Dieu est un conteur compulsif

2020/11/20 | Par Jean-Claude Germain

Très tôt dans l’histoire de l'humanité, on a remarqué que les chasseurs les moins doués  étaient habituellement les plus aptes à bien conter une chasse fructueuse, plus les histoires de traque étaient prodigieuses, non pas par le nombre de trophées puisqu'on était revenu  bredouille, mais par l’endurance, l’ingéniosité, le courage et les trésors d'adresse et de sagacité dont les chasseurs d’aurochs auraient fait preuve dans la poursuite de bêtes fabuleuses qui les auraient ensorcelés avant de leur échapper.

Les premiers philosophes, qui étaient encore moins bons chasseurs que les conteurs, ont rapidement conclu que l'homme n'était pas supérieur à la bête parce qu'il était meilleur à la chasse ou parce qu'il était doué de la parole. Les animaux, après tout, émettent également des sons pour communiquer entre eux, mais ce qui différencie l’homme de l'animal, c’est son pouvoir de conter et de fabriquer une autre réalité que ses contemporains préfèrent d'emblée à celle qui est leur lot quotidien depuis des millénaires, ennuyant comme la pluie et plate comme la terre.

De là à conclure que ce qui éloignait l'homme de la bête le rapprochait de Dieu, il n’y avait qu’un pas que les Évangélistes, qui étaient plus doués pour la marche sur les eaux que pour la pêche et la chasse, ont franchi d’une parabole. C’est d’ailleurs saint Jean, le plus léger de pied d’entre eux, au point d’être mort en s’envolant vers les cieux, qui eut la vision qu’au tout début des tous débuts, l'acte créateur n’était pas la verge du chasseur, mais le verbe du conteur. Au commencement était le Verbe !

Pas le souffle divin ou le doigt sans ongle du plafond de la Sixtine, mais le verbe qui est le moteur du conte et la verve : du conteur qui conjugue les paroles en l'air de l'humanité pour en tirer des contre-vérités, des légendes, des chimères, des mythologies et des religions révélées. Cric ! crac ! les enfants ! Parli ! parlons ! parla ! Pour en savoir le court et le long, passez le crachoir à Jéhovah ! Sacatabi ! sac-à-tabac ! à la porte les c’eusses qu'écouteront pas !

Si la vie est un conte, disaient les Anciens, il importe encore plus de savoir la raconter que d’avoir su la vivre. Les conteurs sont à l’image du grand Verbomoteur qui les a engendrés, ils s'inventent des mondes imaginaires pour chasser l'ennui comme Dieu a créé des univers et des galaxies pour se sortir d’un trou noir.

De la révolution de la roue à la révolution de la puce, la question fondamentale demeure inchangée pour les humains. Faire l’histoire ou se raconter des histoires ? Se faire des peurs ou s’en conter ? Y a-t-il vraiment un autre choix pour contrer la routine du travail et la répétition sans fin du pareil au même ? Revenir à la shoppe après le souper pour la faire brûler ou attendre le dernier coup de sifflet pour raconter sa journée en réinventant l'ordinaire à l'infini ?

Tous les conteurs sont compulsifs dont Dieu en premier. On n’a qu'à balayer la voûte étoilée du regard pour se rendre compte que le Créateur n’est pas du genre à se contenter d’une seule version de la même histoire ou, à en juger par le nombre illimité de prototypes sans queue ni tête qu'on peut trouver dans la nature, le type à s'inquiéter de ce que les cochons aient des ailes et que les poules aient des dents.

Le jour viendra bien sûr où les flos découvriront que derrière toutes ces belles histoires d'usine autour de la table de cuisine, il y avait une vie sans histoire et à leur tour, ils se trouveront face au même dilemme. Poseur de bombe ou conteur ? La vie n’a jamais été un cadeau ou, pour bien parler comme les historiens, un présent. Depuis le début des temps, c’est la fonction des conteurs d’en fabriquer un et d’en faire cadeau au futur en lui faisant accroire que c’est son passé.

Au royaume du Verbe, les paroles s’envolent et les écrits restent. Dans presque toutes les traditions, la voix du Grand Conteur n’est entendue que par certains êtres d'élection dans des circonstances exceptionnelles d'écoute comme les déserts, les endroits retirés ou les sommets de montagnes. De ce fait, toutes les religions enjoignent leurs fidèles à croire sur parole la Grande Voix tonner du haut des cieux ou souffler d’un buisson ardent.

