Les droits de chasse et de pêche autochtones (2)

2020/10/30 | Par André Binette

L’auteur est juriste en droit constitutionnel et autochtone

Dans un précédent article, j’ai examiné brièvement le conflit entourant la pêche au homard en Nouvelle-Écosse. J’ai rappelé qu’il s’agissait d’un conflit portant sur les droits issus d’un ancien traité entre les Micmacs et les autorités militaires britanniques lors de la Conquête. J’ai souligné que le conflit était uniquement une responsabilité fédérale parce que la province n’a pas juridiction sur la pêche au large de ses côtes.

Il en va tout autrement du conflit entourant la chasse à l’orignal dans le parc de la Vérendrye. La Première Nation concernée est celle des Anishnabés, traditionnellement appelés Algonquins. Cette nation n’a signé aucun traité avec l’État canadien, ancien ou moderne. Le conflit porte donc sur son droit ancestral de chasse qui découle, selon la jurisprudence, de son occupation du territoire avant l’arrivée des Européens.

La chasse à l’orignal est un élément central de la culture traditionnelle et de la subsistance de la plupart des familles anishnabées. La chasse de subsistance des Autochtones a priorité sur la chasse pour des fins de loisir des non-autochtones selon la Cour suprême. Ni les uns ni les autres ne détiennent un droit à la chasse commerciale, contrairement à la pêche au homard. La Cour suprême a reconnu le droit ancestral à la chasse de subsistance dans certaines parties du territoire traditionnel des Anishnabés, sans exclure qu’il puisse exister ailleurs.

Le fait qu’aucun traité ne s’applique à ce territoire signifie qu’il est non cédé, car le principal objet des traités dans l’histoire canadienne est pour l’État d’obtenir la cession, c’est-à-dire la renonciation, des droits ancestraux en échange des droits inscrits dans le traité.  Dans les traités anciens, qui ont été signés de la fin du 18e siècle jusque dans les années 1920, cette renonciation s’est faite sous la contrainte en échange d’avantages dérisoires.  Pour tout autre signataire que les peuples autochtones, ces traités, qui comportent les plus importantes transactions immobilières de l’histoire canadienne, seraient considérés comme nuls pour le motif qu’ils étaient frauduleux. La Cour suprême refuse de les remettre en question parce que ces traités sont les fondements de la légalité de l’occupation du territoire canadien par la Couronne britannique. Ils ont permis la colonisation par les non-autochtones dans l’ensemble de l’Ontario et des trois provinces de l’Ouest, y compris les champs de blé de l’Ouest canadien et les puits de pétrole de l’Alberta. Une remise en question de ces traités historiques occasionnerait de trop grands bouleversements de la société canadienne, selon les tribunaux.

L’effectivité de l’État canadien, c’est-à-dire son contrôle d’une très large partie de son territoire, est fondé sur ces actes iniques qui sont l’expression la plus profonde du racisme systémique

Contrairement à leurs prétentions sur l’île de Montréal, les territoires mohawks au Québec ne peuvent pas être considérés comme étant non cédés. La raison n’est pas parce qu’ils les ont cédés dans un traité. Ils n’ont signé aucun traité, comme les Anishnabés. La raison est qu’ils n’occupaient aucun territoire traditionnel au Québec lors de l’arrivée des Européens. La Cour suprême a reconnu qu’ils fréquentaient le territoire du Québec, mais qu’ils n’y étaient pas établis. Ils étaient établis dans l’État de New York. Ils ne peuvent donc pas céder par traité des droits qu’ils ne détiennent pas. Les Anishnabés détiennent cependant des droits non cédés sur la ville et la région d’Ottawa, qu’il faudra un jour régler par un traité.

De la fin des années 1920 jusqu’en 1975, aucun traité n’a été signé avec les Premières Nations au Canada. Le Canada a suspendu la pratique des traités lorsqu’elle a adopté une nouvelle version de la Loi sur les Indiens en 1927. Cette version a été la plus dure. Elle interdisait aux Autochtones de recourir aux services d’un avocat et de pratiquer leurs rituels ancestraux. Dans ces conditions, même les traités frauduleux ne présentaient plus aucun intérêt pour l’État. Ils étaient d’autant plus superflus que celui-ci s’est mis à nier la nature juridique des droits ancestraux. C’était la position de Trudeau père et de Jean Chrétien, son ministre des Affaires indiennes, dans leur Livre blanc sur la question autochtone de 1969. La Cour suprême a contredit leur position en 1973, au moment où Hydro-Québec commençait à s’intéresser au développement hydroélectrique de la Baie James dans le territoire des Cris, qui est juste au nord de celui des Anishnabés.

