La Loi sur la laïcité de l’État transforme le droit québécois en profondeur

2021/01/11 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Recension du livre Loi sur la laïcité de l’État commentée et annotée : philosophie, genèse, interprétation et application de Guillaume Rousseau, professeur de droit public à l’Université de Sherbrooke, avec la collaboration d’Éric Poirier, Nicolas Proulx, Idriss Moukagni, François Côté et Chiara Mara-Bolduc. Les Éditions Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, 3e trimestre 2020, 691 p.

 

Cet ouvrage est important. Sa lecture attentive est un passage obligé pour tout juriste et tout citoyen qui veut réfléchir de manière rigoureuse à la Loi sur la laïcité de l’État, aussi connue sous le nom de loi 21 (« la Loi »), et qui désire comprendre ses effets considérables sur l’ensemble du droit québécois. L’auteur principal a été l’un des principaux conseillers du gouvernement du Québec dans la préparation et la rédaction de la Loi. Il nous donne ici, avec son équipe de collaborateurs, un texte fouillé et méthodique, dont les mises à jour nécessaires seront autant de jalons dans l’évolution de débats sociaux majeurs pendant de nombreuses années. La préface est de Me Julie Latour, ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal qui s’est illustrée par ses nombreuses interventions en faveur d’une laïcité québécoise.

L’analyse de la Loi est précédée d’un chapitre éclairant sur ses fondements philosophiques et intellectuels. Les trente-six articles, de même que le titre, les huit considérants du préambule et chacune des trois annexes, sont longuement analysés. Chaque disposition est suivie des commentaires des auteurs, des commentaires du ministre responsable à l’Assemblée nationale (devant cette Assemblée ou en commission parlementaire), des commentaires du ministère du Conseil exécutif dans les notes explicatives qui accompagnaient le projet de loi, des amendements adoptés ou rejetés au cours du processus parlementaire,  des dispositions pertinentes d’une loi sur la neutralité religieuse de l’État adoptée par le gouvernement précédent (la loi 62) qui a été profondément modifiée par la loi 21, de références à des projets de loi antérieurs qui ont pu influencer la rédaction de la Loi, de références à des lois connexes ou similaires, d’extraits du rapport de 2008 de la Commission Bouchard-Taylor, de passages de la littérature spécialisée  rédigés par divers experts, d’une analyse de la jurisprudence à ce jour sur la loi 21, d’une analyse de la jurisprudence antérieure qui demeure pertinente, et de références à des éléments comparables du droit étranger.

La Loi sur la laïcité de l’État transforme le droit québécois en profondeur, bien au-delà de la simple interdiction de porter certains signes religieux. Après la Charte des droits et libertés de la personne, la Charte de la langue française et la Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec (la loi 99), elle est une nouvelle contribution majeure à la construction inédite d’un droit constitutionnel proprement québécois. Elle nous rapproche du jour de l’adoption d’une Constitution du Québec. Elle nous rappelle que le droit constitutionnel est un élément notable de la culture et de l’identité d’une nation. Ses effets iront peut-être beaucoup plus loin que ce que prévoyaient certains de ses auteurs. Elle pourra même contribuer à remettre en question la monarchie, qui réserve la fonction de notre chef d’État au chef de la religion anglicane dans un État étranger.  Il est impossible d’explorer l’ensemble de ces ramifications dans le cadre étroit de cette recension.

L’inscription par la loi 21 du principe de laïcité dans la Charte des droits du Québec heurte de plein fouet la reconnaissance de la souveraineté de Dieu dans le préambule de la Charte canadienne et la clause du multiculturalisme de l’article 27 de celle-ci. Ce préambule et cette clause conditionnent l’interprétation et la mise en œuvre des chartes des droits par les juges des tribunaux supérieurs nommés uniquement par le gouvernement canadien. Il en est résulté une jurisprudence qui place la liberté de religion individuelle au sommet des droits fondamentaux, ce qui favorise l’intégrisme religieux au détriment du bien public. Cette jurisprudence est contraire au principe de laïcité. Elle est profondément étrangère aux valeurs laïques de la vaste majorité des citoyens du Québec qui s’identifient à la nation québécoise. Une incompatibilité constitutionnelle radicale est en train de se dessiner. 

