Les racistes et les idiots

2020/11/23 | Par Léandre St-Laurent

(NDLR: Le texte est long, mais vaut la lecture. L'argumentaire est magistral.)

Une certaine doxa progressiste, très anglo-saxonne dans son rapport au monde, range habituellement ce qu’elle exècre de la société québécoise en deux camps. C’est d’autant plus vrai concernant les Québécois qui s’opposent à une certaine interprétation du concept de racisme systémique. Le premier camp, le plus horrible, est celui des racistes eux-mêmes qui contrôlent le vocabulaire social. De ce point de vue progressiste, une société qui ne nomme pas le mal qui l’habite en est une qui l’applique. Cette non reconnaissance du racisme systémique, consciente et assumée, est ici vu comme la façon la plus perverse et la plus efficace de maintenir ce système. Face au camp des racistes, le désaccord ne prend pas la forme d’un débat convenable entre égaux, mais celle d’une guerre contre l’oppresseur qui écrase plus petit que soi. La discussion n’est pas à l’ordre du jour. C’est le combat contre un ennemi à abattre qui le remplace.

Toujours selon ce progressisme, le deuxième camp est celui des idiots. Il concerne le Québécois moyen, issu de cette frange de la population ayant une tendance forte à l’analphabétisme fonctionnel et gavée par ses médias de masse traditionnels. Cet idiot est incapable de comprendre qu’il vit dans une société, que le monde social ne s’arrête pas à sa petite personne et qu’il est travaillé par des faits sociaux qui dépassent l’individu et font pression sur lui. L’idiot, ne voyant que lui-même est ses semblables, est incapable de comprendre que des institutions au-dessus de nos têtes puissent produire du racisme qui n’est pas nécessairement individuel. Il ne comprend pas la distinction entre «systémique» et «systématique». Il vote pour la CAQ. Que l’idiot ne soit pas raciste ne change rien à l’affaire : il participe au problème. Si l’idiot n’est pas l’ennemi à abattre, on ne débat pas non plus avec lui. Il faut le rééduquer.

 

Une crispation bien québécoise

Si ce mépris correspond à la morale du jour, il empêche de comprendre qu’un nombre important de Québécois réfute l’idée qu’on flétrisse leur histoire nationale en la soumettant à un moule ahistorique fantasmé. Que c’est avant tout en ce sens que des crispations apparaissent massivement au sein de la majorité historique chaque fois que le mot «racisme systémique» vient tapisser à grands traits les murs de l’espace médiatique.

Pour saisir cette posture bien québécoise, il faut premièrement s’intéresser à la notion même de «système» et de la façon dont le concept s’applique au cas québécois. Il faut ensuite comprendre qu’enfermer sans nuances la nation québécoise, parce que majoritairement blanche, dans le camp des peuples oppresseurs, au même titre que les Wasp (white anglo-saxon protestants) anglo-canadiens ou américains, peut rapidement prendre la forme d’un impérialisme culturel, voir-même néo-colonial, à l’endroit de la majorité canadienne française au fondement des assises culturelles du Québec moderne. Bien cadrer ce dont on parle permet non seulement de ne pas remplacer une injustice par une autre, mais également de lutter efficacement contre le racisme, relativement à la forme concrète qu’il revêt dans la société québécoise. Sans quoi le progressisme ambiant court le risque d’«invisibiliser», pour reprendre une expression à la mode, une trajectoire unique en Amérique.

 

Qu’est-ce qu’un système?

Lorsqu’on est si prompt à lancer l’anathème du racisme et à transformer ces concitoyens en ennemis, on a intérêt à être extrêmement rigoureux dans le regard proposé (en supposant que l’anathème soit compatible avec la rigueur). Et jamais il ne traverse l’esprit de certains militants antiracistes qu’il puisse exister un décalage entre l’idéologie qu’ils mobilisent et ce qui s’observe dans la réalité québécoise. La tâche fondamentale du militantisme antiraciste, s’il veut tendre à une certaine vérité et être dans le juste (ce qui devrait être primordial pour des gens qui se revendiquent de la justice sociale), est d’être absolument clair dans les termes qu’il emploie. Il n’y a pas de force sociale mieux placée qu’un mouvement qui entame une telle révolution culturelle pour comprendre l’effarant poids des mots.

