Qu’allons-nous faire de ce pays?

2020/11/16 | Par Simon Rainville

Il y a trois ans, ma fille a passé plus d’une semaine à l’hôpital de Joliette à cause d’une appendicite mal diagnostiquée. Dans la ronde des colocations d’une chambre partagée qui a ponctué son séjour, une petite Attikamek a été amenée en pleine nuit dans la pièce. Ça ne faisait pas une heure qu’elle y était que j’entendais déjà l’infirmière s’interroger à savoir si l’enfant avait des poux.

Les infirmières se permettaient des jugements de toute sorte sur l’enfant, même devant moi. « Comment ça se fait qu’elle est seule ? », a demandé d’un ton méprisant l’une d’elles. La mère était sortie depuis environ 30 minutes. Lorsque j’ai demandé, quelques heures plus tard, à la même infirmière si elle pouvait jeter un œil plus attentif à ma fille puisque j’allais me chercher un café, elle m’a répondu avec un beau sourire : « Bien sûr, monsieur ».

Le racisme systémique, c’est avoir le mot « autochtone » étiqueté dans le front avant celui d’humain. C’est avoir un traitement différent, même en moment de détresse et de fragilité.

Tout ça m’est revenu en tête lorsque j’ai vu la vidéo révoltante de Joyce Echaquan agonisant sous le mépris ordinaire. Par hasard, quelques heures plus tôt, je venais de lire le conte Je suis une maudite sauvagesse et l’essai Qu’as-tu fait de mon pays ? d’An Antane Kapesh, rééditions de livres publiés à l’origine au milieu des années 1970.

La première auteure innue y explique la brutalité avec laquelle son peuple a été renversé en l’espace d’une vingtaine d’années au moment où, en 1953, on décide de le déraciner en le sédentarisant et en lui enseignant une autre culture. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il s’agit là de « vieilles histoires » qui datent de 400 ans. On y sent la perte de repères dans laquelle elle se trouve, ni blanche, ni pleinement autochtone.

Ce qui rend un problème systémique, c’est qu’il s’oublie rapidement pour celui qui ne le vit pas. Il se perpétue sans qu’il soit géré par une institution en particulier. Il s’institue et s’immisce dans des relations complexes, qui nous font dire que le phénomène est « normal même si indésirable ». D’un problème d’abord politique, le racisme contre les autochtones est devenu un problème culturel. Systémique n’implique pas que tous les Québécois sont racistes, individuellement, mais qu’un fonctionnement qui dénigre systématiquement un Autre est en place. Nous devrions pourtant le savoir, nous qui vivons la domination systémique du Canada.

On peut remettre en question l’étendue du caractère systémique du racisme au Québec et l’on doit critiquer le projet politique proposé par une marge militante minoritaire et bruyante, mais on ne peut pas en nier l’existence. Si ce concept s’inscrit dans une logique anglo-saxonne multiculturelle qui convient mal à notre réalité, il s’agit de l’adapter à nos débats, de le moduler en fonction de notre condition historique.

En ce sens, on prétend souvent chez les indépendantistes que les relations avec les autochtones dépendent d’Ottawa, pas de Québec. C’est là une opinion à très courte vue. S’il est vrai que l’ombre du fédéral est omniprésente lorsque l’on tente de parler de nation à nation, ce n’est pas une excuse pour ne pas faire mieux dans les sphères que l’on contrôle.

Un Québec indépendant pourrait mieux offrir la dignité aux autochtones, mais le ferait-il vraiment s’il est incapable d’admettre qu’il y a un problème civilisationnel plus large que la lutte Québec-Canada et que dans ce dossier nous sommes, Canadiens comme Québécois, les descendants des Blancs qui ont détruit les assises de ces peuples ?

Kapesh ne distinguait d’ailleurs pas toujours ce qui relève d’Ottawa ou de Québec. Mais c’était de peu d’importance par rapport à la violence qu’elle décrivait. Elle a été une voix, c’était déjà beaucoup.

