L’après Octobre 1970 (8/13) : La Ligue (PCO) défie En Lutte

2020/11/05 | Par Pierre Dubuc

La Ligue (marxiste-léniniste) du Canada, qui deviendra à l’automne 1979 le Parti communiste ouvrier (PCO), entreprend rapidement une campagne de recrutement très agressive auprès des militants implantés dans les usines, les hôpitaux, les quartiers, le milieu étudiant. Les étudiants sont d’ailleurs prestement invités à s’implanter dans des usines et à se transformer en dirigeants ouvriers. L’expérience du CSLO avait démontré que les ouvriers n’étaient pas intéressés à rallier les rangs de nos avant-garde révolutionnaires; qu’à cela ne tienne, la Ligue allait fournir à la classe ouvrière des dirigeants de son crû. Le succès de la Ligue est foudroyant. Nombre de militantes et de militants, désemparés par l’absence d’alternative politique, fatigués des tergiversations d’En Lutte, achètent sans trop poser de questions le discours radical, ferme et assuré de la Ligue. « Enfin, semblent-ils se dire, quelqu’un nous offre une direction claire », sans trop toutefois se préoccuper du sens de cette direction.

Puis, la Ligue entreprend la conquête des organisations populaires pour se les soumettre. Les groupes sont sommés de se transformer en « ADDS de lutte de classe », en « garderies populaires de lutte classe », en « comptoirs alimentaires de lutte de classe ». Tous sont contraints de reconnaître la « ligne juste » de la Ligue et le « rôle dirigeant de la classe ouvrière » qu’elle dit représenter.

Concrètement, cela signifiait pour ces organisations de se transformer en groupes de soutien aux luttes ouvrières sur lesquelles la Ligue voulait établir son hégémonie. Les groupes d’assistés sociaux sont invités à mettre de côté leurs revendications spécifiques pour faire du piquetage sur les lieux des conflits ouvriers et ramasser des fonds pour les ouvriers en grève. Toujours au nom du « rôle dirigeant de la classe ouvrière », la Ligue appuie les mesures de retour au travail forcées des gouvernements à l’égard des assistés sociaux parce que cela leur permettra de « rejoindre les rangs des ouvriers ». Comme si les sans emploi ne faisaient pas partie de la classe ouvrière !

Ceux qui ne se plient pas aux diktats de la Ligue sont harcelés. Progressivement, les garderies qui tombent sous sa coupe deviennent des garderies réservées aux membres de la Ligue. Plusieurs des nombreux groupes du réseau populaire qui constituait une des principales bases de la lutte du peuple québécois pour son émancipation sont détruits sous les assauts répétés de la Ligue.

En Lutte est pris de court par la création de la Ligue et sa campagne « shock and awe » de recrutement de militantes et militants. Pendant de longs mois, En Lutte ne réagira pas. Puis, plutôt que de servir à la Ligue la critique virulente qu’elle mérite et se porter à la défense des organisations populaires, En Lutte, à la stupéfaction générale, légitime l’action de la Ligue et en appelle à l’union, voire à la fusion des deux organisations. Le problème principal de la Ligue, selon En Lutte, c’était son « sectarisme », son refus de l’unité!

Devant les succès de la campagne d’adhésion à la Ligue, En Lutte se mord les doigts d’avoir négligé le recrutement et attribue sa léthargie au « dogmatisme » de ceux qui voulaient d’abord développer la stratégie révolutionnaire.  « Cette erreur qui consistait entre autres à envisager le développement de notre ligne politique en serre chaude a ralenti notre intervention dans les masses et affaibli notre action pour guider leurs luttes. Cette erreur a laissé le terrain libre à la Ligue au sein des masses », écrira plus tard En Lutte. La petite fenêtre qui s’était ouverte sur une appréciation correcte des priorités politiques, sur la nécessité de définir une orientation et une stratégie avant de passer à l’action, venait de se refermer définitivement.

La campagne agressive de recrutement de la Ligue bouscule les retardataires et il devient évident que quiconque veut demeurer actif dans la gauche est obligé de se rallier à un groupe existant sous peine d’être dénoncé comme « réformiste irrécupérable ». Ceux qui n’aiment pas les méthodes de la Ligue se tournent tout naturellement vers l’autre grand groupe qu’est En Lutte, qui mène d’ailleurs la lutte contre le « sectarisme », c’est à dire contre le refus de rallier un groupe.