Commençons par mettre de côté la question autochtone (nous y reviendrons), puisque c’est par l’élan du mouvement Black lives matter que l’enjeu du racisme systémique s’est imposé dans l’espace médiatique québécois. La problématique a alors pris la forme d’un racisme systémique profond qui s’attaque aux minorités en général, au-delà de la question autochtone.

Qu’entend –ont alors par système? Si les défenseurs de la notion de racisme systémique mènent, depuis plusieurs années, une campagne de fond pour le distinguer du racisme individuel ou simplement culturel, le travail reste à faire quant au fait de définir rigoureusement les contours du système à abattre. À cet égard, ce qui vaut, dans un cas, au racisme de se structurer en système, ne le vaut pas nécessairement dans un autre. Et même lorsque que le racisme systémique est avéré, il ne prend pas la même forme lorsque l’on compare entre elles les sociétés ou les communautés. En d’autres mots, ce qui vaut pour les États-Unis ne vaut pas de la même manière pour le Canada, et encore moins pour le Québec.

La façon dont certains progressistes identitaires tentent de faire la démonstration du racisme systémique passe par l’exposition de statistiques accablantes et absolument avérées. Dans les sociétés occidentales, dont les normes officielles sont pourtant celles de la démocratie, des droits de la personne et de l’égalité devant la loi, le fait d’appartenir ou non à une minorité visible pose une différenciation de traitement qui mine les conditions d’existence des personnes concernées. Le Québec n’y échappe pas.

Prenons quelques exemples. Les gens dit racisées y vivent de la discrimination dans l’accès au logement selon leurs caractéristiques ethniques. Elles subissent un traitement similaire dans l’accès à l’emploi, avec pour effet une surreprésentation du chômage chez certaines minorités issues de l’immigration – avant la pandémie, près de 15% chez les nouveaux arrivants versus à peine 5% pour la moyenne nationale.[1] Certaines minorités, et plus particulièrement les personnes noires et autochtones, sont 4 à 5 fois plus susceptibles que la moyenne d’être interpellées par la police[2] et font face, en milieux urbains, à un déploiement démesuré de forces policières dans les quartiers où elles sont surreprésentées.

Bien  que ces odieuses statistiques soient avérées, elles ne suffisent pas à elles seules à faire la démonstration d’un racisme qui fait système. La corrélation entre deux variables (ici la race et les maux mentionnés) ne signifie pas nécessairement causalité. Il est important, surtout lorsqu’on se dote d’une vision globale comme celle défendue par les gens qui dénoncent un «racisme systémique» québécois, de s’assurer, selon les cas examinés, qu’il n’y a pas une variable cachée autre que celle de la race qui viendrait expliquer le phénomène observé, comme la classe sociale, le revenu des ménages, le niveau d’éducation, l’appartenance religieuse, les taux de criminalité, etc., ou une combinaison de celles-ci. Bref, ne commettons par l’erreur d’établir une «fausse causalité». La gauche progressiste contemporaine peut avoir tendance, bar biais idéologique, à escamoter cette méthode élémentaire en sciences sociales, s’attachant de facto à des critères identitaires comme ceux de la race, du genre ou de l’orientation sexuelle.

Et quand bien même la causalité entre racisme et misère sociale serait avérée, ce qui est évidemment vrai dans de nombreux cas, ce n’est pas encore un critère suffisant pour parler concrètement d’un racisme systémique. Il manque encore des éléments au portrait. C’est que la notion de système a une signification bien précise en sciences sociales. L’idée n’est pas ici de faire un séminaire en sociologie, mais aucun débat sain n’est possible si l’on ne s’entend pas sur les mots employés.