Aujourd’hui, les choses doivent cependant être clarifiées et les nations autochtones du Québec doivent saisir que, s’il y a une chance d’améliorer leur sort, ce sera dans un Québec indépendant. Ils ne peuvent plus parler, comme le fait l’auteure, du « Blanc » et de « l’Indien ». Il y a des Blancs et des Autochtones. Nous devons lutter main dans la main contre notre ennemi commun et leur démontrer comment un pays québécois ferait mieux.

De la même façon, il faut se défaire de certains réflexes des écrits de Kapesh, certes compréhensibles tant le besoin de lutter contre la dépréciation de soi est nécessaire, qui ne peuvent que nuire aux rapprochements. Elle affirme à plusieurs reprises que sa culture est supérieure à celle du Blanc.  On peut stimuler une fierté sans rabaisser l’autre, et c’est lorsqu’elle explique la beauté de sa culture qu’elle est la plus convaincante.

Ou encore, dans son conte, elle place son peuple dans le rôle déresponsabilisant d’un enfant seul qui se fait flouer par des adultes. Nos ancêtres cherchaient à dominer les Innus par tous les moyens, mais le colonialisme est plus alambiqué que le récit sans nuances de Kapesh. Il faut appréhender le système dans toute sa complexité afin de savoir avec précision où agir. Et les peuples autochtones ne peuvent pas dire, comme le fait l’auteure, que c’est au Blanc de remettre les Autochtones « dans le bon chemin » parce que c’est lui qui les a dégradés. Ils ont aussi cette responsabilité.

Kapesh n’est d’ailleurs pas sans flirter, dans un drôle de détournement, avec le « mythe du bon Indien » qui vivait au paradis. Ses écrits flottent – sauf quelques exceptions qui rendent le récit beaucoup plus percutant – dans une sorte d’anhistoricité réductrice où l’arrivée des colons côtoie les conneries de Jean Chrétien. Si cette simplification est acceptable dans son conte à visée métaphorique, il l’est moins dans son essai politique.

Et lorsqu’elle affirme, par exemple, qu’elle n’a pas besoin de l’électricité ou que son peuple vivait dans la pureté de la nature, elle refuse le présent. Quand elle affirme n’avoir rien à voir avec notre culture, elle refuse le dialogue. On peut d’ailleurs mesurer les progrès parcourus lorsqu’on lit les propos actuels de Naomi Fontaine, qui préface par ailleurs les livres, appelant au dialogue entre égaux dans Shuni.

Néanmoins, il faut lire ces écrits, pour se rappeler la profonde douleur qui habite les Autochtones, mais surtout pour entendre leur voix, non pas parce que les dominés ont toujours raison, mais parce qu’ils parlent de ce qu’ils vivent et ressentent. Il s’agit d’abord de la simple décence. C’est aussi la moindre des choses si l’on veut établir de réels ponts.

En cette ère où le témoin et la victime sont propulsés au rang d’experts, pour paraphraser les réflexions d’Annette Wieviorka sur le génocide juif, il faut par contre rappeler que la mémoire collective et l’expérience individuelle sont subjectives et que l’on doit fonder nos actions sur la science qui vise l’objectivité, même si ces témoignages servent à la conscientisation.

Par exemple, la magistrale étude Le piège de la liberté de Jean-Philippe Warren et Denys Delâge aide à comprendre beaucoup mieux tout un pan de l’histoire des relations entre Occidentaux et Autochtones que de simples témoignages ne pourraient le faire. Ils y montrent bien comment s’installe un racisme systémique. C’est dans l’entrelacs des témoignages et de la science que peut se comprendre une réalité.

En lisant Kapesh, j’ai pensé à ma fille et à la petite Attikamek sur leur lit d’hôpital et j’ai souhaité qu’elles appartiennent à une génération capable de faire de vrais rapprochements qui permettront de panser les plaies. Leurs nations pourront alors parler d’égal à égal, dans un Québec indépendant qui accorderait une place aux peuples autochtones dans son histoire tout en leur reconnaissant l’autonomie politique que le Canada nous refuse. Qu’allons-nous faire de notre pays ?