Le mouvement de ralliement gonfle de façon spectaculaire le membership des deux organisations avant même que celles-ci aient défini la direction politique qu’elles entendent emprunter. Mais, de façon quasi providentielle, le gouvernement Trudeau vient à la rescousse d’En Lutte. En adoptant, le 14 octobre 1974, la loi C-73 de contrôle des salaires pour lutter pour contrer l’inflation, Ottawa fournit à En Lutte l’occasion de se déployer autour d’une cause. Les mesures Trudeau provoquent en effet une levée de boucliers sans précédent dans le mouvement syndical canadien. Au moment où la classe ouvrière se mettait en frais de récupérer son pouvoir d’achat grugé par des années d’inflation astronomique, le gouvernement fédéral, appuyé par les provinces, adopte une loi qui gelait, à toutes fins pratiques, les salaires. Six semaines après l’adoption de la loi, une manifestation rassemble 40 000 travailleurs et travailleuses au Québec. Mais le point culminant sera la grève générale de 24 heures, le 14 octobre 1976, initiée par le Congrès du travail du Canada à laquelle participèrent 250 000 travailleurs québécois et, en tout, 1 200 000 personnes à travers le Canada.

Pendant trois ans, En Lutte consacrera l’essentiel de ses énergies à courir derrière la classe ouvrière pour en contempler le postérieur. La lutte contre les mesures Trudeau est élevée au niveau d’une « véritable lutte de classe ». Toutes les autres luttes lui sont subordonnées. Les immigrants menacés d’expulsion arbitraires doivent en priorité, selon En Lutte, se mobiliser contre les mesures de gel des salaires. Il en est de même pour tous les groupes de la société, des femmes aux assistés sociaux, des étudiants aux agriculteurs, des non-syndiqués aux accidentés du travail, des groupes anti-impérialistes aux garderies. La source de l’exploitation ne réside plus dans le capitalisme, mais dans la loi C-73. En Lutte écrit même à l’époque que la « révolution socialiste est commencée »!

En Lutte profite de la lutte contre les mesures Trudeau pour se donner des perspectives canadiennes en ralliant de petits groupes marxistes-léninistes de Halifax à Vancouver uniquement sur la base qu’ils reconnaissent que « la loi C-73 est l’attaque centrale de la bourgeoisie ».

Pour stimuler la combativité ouvrière et proposer aux ouvriers des leaders plus combatifs que ses dirigeants syndicaux, En Lutte met sur pied des « comités de lutte », qui sont une réminiscence du célèbre Comité de solidarité aux luttes ouvrières (CSLO). Le résultat est similaire à l’expérience de 1973.  Quand Trudeau retire les contrôles des salaires, mettant fin par la même occasion à la « véritable lutte de classe » et à la « révolution socialiste », En Lutte doit admettre que ses comités de lutte n’avaient regroupé que ses propres sympathisants.

Au cours de toute cette période, En Lutte procédera à des transformations importantes de sa ligne politique pour l’« adapter » à la lutte contre les mesures Trudeau, mais aussi à sa recherche d’unité avec la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada, comme nous le verrons maintenant.

 

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Quand les groupes qui forment la Ligue mettent fin à leurs « pratiques communes » avec En Lutte au sein du Comité de solidarité aux luttes ouvrières (CSLO) et entreprennent de développer leur propre organisation, ils énoncent un principe dont ils savaient pertinemment qu’il acculerait Charles Gagnon à la défensive. Ce principe, c’est que « la ligne politique est déterminante en tout ».

Dorénavant, Gagnon devrait débattre au grand jour plutôt que dans des réunions secrètes. De plus, le fait que la Ligue se proclame ouvertement maoïste – les photos de Marx, Engels, Lénine et Mao figurent en première page du journal La Forge – va également obliger Charles Gagnon à une plus grande utilisation de la terminologie marxiste.

Mais le débat le plus déterminant à l’époque est celui qui porte sur la « contradiction principale » au Canada. L’expression est de Mao Tsé-toung et a pour objectif de définir la voie de la révolution en décrivant la contradiction dont la résolution permettra le triomphe de la révolution. Définir la « contradiction principale », c’est déterminer qui sont ses ennemis, qui sont ses alliés, établir le cœur de sa stratégie, l’axe autour duquel va tourner les activités de l’organisation.