Un système, à proprement parler, est un ensemble de variables institutionnelles interdépendantes (le droit, la loi du législateur, des mécanismes du marché, des appareils de contrôle policiers, etc.), dont un principe ou facteur supérieur donne sa cohérence au tout. Ici, c’est le concept de race qui donne sa cohérence à ce qui est perçu comme un système raciste. L’interdépendance, qui fait de ces variables des fonctions du système, est ici fondamentale. Chaque modification apportée à l’un des facteurs affecte chacune des variables selon le principe qui anime le tout. Sans démonstration empirique de cet assemblage de variables, aucune démonstration n’est faite quant à l’existence d’un système. C’est ce travail de fond que la gauche progressiste devrait normalement faire avant d’appliquer mur à mur un concept aussi complexe, précis et, surtout, chargé que celui de racisme systémique.

 

Les dangers de l’irréfutabilité

Le philosophe des sciences Karl Popper a défini un critère qui donne son caractère scientifique à une théorie. Il s’agit du critère de réfutabilité.[3] Selon Popper, une science ne peut revendiquer ce statut que si elle produit des théories qui peuvent être mises à l’épreuve des faits. Pour donner un exemple grossier, la météorologie n’est considérée comme une science que parce que ses hypothèses sont hautement réfutables et que, malgré tout, les hypothèses en question résistent souvent à sa confrontation avec l’expérience empirique. Le météorologue dit : «demain, il pleuvra». Il suffirait qu’il ne pleuve pas pour que son hypothèse soit réfutée. Et pourtant, il pleut.

La pseudoscience, elle, propose des théories et des hypothèses qui sont irréfutables. Elle inclut un nombre incalculables de variables et de phénomènes au sein d’une théorisation infiniment complexe dont la gymnastique intellectuelle permet d’envelopper l’ensemble du réel dans ces moindres recoupements. Il devient virtuellement impossible que l’observation des faits donne tort à la théorie. C’est un peu comme si le météorologue disait systématiquement : «demain, il pourrait pleuvoir et il pourrait ne pas pleuvoir». Il aurait toujours raison, mais ses affirmations n’auraient aucun caractère scientifique. Il ne démontrerait rien du tout.

La notion de système est donc toujours à utiliser avec prudence lorsqu’on l’introduit dans de nouvelles avenues d’analyse. Pour être certain qu’elle ne pêche pas par irréfutabilité, il est primordial que les variables retenues soient limitées et quantifiables et, surtout, que le principe qui les met en relation soit clairement défini sans trop grand artifice théorique et qu’il puisse raisonnablement être soumis à l’analyse statistique et à l’analyse de contenu. Rappelons-le : sans analyse empirique de son tout, pas de système.

En important au Québec les catégories mentales de Black lives matter, est-il alors possible d’y observer une telle cohérence systémique dont la race serait le facteur décisif d’organisation sociale? Pas nécessairement. Lorsque l’on parle de discrimination à l’emploi ou à l’accès au logement, peut-on raisonnablement cerner un système institutionnel raciste qui structure l’exclusion? Le problème semble plutôt prendre la forme d’un racisme sociétal ou culturel chez certaines couches de la population, à travers lequel des biais cognitifs structurent l’attitude et les comportements. Plutôt que de s’attaquer à un «système», les politiques publiques adéquates pour corriger le problème prennent la forme de mécanismes venant neutraliser la nuisance de certains comportements, comme par exemple avec des politiques d’inclusion à l’emploi (déjà existantes) ou l’anonymisation des CV.