Si la nature divine est claustrophobe au point de se vouloir partout et nulle part en même temps, celle du Grand Menteur se marie plutôt aux endroits sombres, aux sous-bois, aux granges abandonnées, aux maisons hantées, closes ou mal « farmées » comme on disait. Le Beau-Parleur est un conteur qui tient des comptes. De fait, il n’accorde sa confiance qu'à ce qui est écrit et préférablement endossé avec le sang.

Au temps de la Nouvelle-France, les avocats étaient interdits de séjour. Le Québec a donc d’abord été un pays de notaires où ces derniers étaient appelés à établir des inventaires ou à noter ce qu’on leur dictait. Les beaux menteux sont débarqués avec les Vainqueurs pour dépouiller légalement les vaincus avec la complicité des juges. Depuis, le pays est devenu celui des procès et des procédures, des écritures et des signatures. Nul plus que le Malin n’a de respect pour la lettre d’un contrat.

La question n’a jamais été Quel est ton Dieu ? je te dirai qui tu es ! mais bien plutôt Quel est ton Diable ? On reconnaît sa clientèle par la gamme des tentations que son Tentateur lui offre. Maître du monde pour les Allemands, riche comme Crésus pour les Français, mille et trois femmes pour les Italiens, la jeunesse immortelle pour les Anglais et ces fameuses quinze minutes de gloire pour les Américains. La vie à l'extrême dans tous les cas !

Le Grand Charlot, comme on le nomme familièrement au Québec, ne fait pas partie de la coterie intellectuelle des hautes sphères de l'Enfer. Il n’est pas à tu et à toi avec Lucifer comme son collègue Méphisto qui est l'agent contrôleur du docteur Faust et de tous ses émules contemporains, savants fous ou apprentis sorciers qui menacent quotidiennement de faire sauter la planète.

Jouer à Dieu est un privilège que les Britanniques se sont arrogé au lendemain de la Défaite et qu’ils ont jalousement préservé jusqu’au jour où ils ont dû le céder de mauvaise grâce aux Américains. Rêver l’homme nouveau soviétique, le surhomme aryen, le citoyen du monde ou l'homme global mondial demeure le privilège et la tentation des empires. Le propre des pays qui cherchent à rompre le lien colonial n’est pas la volonté de puissance, mais le désir d'indépendance.

Dans le Québec de la fin du XIXe siècle, les gens du cru invoquaient le Malin comme ils courtisaient l'organisateur d'élections, pour obtenir des faveurs d'ordre pratique. Ils comptaient principalement sur le Diable pour jeter des mauvais sorts, pour embrouiller les pistes en forêt, pour nouer l’aiguillette qui empêche les nouveaux époux de consommer leur mariage, pour hisser le canot de la chasse-galerie dans les airs ou pour inciter la poule noire ensorcelée à pondre des louis d’or et des écus d'argent. Le Diable des pauvres est un pauvre diable.

Le Malin québécois œuvre dans un registre modeste. Tout compte fait, c’est un bon diable qui aboie plus fort qu'il ne mord. Charlot lui-même serait le premier à convenir qu'il n’est pas facile pour un diable de s'imposer à une population qui réserve son opinion en permanence sur tout. Les Québécois n'ont pas attendu l'ère des référendums pour pratiquer le « noui ». C’est une seconde nature. Ils n’ont tout simplement pas la fibre tragique. Naviguant de concert, à six par canot, ils espèrent bien traverser la « sainternité » sains et saufs dans une tempête de sacres.

Maintenant que le décor est planté avec un ciel pour s’orienter tantôt à l’indienne, tantôt à la chrétienne et un enfer pour tout le reste, le mystère de la transsubstantiation de la parole en écrit demeure entier. On n’explique pas le comment d’un miracle, mais le pourquoi se comprend plus facilement : aux noces de Cana, c'est tout bête, on manquait de vin. Au Bas-Canada, pour faire court : c’est la faute à lord Durham. À peine son Rapport nous avait-il désignés en 1839 comme un peuple en sans histoire ni littérature que la mémoire nous est revenue qu'on possédait déjà tout ça sous d’autres noms : la légende et le conte.

Ce texte a déjà été publié dans L’Apostrophe en 2008