Apprendre loin des écrans, grâce aux interactions humaines

2020/11/02 | Par Suzanne-G. Chartrand

L’autrice est retraitée de l’enseignement et coordonnatrice du collectif Debout pour l’école !

J’ai commencé à enseigner en septembre 1967, l’année de l’Expo ! Inutile de dire que comme des centaines de jeunes enseignant·e·s, je n’avais aucune qualification pour ce faire. Pour être embauché·e, il suffisait d’avoir fini son cours classique (ou l’équivalent) avec de bonnes notes et d’être convaincant·e·s à l’entrevue. Nous voulions embrasser le plus beau métier du monde : instruire et éduquer les enfants de notre pays ! Et ce l’était ! J’enseignais dans une nouvelle polyvalente où se côtoyaient des enfants de la classe moyenne et des enfants dont les parents avaient à peine terminé leur scolarité primaire. 3500 élèves répartis en deux quarts de travail : de 7 h 45 à 12 h 30 et de 13 à 17 h 30.

À cette époque, mais aussi jusqu’aux années 1990, un·e enseignant·e qui faisait preuve de jugement et de passion pour son travail était respecté·e par ses supérieurs et pouvait faire ce qu’elle jugeait bon pour ses élèves. Tous mes collègues ont vécu la même chose. Je pouvais aller dans la cour de l’école, et avec de la terre et un peu d’eau, simuler des méandres, des torrents… (j’enseignais la géographie), je pouvais facilement obtenir la permission pour déambuler avec mes élèves dans le village ou le quartier pour expliquer les noms des rues et des places, leur faire observer l’architecture afin que les élèves connaissent un peu l’histoire de là où ils vivent. Je pouvais les emmener voir une exposition de peinture ou une représentation théâtrale (avec la permission des parents) et leur présenter de grands films que j’allais emprunter, et quoi encore…

Puis, dans la foulée de l’école néolibérale, centrée sur la réussite et la performance, tout cela est devenu pratiquement impossible, sinon pour les élèves des écoles alternatives ou de profils enrichis et encore faut-il que l’enseignant·e y mette des heures et des heures. On évoque les dangers pour la sécurité, les exigences des assurances, bref la pédagogie passe après des considérations techniques. Les écoles secondaires, dont l’horaire absurde pour des adolescent·e·s, en gros de 8 heures à 15 heures, offrent de moins en moins d’activités parascolaires. Génial ! les ados auront donc de 16 h à 22 heures pour fureter sur les réseaux sociaux, jouer à des jeux vidéos, voir des films, cela sans interactions humaines sinon virtuelles. Bref, tout sauf lire, écrire, réfléchir, apprendre, discuter, mener avec d’autres des activités sportives, artistiques, culturelles. De là à proposer l’école en ligne, il n’y a qu’un pas, la pandémie aura ouvert la voie.

 

Faisons confiance en la capacité des parents et des enseignants de rectifier le tir

Faisons preuve d’optimisme, imaginons que les pouvoirs publics, les directions d’école et les parents fassent confiance aux enseignant·e·s, que l’école, en ces temps de pandémie, soit reconnue comme milieu de vie et qu’en conséquence on élargisse le spectre des activités scolaires, ne serait-ce que pour permettre aux hommes et aux femmes à qui l’on confie nos enfants d’aller vraiment à leur rencontre en leur permettant de vivre des expériences qui sortent des carcans disciplinaires, les sèvrent des écrans et les aident à développer d’autres facettes de leur personnalité en lien avec le monde environnant. Que même durant les heures d’école les élèves du primaire comme du secondaire puissent sortir de leur classe et aller dehors pour observer la nature, pour chanter, pour inventer des chorégraphies sur un thème donné, pour faire une enquête auprès des passants, pour faire une joute de slam, pour s’assoir dans un parc, bien distanciés et discuter d’un sujet d’importance et apprendre à argumenter, pour faire des exercices de respiration, pour écouter le silence, peut-être les oiseaux, pour regarder les arbres, pour se sentir partie de la nature. Tout cela ne couterait rien et pourrait faire grand bien aux enfants et aux adolescents stressés. On objectera que les uns ne participeront pas (mais participent-ils en classe ?), que les autres prendront la clé des champs (comme s’ils ne le faisaient pas déjà), que rien de cela n’est évaluable à l’examen, et quoi encore… Mais cela vaut nettement plus que d’être assis devant des écrans pendant des heures et des heures.

Au fait, pourquoi faut-il que les élèves de 4e et de 5e secondaire aient une journée de cours en ligne quand ils ne peuvent être présents en classe ? Ne pourrait-on pas faire confiance aux enseignant·e·s capables de trouver le moyen de faire travailler les élèves et aussi de les soutenir, par exemple en offrant pour chaque cours une plage horaire de 30 minutes sur une plateforme pour répondre aux questions et échanger sur les difficultés rencontrées ? Ne pourrait-on pas en profiter pour proposer aux élèves de tenter une expérience pour diminuer leur cyber dépendance : passer deux heures avant le diner et deux après sans écrans (téléphone et tablette cadenassés) et s’installer dans un lieu confortable et autant que possible silencieux. Cela ne sera pas facile, mais peut s’apprivoiser lentement, semaine après semaine, une demi-journée à la fois, entre autres avec l’aide les parents.

Et pour cette journée hors de l’école, leur donner des lectures à faire dont ils devront mettre par écrit sur papier ce qu’elles leur ont apporté, leur demander d’étudier telle ou telle notion de science ou de grammaire et d’expliquer sur papier ce qu’ils en comprennent, d’écrire un poème sur leur journée d’école à la maison, de faire un dessin qui exprime leur état d’âme, d’analyser un bulletin de nouvelles entendu à la radio, d’expliquer à leur frère ou sœur ou à un parent un concept mathématique. Que d’apprentissages durant une telle journée, que de moments passés dans le silence avec soi-même, que d’échanges sur des sujets inusités avec leurs proches !

Ne vaut-il pas mieux faire confiance au corps enseignant et aux parents pour tenter un autre rapport à l’apprentissage scolaire, hors des écrans ? Et ces temps incertains peuvent être l’occasion d’expérimenter des pratiques novatrices, libératrices où les élèves et leurs enseignants pourraient faire preuve de créativité, de sens critique et d’ingéniosité plutôt que de lassitude, d’épuisement et de désespérance.