Dans certaines situations, ce sont des mécanismes institutionnels, formellement neutres,  qui ont pour effet l’exclusion sociale sur des portions racisées de la population. C’est notamment le cas du cadre rigide qu’imposent certains ordres professionnels, ayant pour effet une incapacité pour une masse d’immigrants de faire valoir leur profession selon des critères qui diffèrent dans leurs pays d’origine.[4] Mais affirmer que des mécanismes neutres ont des effets discriminatoires involontaires, ce n’est pas la même chose que d’affirmer que tout ceci est le fruit d’un racisme qui fait système.

Là où la notion de racisme systémique peut être utile pour la société québécoise, c’est lorsqu’on l’applique à de plus petites unités sociales, comme certains corps policiers. À partir du moment où le profilage racial devient un facteur organisationnel important, qui justifie le déploiement de personnel, la pratique d’un certain travail policier au quotidien, l’octroi de budgets et des dépenses en armement et autres équipements de contrôle de populations, le principe de race, bien que seulement implicite, devient une force non négligeable qui vient peser sur un nombre important de variables institutionnelles. Mais encore une fois, affirmer qu’il existe un micro-racisme systémique dans certains corps constitués n’équivaut pas à affirmer que le Québec organise ses institutions selon un racisme systémique global. Nous pourrions dire la même chose de contextes où des employés de l’État, parce qu’ils sont racistes, bloquent l’entrée à des institutions qui, elles, ne le sont pas.

 

Une théorie irréfutable : le système de la «blanchité»

Face à ces considérations, un esprit scientifique devrait normalement être assez prudent dans l’utilisation de la notion de système pour traiter du cas québécois. Mais ce n’est pas la façon dont procède l’esprit pseudo-scientifique. Comme l’a déjà expliqué Popper, lorsque les défenseurs d’une théorie sont aux prises avec une réalité qui la contredise, la modification ad hoc de la théorie, venant sauver le point de vue défendu, est très tentante. C’est ici que la théorie intègre le champ de l’irréfutabilité pseudo-scientifique.

C’est exactement la façon dont a procédé une part importante de la gauche progressiste contemporaine. Elle a modifié ses conceptions de ce qui relève du racisme et du système. Pour une partie de cette gauche, cette réalité du monde occidental dans laquelle le racisme a justifié l’existence de systèmes colonialistes et esclavagistes n’est que la pointe de l’iceberg. Une fois ces systèmes explicites déconstruits, c’est au péché originel de l’Occident auquel il faut s’attaquer : celui par lequel l’on a construit un monde uniquement viable pour les Blancs. C’est ici la notion étatsunienne de «blanchité» (whiteness), par laquelle la majorité blanche pose les critères culturels de sa domination, qui constitue le fait primaire venant organiser les rapports sociaux. Et cette construction d’une domination d’ordre culturel, bien qu’elle ne prenne pas toujours la forme d’un racisme explicite, englobe à notre insu la quasi-totalité des institutions produites par le monde occidental. Le «privilège blanc» qui en découle est le principe venant activer nos institutions à travers un méta-système a priori imperceptible  (exit les variables institutionnelles empiriquement observables). C’est alors aux défenseurs de la justice sociale de continuellement dévoiler ce principe de la blanchité, de le mettre à nu, pour mieux le détruire, pour qu’enfin cesse l’oppression raciale.

Nous sommes ici face à une théorie qui enlace le réel de sorte qu’il est impossible qu’il lui échappe. Peu importe la configuration institutionnelle à laquelle nous faisons face, cette théorie sera toujours suffisamment astucieuse pour démontrer qu’il existe un système raciste caché. Elle est irréfutable. Si la gauche persiste dans cette trajectoire, cette utilisation incongrue de la notion de racisme systémique, notion pourtant fondamentalement légitime, a toute les chances de la faire sombrer dans le champ de la pseudo-science, comme ont pu le faire par le passé le marxisme ou le freudisme avec leurs propres concepts.[5]