Dans Pour le parti prolétarien, Charles Gagnon identifiait de façon confuse la question nationale québécoise comme étant la contradiction principale. Cela signifiait que l’atteinte de l’indépendance nationale pour le Québec figurait au premier plan. Mais, en 1974, dans Créons l’organisation de lutte pour le parti, la question nationale est reléguée au rang de contradiction secondaire. La contradiction principale est désormais définie comme opposant, d’une part, le prolétariat canadien et, d’autre part, la bourgeoisie canadienne et l’impérialisme américain.

Dans le Document d’entente politique entre le MREQ, la COR et la CMO qui a constitué l’acte de naissance de la Ligue, la contradiction principale est définie plutôt comme opposant le prolétariat canadien à la bourgeoisie canadienne. L'impérialisme américain passe au second plan et il est désormais opposé au « peuple canadien » dans ce qui constitue « la contradiction secondaire la plus importante ».

Pour justifier l’élimination de l’impérialisme américain comme un des deux principaux ennemis de la révolution au Canada, la Ligue invoque des « principes » maoïstes de son crû. Selon la Ligue,  « non seulement est-il faux de dire que l’économie canadienne est contrôlée par l’impérialisme américain, mais il est anti-marxiste de séparer ainsi l’économie et la politique ». Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire? Nul ne le sait. Les théoriciens de la Ligue nient avec virulence que le contrôle sur l’État canadien puisse être partagé entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie américaine. Selon eux, cela aurait « contredit carrément les enseignements du marxisme-léninisme sur la nature et le rôle de l’État qui est l’instrument d’UNE classe. Le contrôle d’un État, affirme la Ligue, ne peut être partagé par deux bourgeoisies ».  Pour la Ligue, « deux bourgeoisies impérialistes entretiennent toujours des rapports de rivalité essentiellement – peu importe la forme de ces rapports. Les rapports entre l’impérialisme canadien et l’impérialisme canadien n’échappent pas à cette règle », déclare-t-elle.

Sur la base de ces postulats à l’effet que l’économie canadienne ne pouvait pas être contrôlée, même en partie, par les États-Unis, que seule la bourgeoisie canadienne pouvait contrôler l’État canadien et que l’essence des rapports entre le Canada et les États-Unis était la rivalité, la direction de la Ligue allait entraîner ses militants et l’ensemble du mouvement marxiste-léniniste dans des alliances que bien peu d’entre eux auraient imaginé au départ. Un mouvement qui était né et s’était développé dans la lutte pour l’indépendance du Québec et contre l’impérialisme américain, à la faveur de la lutte contre la guerre au Viet-nam, allait basculer cul par-dessus tête pour se retrouver en bout de course à appuyer les politiques impérialistes de l’Oncle Sam et à combattre l’indépendance du Québec. Comment s’est opéré ce renversement? Par l’utilisation et la propagation de principes, de concepts et d’analyses totalement erronés qu’un cours de Politique 101 aurait suffi à démasquer. Examinons d’un peu plus près les thèses de la Ligue.

De prime abord, les « principes » et la « dialectique » marxistes de la Ligue ne résistent pas à l’analyse. La question des relations entre l’économie et le politique, le capitalisme et la démocratie, a été abondamment étudiée et commentée par les auteurs marxistes et progressistes. La question à laquelle il faut répondre est simple : comment expliquer que la minorité de possédants puisse imposer sa volonté alors que nos gouvernements sont élus au scrutin universel où chaque vote est d’égale valeur? Comment s’exerce la toute puissance du capital? La réponse défraie quotidiennement la manchette des journaux. C’est d’abord par la corruption des fonctionnaires et des hommes politiques que s’impose le pouvoir de l’argent. Le capital alimente la caisse des partis politiques. Il soudoie les fonctionnaires avec ses activités de lobbying. Dans son film L’Erreur boréale, Richard Desjardins a bien montré comment les fonctionnaires du ministère des Ressources naturelles se comportaient comme des employés des compagnies forestières. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

L’autre méthode de contrôle des gouvernements est la Bourse et les cotes de crédit. La menace des agences de cotation de baisser la cote de crédit des gouvernements du Canada et du Québec a forcé les dirigeants politiques au cours des années 1990 à adopter la politique du déficit zéro et les compressions budgétaires. Que Wall Street évoque une décote et les ministres des Finances et les premiers ministres du Québec et de Ottawa accourent. Des exemples similaires, il en pleuvait aussi dans les années 1970. Cela aurait dû suffire à tailler en pièces les « principes marxistes-léninistes » de la Ligue qui postulaient, dans sa définition de la contradiction principale, que le capital financier américain ne pouvait pas exercer un quelconque contrôle sur l’État canadien.