Avant le jugement Calder de 1973, Hydro-Québec avait réussi à construire Manic 5 et de nombreux autres barrages sur le territoire des Innus sur la Côte-Nord en ignorant les droits ancestraux et en offrant une compensation encore une fois dérisoire. Le jugement Calder, et une injonction qui a suivi, ont forcé Hydro-Québec et le gouvernement canadien, qui travaillaient la main dans la main, à opérer un virage de 180 degrés et à négocier sérieusement avec les Cris, ce qu’ils n’avaient pas fait pour les Innus. Le résultat a été la Convention de la Baie James de 1975, qui pour la première fois accordait des compensations majeures et plus équitables à une Première Nation en échange de sa renonciation à ses droits ancestraux.  Cette renonciation était toujours exigée en premier lieu par la Couronne, représentée par le gouvernement canadien, mais elle coûtait beaucoup plus cher. L’article 2.1 de la Convention contient la clause de renonciation des Cris à leurs droits ancestraux. Plusieurs autres traités modernes ont été conclus depuis 1975 au Canada, en Colombie-Britannique, dans le Grand Nord canadien et au Labrador. Aucun traité moderne n’a été signé au Québec ni dans les provinces de l’Atlantique, à l’exception de la Convention de la Baie James et de la Paix des Braves qui en a découlé.

Trois des onze Premières nations du Québec ont signé la Convention de la Baie James et ont reçu les avantages en retour de la clause de cession de leurs droits ancestraux : les Cris, les Inuit et les Naskapis. Les huit autres, dont les Anishnabés, ont tous pour objectif de signer un jour un traité avec le Canada et le Québec. Pour plusieurs d’entre elles, l’un des principaux obstacles à la négociation d’un traité est l’exigence fédérale de céder leurs droits ancestraux.

Tous les traités modernes depuis 1975 au Canada contiennent une clause de cession des droits ancestraux. Ces clauses ont été jugées contraires au droit international par l’Instance permanente des Nations Unies sur les droits autochtones. Elles sont tout aussi illégales que si le Canada exigeait que le Québec renonce à son droit à l’autodétermination. Un peuple ne peut pas davantage renoncer validement à ses droits fondamentaux qu’un individu peut renoncer par contrat aux droits qui lui sont garantis par les chartes des droits.

Un autre obstacle à la négociation d’un traité avec les Anishnabés, comme pour les Attikameks et les Innus, est la question de la compensation pour le développement forestier, minier et hydroélectrique très étendu qui a eu lieu sur leurs territoires traditionnels. Ces trois nations ont annoncé qu’elles bloqueront le projet de gazoduc GNL-Québec, par un blocus ferroviaire ou autrement, si ces questions ne sont pas résolues bientôt, sérieusement et équitablement. Ces trois nations vivent dans la pauvreté d’un Tiers-monde québécois alors que leurs voisins autochtones, les Cris, bénéficient d’un niveau de vie nettement plus élevé depuis la signature de la Convention de la Baie James. Elles considèrent avec raison qu’elles sont dépossédées chaque jour.

La Convention, bien que généralement bénéfique, contient une clause particulièrement odieuse, qui s’ajoute à la clause de cession des droits. Il s’agit d’une clause d’abolition des droits des nations autres que les nations signataires sur le territoire de la Convention.  Cette clause n’existe dans aucun autre traité ancien ou moderne. Ces nations non- signataires sont précisément les Anishnabés, les Attikameks et les Innus. Elles fréquentaient le territoire de la Convention depuis des millénaires. Leurs droits ancestraux de chasse et de pêche sur ce territoire ont été abolis sans compensation. Cette clause exceptionnelle aurait été dictée par les financiers de Wall Street qui étaient appelés à prêter à Hydro-Québec les milliards requis pour construire les barrages de la Baie James. Ces financiers ne voulaient accepter aucune incertitude juridique, et les gouvernements du Canada et du Québec, à la fois colonisateurs et colonisés, se sont pliés à leurs exigences.

Au Canada et au Québec, on exproprie les Premières Nations sans les compenser. Il n’y a que les Premières Nations que l’on exproprie sans compensation. Cette pratique insidieuse est totalement contraire à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et à la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est une autre des nombreuses formes du racisme systémique dont François Legault nie l’existence.

C’est dans ce contexte que nos chasseurs non-autochtones se lamentent. Leurs loisirs sont bousculés par le respect des droits ancestraux. Ils s’en prennent à l’un des peuples les plus pauvres, le plus méprisés et les plus dépouillés du Canada. Ce peuple tient, envers et contre tous, à maintenir sa culture et sa spiritualité traditionnelles, où l’orignal tient toujours une place importante. J’en ai fait l’expérience personnellement.

À l’arrière-plan, nous vivons une période de déclin de la faune, engendrée par le développement industriel désastreux dont les Anishnabés ne sont nullement responsables et dont ils ont été exclus.  La rareté de la ressource réduit les droits des uns et des autres. Elle ne doit jamais remettre en question la priorité de la chasse autochtone de subsistance.

Contrairement à la situation en Nouvelle-Écosse, ce problème de coexistence est principalement une responsabilité provinciale. Le Québec a eu l’hypocrisie d’appeler un parc et une réserve faunique un territoire où la coupe à blanc était la norme. L’industrie forestière a dévasté la ressource faunique et le mode de vie traditionnel dans le parc de la Vérendrye. S’ls étaient plus conscients, nos chasseurs feraient des excuses.

Le Québec commence à récolter les fruits amers et récurrents de l’injustice qu’il a semée.  Le droit de chasse ancestral des Anishnabés s’exerce nécessairement et exclusivement sur ses terres publiques.  Cette fois, il ne peut pas se défiler en blâmant Ottawa.