Dans la pratique, le blindage de cette théorie peut se faire par une gymnastique intellectuelle empêchant tout débat sérieux sur la question. C’est ici qu’apparaît le concept de «fragilité blanche», selon lequel tout désaccord ou nuance par rapport à la vision du monde de cette gauche identitaire est le signe d’une incapacité pour la majorité blanche, s’accrochant à ses privilèges, de reconnaître le système raciste. Ce serait dans cette fange que les idiots et les racistes persistent à se vautrer. Récemment, le Conseil interculturel de la ville de Montréal insistait sur le fait que remettre en cause les conclusions de son rapport sur le racisme systémique et les concepts qu’il utilise relève d’une forme insidieuse de racisme dont l’idiot fait montre : il fait preuve de «daltonisme racial».[6]

C’est le genre de procédé que Jaghmeeth Singh, chef du NPD, a appliqué, cet été, dans ses attaques contre le Bloc québécois, ce repère d’idiots et de racistes. La formation indépendantiste reconnaît, faut-il le rappeler, le concept de racisme systémique. Il a même donné son aval, à l’unisson des autres partis de la Chambre des communes, à une commission d’enquête sur le racisme systémique au sein de la GRC. En parallèle, Singh a fait la demande en chambre de pouvoir outrepasser les procédures normales de dépôt de motion, afin qu’il puisse en déposer une, expressément, condamnant le racisme systémique de ce corps policier. Le Bloc, ne voyant pas de raisons d’empêcher de débat parlementaire sur la question et de déposer de motion avant même les conclusions de l’enquête (la rendant à l’avance irréfutable), a refusé ce privilège à Singh. Ce geste, anodin sur le plan de la pratique parlementaire, était suffisant pour que la toile de l’irréfutabilité idéologique se referme sur le Bloc. Nous connaissons la suite. Singh range désormais les militants du Bloc dans le rang des indécrottables racistes qui défendent le système d’oppression. L’art de boucler une boucle.

 

Une négation de la spécificité québécoise

En plus d’être sectaire, cet enfermement de notre univers mental prend la forme d’une américanisation impérialiste de nos référents collectifs, et nul besoin d’être Mathieu Bock-Côté ou Christian Rioux pour le constater. Elle enferme le peuple québécois dans une représentation de lui-même n’ayant strictement rien à voir avec le déroulement effectif de son histoire.

Le fait qu’il ait existé une poignée d’esclaves noirs en Nouvelle-France sert souvent d’argument à certains progressistes intersectionnels pour lier la condition noire du Québec à celle de l’Amérique dans sa globalité. Mais les faits historiques sont têtus. Les esclaves noirs et autochtones en sol québécois (plus souvent autochtones que noirs en fait) n’ont jamais été en nombre suffisant pour faire de la Nouvelle-France une société structurellement esclavagiste, ni non plus au Canada anglais. La très vaste majorité des Québécois afro-descendants n’ont aucune filiation avec un quelconque ancêtre esclave du Québec. Pour la plupart d’entre eux, leur filiation remonte aux vagues migratoires de la deuxième moitié du XXe siècle, pour lesquelles le Québec constitue une terre d’accueil.

Plaquer le racisme étatsunien sur le Québec occulte également les deux grands racismes systémiques au fondement même du Canada, justement là où la notion est juste et nous permet de mieux comprendre la trajectoire historique canadienne. Le plus destructeur de ces racismes érigés en système est celui par lequel l’empire britannique a pris en charge les populations autochtones via la Loi sur les indiens et le système d’apartheid des réserves autochtones.