En fait, avec une position basée sur de telles assertions, la Ligue n’avait aucun besoin de produire d’analyse concrète. Mais cela aurait mal paru. « L’analyse concrète d’une situation concrète » n’est-elle pas après tout le principe de base du marxisme. Examinons donc d’un plus près « l’analyse concrète » de la Ligue en appui à sa détermination de la contradiction principale.

D’entrée de jeu, la Ligue reconnaissait qu’« au plan militaire, le Canada ne possède pratiquement aucune défense autonome ». Comment pouvait-elle alors proclamer que le Canada était un pays indépendant alors que tout marxiste reconnaît que l’armée est la composante principale de l’appareil d’État?

Dans « l’analyse concrète » produite dans le Document d’entente politique, la Ligue a délibérément minimisé l’importance de la domination américaine pour monter en épingle l’importance de la bourgeoisie canadienne. Les auteurs nous préviennent que nous n’aurons droit qu’à « un très bref exposé de la mainmise américaine sur l’économie canadienne, car la force de la bourgeoisie canadienne est l’élément de l’économie largement négligé par les analyses économiques existantes. » Autrement dit, les analyses existantes sont unilatérales dans un sens, nous le serons dans l’autre! Belle démarche scientifique!

Bien qu’à l’époque où le Document d’entente politique a été publié, le tiers du capital exporté par les États-Unis à travers le monde l’avait été au Canada, les théoriciens de la Ligue affirmaient que « la bourgeoisie canadienne contrôle le développement économique du Canada ». Les données statistiques de l’époque révélaient que le contrôle américain dans le secteur manufacturier s’établissait à 56 %. Des 102 plus grandes compagnies industrielles, de ressources naturelles et de services au Canada, 61 étaient contrôlées par l’étranger dont 48 par les États-uniens. Comment la Ligue pouvait-elle affirmer sans rire que la bourgeoisie canadienne contrôlait à elle seule l’économie du pays? Bien que la moitié de la force de travail du prolétariat industriel canadien était achetée par entreprises américaines, la Ligue nous disait que « tenter d’opposer l’impérialisme américain au prolétariat plutôt qu’à tout le peuple, c’est mal comprendre non seulement la nature d’une superpuissance mais aussi la dialectique marxiste ».

La Ligue avait raison d’affirmer que le Canada était un pays impérialiste de plein droit, qu’il s’y était produit au XIXe siècle le même processus de concentration économique que dans les autres pays impérialistes, c’est-à-dire qu’on avait assisté au Canada à la création de monopoles industriels et bancaires et à la fusion des deux pour donner le capital financier.

Mais une étude plus approfondie démontre que, dans bien des cas, des capitaux canadiens et américains se sont entremêlés dans ce processus de concentration. Au XIXe siècle, l’impérialisme américain concentrait la production et monopolisait le capital au Canada avec la bourgeoisie canadienne. Par exemple, l’Asbestos Corporation of Canada, contrôlée par les Américains, liquidait ses compétiteurs canadiens et monopolisait la production de l’amiante avec l’aide de la banque de Montréal, de la Banque de Commerce et du Trust Royal. La Standard Oil a monopolisé le pétrole canadien avec l’aide du gouvernement Laurier contre ses compétiteurs américains et avec le soutien des deux plus grandes corporations canadiennes de l’époque, le Canadian Pacific et le Grand Trunk Railways. Des entreprises comme Inco et Alcan étaient propriété commune d’intérêts canadiens et états-uniens. Ce sont là quelques exemples de collaboration entre bourgeoisies impossible selon les principes de la Ligue.

Dans son Document d’entente politique, la Ligue reconnaissait « la présence aux conseils d’administration des banques canadiennes de plusieurs directeurs de compagnies américaines, représentants du capital financier américain », mais plutôt que d’en tirer la conclusion appropriée, elle affirme que cela « ne modifie en rien cette réalité que le capital industriel canadien fusionnait avec le capital bancaire canadien pour former un capital financier canadien » !? Comprenne qui pourra !

Nous pouvons pousser l’analyse plus loin et démontrer, à l’aide d’un exemple concret, que des entreprises impérialistes états-uniennes étaient même entraînés à défendre le nationalisme canadien contre des compagnies rivales des États-Unis.

