Sofia, un catalogue de recherche anglicisant

2020/11/26 | Par Philippe Lorange

L’auteur est étudiant en Science politique et philosophie à l’Université de Montréal

Le 7 juillet dernier, les universités du Québec ont converti leur catalogue de recherche, qui était alors propre à chaque institution, pour le regrouper dans un seul, commun à tous les étudiants québécois, sous le nom de Sofia. En collaboration avec les bibliothèques universitaires, la décision fut prise par le Bureau de Coopération Interuniversitaire (BCI), un organisme privé qui a comme vocation de favoriser la concertation entre les universités. Le nouveau catalogue, réunissant les 18 universités québécoises, possède quelques nouveautés qui font interroger.

Par exemple, avant cette plateforme, quand un étudiant voulait faire une recherche, il n’avait accès qu’aux seuls documents de son institution. S’il souhaitait connaître les ressources d’autres bibliothèques, il devait consulter leur propre catalogue de recherche, un à un. Avec Sofia, maintenant, il n’a qu’à utiliser cet outil, et sa recherche aboutira non seulement aux résultats qui aboutissent à sa propre bibliothèque universitaire, mais aussi à celles des autres universités québécoises. A priori, cette technologie simplifie les recherches et améliore l’accès aux ressources.

Mais Sofia ne se limite pas qu’à cela. Car cette plateforme est aussi associée au catalogue collectif WorldCat, qui donne accès à des dizaines de milliers de bibliothèques dans le monde. Un étudiant peut donc maintenant faire des prêts à des bibliothèques aussi éloignées que celles de Harvard, Oxford ou Yale. À première vue, on y voit un progrès pour les étudiants, qui ont maintenant accès aux meilleurs documents qui se retrouvent à l’échelle mondiale, et on a raison de saluer cet avancement.

Mais il y a un mais. Car si l’image de l’étudiant fouinant à longueur de nuit des dizaines d’ouvrages papier a encore du vrai, elle omet de saisir que, depuis plusieurs années, d’autres sources d’information ont pris de l’importance. Il s’agit des livres numériques et des articles scientifiques en ligne. Leur popularité est grandissante en raison du fait qu’avec ces documents, l’étudiant n’a pas à se déplacer pour les emprunter. L’affaire est que la plupart des livres numériques qui sont achetés par les bibliothèques universitaires sont de langue anglaise. De même, si les articles scientifiques francophones existent, ils entrent tout de même en concurrence avec l’immense réseau de revues scientifiques anglophones. Avec Sofia, la compétition linguistique devient plus rude. Voyons pourquoi, à l’aide de quelques exemples.

En faisant une recherche ayant comme sujet la politique comparée, si l’étudiant souhaite connaître toute la documentation de son université, on lui montrera plusieurs livres papiers en français, disponibles à sa bibliothèque. Cela dit, s’il ne cherche que des livres numériques et des articles à travers les bibliothèques du monde, le résultat, pour le même sujet, est qu’il trouvera 4 documents en français pour les 40 premiers suggérés. Les autres sont tous en anglais exclusivement. En appliquant la même méthode mais en ayant comme sujet le féminisme, on a 22 documents en français pour les 200 premiers obtenus. Pour ce qui est d’une recherche sur l’islam, on aura droit à une seule source française sur les 200 premières, celle-ci se situant à la 161ème position.

Comment expliquer cette éviction du contenu francophone dans la documentation universitaire?  Le catalogue WorldCat, nous l’avons dit, réunit les sources d’information de milliers de bibliothèques ensemble. On peut raisonnablement se demander si l’algorithme de recherche est conçu de telle façon qu’il offre les résultats les plus populaires dans le monde entier aux étudiants. Parce qu’ailleurs dans le monde, c’est l’anglais qui est la langue la plus populaire pour les travaux universitaires en tout genre. Son bassin de locuteurs écrase le poids des universitaires francophones : il n’y a donc aucune surprise à ce que l’immense majorité des documents les plus populaires dans le monde soit en anglais. Cela a comme conséquence de mettre dans l’ombre la recherche de langue française et de renforcer la popularité des articles et livres numériques de langue anglaise.

Le catalogue WorldCat vient de la plateforme de services bibliothécaires WorldShare Management Services (WMS), qui appartient à la coopérative mondiale OCLC, dont le siège social est situé en Ohio, aux États-Unis. Il s’agit donc moins d’un catalogue véritablement « mondial » que d’une formule américaine qui favorise la recherche universitaire anglo-saxonne. La conception de l’algorithme oriente la grande majorité de la documentation numérique vers du contenu de langue anglaise et, de ce fait même, met en danger la pérennité de la production de contenu de langue française.

Comme l’a noté le chercheur Frédéric Lacroix dans son livre Pourquoi la loi 101 est un échec (Boréal, 2020), l’anglais est déjà très présent au Québec dans les sciences lourdes (génie, chimie, physique, médecine, etc.), tandis que dans les sciences dites légères, comme le droit, l’administration et les sciences humaines, le français perd du terrain. De plus en plus de professeurs imposent à leurs étudiants des lectures exclusivement anglaises pour l’entièreté de leur session. Avec le nouveau catalogue Sofia dont s’est doté le réseau universitaire québécois, nous franchissons un pas de plus dans l’anglicisation des études postsecondaires. Le BCI et les bibliothèques universitaires ont donc le choix : ou bien ils modifient substantiellement l’algorithme du catalogue dont il se sont doté, ou bien, faute de mieux, ils le rejettent et revient à l’ancienne formule. La vitalité d’une langue dépend de son usage, il faut prendre acte de ce fait et agir en conséquence.