Si l’église catholique, redevable au Vatican plutôt qu’à l’État québécois, a épisodiquement joué le rôle odieux de subalterne dans les pensionnats autochtones, les Canadiens-français ne sont pas ceux qui ont mis en place les institutions génocidaires du Canada anglais. La plupart des cas de racisme dont sont victimes quotidiennement les populations autochtones du Québec sont la conséquence de la position dans laquelle le système canadien les place, ce qui génère beaucoup de racisme comportemental et culturel de Québécois à leur endroit. La mort tragique de Joyce Echaquan en constitue l’enième exemple de cette horreur ordinaire. L’État québécois, lui, est relativement impuissant dans sa capacité à établir des relations viables avec les premières nations tant et aussi longtemps que ces populations sont prises en charge par le racisme d’État canadien. Ce qui n’excuse en aucun cas le fait de minimiser le phénomène global de racisme anti-autochtone comme le fait parfois notre premier ministre François Legault et de nier la différence de traitement dont sont victimes ces peuples dans leur rapport aux institutions québécoises. C’est le constat qu’en fait notamment la commission Viens, qui parle de «discrimination systémique» plutôt que de racisme sytémique.[7]

Ces détours nous ramènent frontalement à la question de la puissance politique et des responsabilités de chacun. Les Canadiens-français, et plus spécifiquement le peuple québécois, ne sont plus des conquérants sur le plan historique. Rappeler une telle banalité est le signe d’une dégénérescence de la mémoire historique. La Conquête anglaise a fait de notre peuple une population soumise sur le plan culturel, politique et économique. C’est là le deuxième racisme systémique canadien, sur fond de nettoyage ethnique des Acadiens et des Métis francophones, qui a transformé le colonisateur en colonisé. Depuis au moins 200 ans, les institutions anglo-canadiennes visent l’assimilation du fait français, tendance globalement victorieuse dans le reste du Canada. Et le grand bond économique des Québécois depuis la Révolution tranquille ne doit jamais nous faire perdre de vue la grande misère sociale qui découlait de notre mise au pas économique. Jusqu’aux années 1960, le revenu moyen des Canadien-français et leur niveau d’éducation étaient comparables à ceux des Afro-américains à la même période.[8] Et la discrimination dans les institutions politico-économiques dominantes étaient la norme. C’est sans compter la réactivation de notre survivance culturelle dans un XXIe siècle qui pourrait nous voir disparaître comme nation. «La survie, même pas la vie», comme disait l’autre.

 

Quand se marient progressisme et néo-colonialisme

Ces nuances ne sont pas seulement essentielles pour la raison historique, mais également sur le plan pratique. Baser des politiques publiques sur une représentation tronquée du peuple québécois peut rapidement prendre la forme d’un aboutissement du projet colonial d’assimilation. Ce serait là une grande tragédie pour un mouvement qui justement lutte contre le racisme et le colonialisme… La réduction de la nation québécoise à celle d’une «majorité blanche» neutralise toute distinction culturelle entre les populations blanches et toute distinction de trajectoire historique. Le Québec comme institution globale étant transformé en oppresseur racial, nos gestes d’affirmation nationale ne semblent plus prendre la forme de moments d’émancipation légitimes d’un peuple historiquement opprimé, mais s’inscrivent dans l’édification historique des critères de la «blanchité». L’équivalence entre, d’un côté, la nation québécoise comme force politique et institutionnelle, et, de l’autre, le racisme systémique fait alors son chemin dans les esprits.

C’est là un point fondamental. Du moment où l’on reconnaît sans nuances l’existence d’un racisme qui fait système, régler ici et là quelques problèmes sociaux liés au racisme n’est en aucun cas suffisant. C’est le système de la «blanchité» dans son ensemble qui doit être détruit. Ce sont les codes et critères par lesquelles la majorité «blanche» affirme son existence qui doivent être déconstruits dans leur ensemble. Pas de demi-mesure. Mais en évinçant de la sorte les distinctions culturelles des peuples et toutes les ramifications civilisationnelles qui font des associations humaines ce qu’elles sont, l’on ne se rend pas compte que ce n’est pas que d’une majorité blanche dont on parle dans le cas qui nous occupe, mais bien du peuple québécois qui est avant tout une nation civique de langue, de culture, d’histoire, de droit et de politique. En enveloppant tout cela sous le voile d’un système d’oppression, c’est tout ce bagage historique que l’on risque de vouloir faire s’effondrer.

