de Martin Luther King au moment précis où celui-ci, radicalisant son discours, s’emportait contre la guerre du Viêt-nam et la discrimination basée sur les classes sociales. Dès lors, il était devenu une cible privilégiée du FBI. King planifiait une nouvelle grande manifestation à Washington, sous la forme d’un « campement des pauvres » mais cette fois-ci sans le consentement paternaliste du président comme cela avait le cas lors de son célèbre discours « I have a dream » de 1963.

Avec le bâton vint aussi la carotte. Dans le cadre du programme de la « Great Society » de L.B. Johnson, on tenta de faire avec les Noirs, ce qu’on avait fait de tout temps, avec les Blancs : intégrer un petit nombre d’entre eux dans le système en offrant des avantages économiques. Plus de Noirs eurent accès aux collèges et aux universités et on assista au développement d’une petite bourgeoisie noire.

Howard Zinn révèle dans son livre que la Chase Manhattan Bank et la famille Rockefeller qui la contrôlait s’attachèrent plus particulièrement au développement du « capitalisme noir ». Il rapporte les paroles de David Rockefeller qui tentait de persuader ses collègues capitalistes qu’il était nécessaire « de créer un environnement dans lequel ces entreprises pourraient continuer à faire des profits pour les quatre, cinq, voire dix années à venir ».

Aujourd’hui, bien qu’on note une plus grande stratification de la société noire, l’inégalité raciale demeure béante. Dans le livre, The Anatomy of Racial Inequality, l’auteur Glenn Loury démontre l’ampleur de la discrimination à l’égard des Noirs avec des dizaines de pages de statistiques sur les salaires, les taux de chômage, les revenus, la richesse, la santé, l’emprisonnement. Par exemple, l’espérance de vie d’un homme blanc né en 1998 est de 74,5 ans contre 67,6 pour un homme noir. Il est de 80 ans pour une femme blanche, comparativement à 74,8 ans pour une femme noire. Le revenu médian des hommes blancs était en 1999 de 40 100 $ contre 30 900 $ pour les hommes noirs.

Les choses se passèrent sensiblement de la même façon au Québec. Les felquistes, comme les Black Panthers, bénéficiait d’un soutien populaire important comme les gouvernements furent surpris de le constater après la lecture du Manifeste du FLQ en octobre 1970. Le gouvernement fédéral réagira avec la Loi des mesures de guerre et cherchera à briser le mouvement de libération nationale. Cela se poursuivit par la suite avec les manœuvres d’infiltration et de diversion dans les mouvements de gauche et dans le Parti québécois.

Mais il y eut également la carotte. Le gouvernement Trudeau parlait de « Société juste » et n’hésitait pas à s’endetter massivement pour favoriser par différentes mesures le développement de la classe moyenne à laquelle fait allusion Vallières quand il parle de « l’embourgeoisement des parvenus de la Révolution tranquille ».

Progressivement, la société québécoise se stratifia elle aussi. Elle n’était plus la masse uniforme de la fin des années 1950 où 95% de la population gagnait à peu près le même salaire. Une société où même les postes de contremaîtres étaient réservés à des anglophones. D’ailleurs, la progression des francophones dans l’échelle sociale fut facilitée par le départ des anglophones par suite de l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976 et l’adoption de la Loi 101.

La classe dirigeante anglo-saxonne emprunta à Rockefeller son idée d’un « capitalisme noir » pour les Nègres blancs. Ce fut la glorification du célèbre Québec Inc. dont on oublie généralement de mentionner que l’expression vient du livre de Matthew Fraser publié initialement en anglais à Toronto. De nombreuses concessions furent accordées à la bourgeoisie francophone, particulièrement lors du référendum de 1980.

Dans un livre paru en 1998 intitulé L’entreprise québécoise à la croisée des chemins, Yves Bélanger rend compte du phénomène, sans toutefois en fournir d’explication politique.  « Avant les années 1960, écrit-il, les prises de contrôle d’entreprises se résumaient presque invariablement au passage de firmes sous direction francophone à des entreprises sous contrôle anglophone ou étranger. Après 1976, le processus s’inverse : Provigo achète Loeb, Domtar passe sous la gouverne de la Caisse de dépôt, la Unity Bank est acheté par la Banque provinciale, Dale est acquise par Sodarcan et Sullivan met la main sur Dickension Mines. Dans des secteurs traditionnellement dominés par les grands intérêts anglo-canadiens, quelques partenariats avec des entreprises du Québec, voient le jour, comme celui qui donne naissance à Brascades (Caisse de dépôt et Brascan). »

Bien entendu, cette bienveillance de la bourgeoisie anglo-saxonne allait prendre fin une fois le péril passé, c’est-à-dire avec l’échec du référendum de 1980. Et Bélanger note en 1998 que le mouvement s’est rapidement inversé et il constate déjà à cette époque « la vente de plusieurs firmes francophones à des intérêts étrangers : DMR, le Groupe Hamelin, Prévost, Canstar, F.F. Soucy, GEC Sidbec, Reno-Dépôt, le Groupe Commerce, Urgel Bourgie, La Place Dupuis, Nova Bus, Circo, Craft, MIL, Sodarcan. » Depuis, le mouvement s’est considérablement accéléré.

Malheureusement, contrairement aux États-Unis à propos de la question noire, nos sociologues et nos intellectuels ne semblent nullement s’intéresser à la situation économique et sociale réelle des Québécoises et Québécois. Sous l’influence d’intellectuels soi-disant « marxistes », la question de l’oppression nationale a été complètement éradiquée du champ des sciences sociales. Aux dires de ces pseudo-chercheurs, le Québec est maintenant une société « normale » où ne subsistent que les inégalités de classe.

Parfois, la publication de certaines statistiques laisse entrevoir une autre situation. On apprend tantôt que le taux de locataires est beaucoup plus important au Québec qu’en Ontario ou dans le reste du Canada. Une autre fois, c’est la Régie régionale de la santé de Montréal qui – tout en nous informant de la grande pauvreté de Montréal par rapport aux autres grandes villes canadiennes – nous indique une différence d’espérance de vie de 13 ans entre Westmount, habité majoritairement par des anglophones, et Hochelaga-Maisonneuve, majoritairement francophone.  Puis, un ministre du Revenu révèle que 40% de la population du Québec ne paie pas d’impôts sur le revenu parce que trop pauvre ! Mais nous n’avons pas de portrait d’ensemble qui nous permettrait de comparer, sous différents critères, la situation des Québécois francophones par rapport aux autres nationalités établies au Canada. Parions que, là aussi, il n’y a pas de budgets de recherche pour ce genre de travaux ! 

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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.