Au XIXe siècle, la bourgeoisie non-monopoliste américaine favorisait la réciprocité avec le Canada parce qu’elle n’avait pas les moyens d’y construire des filiales. Par exemple, en 1907, l’Association nationale américaine des manufacturiers, qui représentait les intérêts non-monopolistes, réclamait au nom des industriels du Midwest l’ouverture du marché canadien. « Nous avons besoin de ses matières premières et nous pouvons leur envoyer les produits finis de nos manufacturiers ». Mais la bourgeoisie impérialiste américaine qui avait construit des filiales au Canada était favorable à l’instauration de barrières tarifaires par le Canada pour protéger ses intérêts contre les entreprises états-uniennes qui voulaient y exporter leurs marchandises.

Au Canada, les fermiers producteurs de blé de l’Ouest et les éléments nationalistes du Québec, comprenant surtout des petits producteurs, étaient favorables à la réciprocité. Une politique qu’appuyait le gouvernement de Sir Wilfrid Laurier et qui causa sa défaite aux mains de Robert Borden

Le journal The Globe rapporte à l’époque que les filiales américaines bien établies au Canada « avaient peur de la compétition américaine si les tarifs douaniers étaient réduits ou enlevés. Elles ont mis leur argent dans l’élection de Borden. Elles veulent que soit érigé le mur des tarifs et le plus élevé sera le mieux ».

The Globe affirme que certains bâilleurs de fonds de Borden étaient des agents de corporations états-uniennes. The Globe se demande si c’était « la fierté et la ferme résolution de garder le Canada libre de la domination des trusts des États-Unis qui les rendaient si enthousiastes. Les trusts internationaux qu’ils représentent ont des droits protectionnistes sévères de chaque côté de la frontière. Ils ont peur que ces droits soient en danger ».

L’historien canadien-anglais bien connu Harold Innes affirme que « le nationalisme canadien était systématiquement encouragé et exploité par le capital américain ». Un journaliste canadien écrivait : « Dans toute cette agitation pour des tarifs douaniers plus élevés, on trouvera la main américaine des industriels des États-Unis qui ont ouvert une filiale canadienne. La seule mention des États-Unis les fait accourir en larmes à Ottawa. Les Canadiens payent pour entendre les industriels américains chanter « O Canada » ».

Alors que la bourgeoisie non-monopoliste américaine réclamait l’annexion du Canada, celui-ci doit jusqu’à un certain point son existence politique indépendante à l’alliance entre la bourgeoisie canadienne et l’impérialisme américain. Une impossibilité théorique selon les principes maoïstes de la Ligue. Mais les faits sont têtus.

On se serait donc attendu à ce que Charles Gagnon et En Lutte mettent rapidement à nu la fumisterie de l’analyse de la Ligue. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’en fut rien. Pourtant, l’analyse critique des positions de la Ligue était disponible et avait été présentée à la direction d’En Lutte par l’Union bolchévique, un petit groupe marxiste. Les éléments critiques présentés ci-dessus sont tirés de ses publications.

Après de longs mois d’indécisions – coup de théâtre – En Lutte abandonne sa position initiale et se rallie aux arguments de la Ligue. Sans analyse véritable, En Lutte postule lui aussi que la bourgeoisie canadienne est la seule à détenir le pouvoir d’État au Canada et que « le contrôle de l’État lui donne le contrôle de l’ensemble de l’économie du pays ». La contradiction principale oppose le prolétariat canadien à la seule bourgeoise canadienne. Le rôle de l’impérialisme américain est complètement occulté.

Deux raisons fondamentales expliquent ce changement de position. Premièrement, la nouvelle définition de la contradiction principale était beaucoup mieux adaptée à lutte pour des réformes, à la lutte contre les mesures Trudeau. L’ennemi n’était plus la bourgeoisie qu’il s’agissait d’exproprier, mais l’État, plus particulièrement l’État fédéral, qui doit mettre fin au gel des salaires.

Le second motif du ralliement à la position de la Ligue est la volonté de Gagnon d’éliminer toutes les positions politiques faisant obstacle à l’unité avec la Ligue. Ce faisant, En Lutte se faisait absorber dans le mouvement maoïste international et adoptait les politiques de la « théorie des trois mondes » énoncée pour la première fois par Teng Hsiao Ping aux Nations unies en avril 1974.

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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.