Concrètement, cette déconstruction peut impliquer une remise en cause toujours plus poussée de la loi 101. En 2018, certains opposants à la pièce SLAV de Robert Lepage faisaient la demande d’un assouplissement majeur de nos lois linguistiques, associées au racisme systémique, de façon à permettre aux gens issues de minorités ethno-culturelles de communiquer en anglais avec les institutions québécoises. C’est précisément l’une des recommandations récentes du Conseil interculturel de la ville de Montréal. L’on peut s’imaginer ce à quoi ressemblerait ce travail de déconstruction si l’on faisait l’examen minutieux des traces institutionnelles laissées par les gestes d’affirmation nationale du peuple québécois.

La guérilla culturelle peut aussi s’attaquer à nos référents culturels et historiques. C’est dans la foulée des mouvements contre le racisme systémique que l’un de nos plus grands historiens, précurseur du nationalisme québécois moderne, Lionel Groulx, a été assimilé à des personnages historiques comme John A. Mcdonald ou les généraux esclavagistes du sud des États-Unis. Une pétition en ligne, sans suites, demande depuis que l’on retire son nom à l’une des stations du métro de Montréal. C’est dans le même état d’esprit que l’on appelle à la censure de Nègres blancs d’Amérique par Pierre Vallière et que l’on condamne à la mort professionnelle des gens pour la simple raison qu’ils ont osé mentionner le titre de l’œuvre. Cette année, la déconstruction a même visé la fête nationale, de laquelle le drapeau du Québec a été effacé. Plutôt qu’être la célébration de notre personnalité collective, la Saint-Jean Baptiste de 2020 fut l’occasion d’une auto-flagellation télévisuelle d’un Québec supposément fondé sur l’intolérance et de la réécriture de chansons nationales pour les adapter au bon chic progressiste du moment.

Si les Québécois ne peuvent s’attendre à ce que les minorités de son territoire soient compatissantes à l'endroit d’une majorité insensible aux problèmes qu’elles vivent, ces mêmes minorités ne peuvent pas non plus s’attendre à de l’indulgence lorsque l’on crache sur un peuple réduit à une engeance d’idiots et de racistes. Épouser les codes du monde anglo-américain et de la majorité anglaise au détriment de la minorité française, ce n’est pas de l’antiracisme ou de l’humanisme. C’est choisir le camp du néo-colonialisme canadien. Et que cet impérialisme culturel anglo-saxon prenne les airs du progressisme ne change rien à l’affaire.

 


[1] Jessica Nadeau, «Les immigrants récents peinent à trouver un emploi», Le Devoir, 18 janvier 2019.

[2] Pour exemple, un rapport récent du SPVM fait état du problème : Victor Armony, Mariam Hassaoui & Massimiliano Mulone (août 2019). Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées : Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration de suivi en matière de profilage racial. Équipe Armony-Hassaoui-Mulone.

[3] Karl Popper, Conjectures et réfutations : La croissance du savoir scientifique, France : Payot, 2006 (1963), 610 p.

[4] Akram Belkaïd, «Désenchantement des Maghrébins au Québec», Le Monde diplomatique, mars 2017.  

[5] Popper

[6] Récemment mis en lumière par le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, le concept se trouve directement dans ce rapport : Conseil interculturel de Montréal (CIM). Racisme systémique : Agir pour transformer la culture institutionnelle, changer les attitudes et renforcer les capacités citoyennes. Conseil interculturel de Montréal (CIM). 2020.

[7] Gouvernement du Québec. Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès, Rapport final. Gouvernement du Québec. 2019.

[8] Pierre Dubuc, «À la défense de ``Nègres blancs d’Amérique`` de Pierre Vallières», L’aut’journal, 8 janvier 2019.