La Charte canadienne est un élément central de la Loi constitutionnelle de 1982 qui a été imposée au Québec, qu’aucun gouvernement du Québec n’a signée et qui est interprétée uniquement par des juges fédéraux. Le Canada est dans un profond déni parce qu’il continue de croire que cette situation est normale, équitable et acceptable pour le Québec. En réalité, elle est instable et explosive, et le détonateur de l’explosion risque fort d’être la Loi sur la laïcité de l’État. Les Québécois pourraient devoir choisir un jour entre la Charte québécoise et la Charte canadienne, si les tribunaux fédéraux n’ont pas la sagesse d’accommoder la différence de la nation québécoise dans ses choix démocratiques, légitimes et fondamentaux. Si le pouvoir judiciaire canadien n’a pas cette sagesse, il se remettra lui-même en question. Un système judiciaire repose sur la confiance des citoyens et sur l’apparence d’impartialité. En réalité, c’est la Loi constitutionnelle de 1982 qui est en procès et non la loi 21, parce que l’ordre constitutionnel québécois, qui repose sur un ferme consensus qui est tout à fait raisonnable sur le plan international, prévaudra sur l’ordre constitutionnel canadien en raison de sa légitimité supérieure, et ce quel que soit le statut politique du Québec. La construction d’un ordre constitutionnel distinct au Québec est, avec la loi 21, en train d’atteindre un point de non-retour. Ou bien le Canada accommodera la diversité profonde fondée sur la reconnaissance de la nation québécoise et de ses choix, ou bien il éclatera, parce que la nation québécoise continuera de se construire avec ou sans le Canada. Affirmer le contraire, c’est exiger que le Québec se soumette à une profonde mystification de la raison d’État canadienne, et accepte le conditionnement psychologique moralisateur qui ne découle le plus souvent de rien d’autre qu’une profonde hostilité à l’égard de l’idée même d’une nation québécoise.  Cette hostilité est au cœur de la Loi constitutionnelle de 1982, et constitue son projet constamment réitéré.

La vérité irréfutable, c’est que la loi 21 inscrit le Québec dans le camp modéré des démocraties occidentales avancées sur la question de la laïcité. Les enragés de la religion civile de la Charte canadienne comme Charles Taylor sont viscéralement incapables de le reconnaître. Non seulement les dispositions de lois beaucoup plus contraignantes que la loi 21 ont été déclarées valides à maintes reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a juridiction sur des centaines de millions de personnes et est l’un des plus importants tribunaux au monde, mais il est clair que la jurisprudence américaine accepterait la validité de la loi 21 également. Les deux plus grands systèmes juridiques mondiaux sont contraires à la position canadienne. Le comble, c’est qu’on demande au Québec de justifier le caractère raisonnable de ses atteintes à la Charte canadienne, alors que ce qui est vraiment déraisonnable, c’est précisément cette Charte elle-même, telle qu’elle est interprétée par des juges fédéraux à l’impartialité plus qu’incertaine, puisqu’ils ont été soigneusement choisis après un filtrage idéologique bien connu de l’État canadien. Le Canada va à sa perte avec un tel aveuglement.  

Si les tribunaux canadiens devaient déclarer la Loi et sa clause dérogatoire inconstitutionnelles, ils confirmeraient que la Constitution de 1982 est une nouvelle manifestation de l’effectivité canadienne au détriment du Québec qui existe depuis la Conquête, et qu’elle est incapable d’accommoder la diversité réelle parce qu’elle préfère une diversité de surface qui nie les faits sociaux élémentaires. La négation du réel conduit à terme un système juridique à la caducité. L’étendue de l’intolérance et de l’hystérie canadiennes envers la Loi, même dans les milieux juridiques où le discours contre la laïcité québécoise devient souvent irrationnel, n’augure rien de bon pour la stabilité et l’avenir du Canada. La loi 21 est probablement un catalyseur pour une évolution prochainement accélérée et décisive du Québec et du Canada.

La question posée au fond par la Loi sur la laïcité de l’État est de savoir s’il est possible d’obtenir par la voie judiciaire une reconnaissance de la nature distincte de la nation québécoise, et de la légitimité constitutionnelle de ses choix, qu’il n’a pas été possible d’obtenir par la voie politique. Le Canada joue gros dans cette affaire. On sait ce qui est arrivé quand certains projets de réforme constitutionnelle ont échoué. Le déni canadien ne pouvait qu’avoir un temps, qui a fini par durer un quart de siècle, mais tôt ou tard la réalité devait s’imposer sous une forme ou sous une autre. Elle a pris la forme de la Loi sur la laïcité de l’État.

Il existe quelques signes de bonne volonté dans la jurisprudence de la Cour suprême. Elle a signalé que l’inscription de la laïcité dans une loi fondamentale aurait un impact sur son interprétation des chartes des droits. Elle a décidé que la garantie constitutionnelle de trois juges québécois à la Cour suprême était une forme de respect pour les valeurs québécoises. Elle a jusqu’ici accepté que l’usage de la clause dérogatoire n’exigeait que des conditions de forme et qu’elle ne pouvait pas s’interroger sur le bien-fondé d’une telle mesure.[1] Mais elle refuse d’importer les notions-clés de marge d’appréciation nationale et de nécessité de maintenir l’équilibre social, qui sont déterminantes dans la jurisprudence européenne, précisément parce qu’elles sont incompatibles avec le projet idéologique canadien.  On peut supposer que si les juges des tribunaux supérieurs étaient nommés par le gouvernement du Québec, ils donneraient un plus grand poids à cette jurisprudence de l’autre côté de l’Atlantique qui est éminemment raisonnable. Quand elle sera confrontée à la loi 21, la Cour suprême sera soumise à une épreuve de vérité. Elle sera forcée de choisir entre les courants contradictoires de sa propre pensée.

De plus, même le juge de la Cour d’Appel le plus respectueux de la Loi au stade préliminaire, le juge Mainville, a évoqué la possibilité que l’usage de la clause dérogatoire soit plus étroitement encadré par les tribunaux.[2] Il a seulement décidé que cela ne pouvait pas se faire avant que les multiples contestations de la Loi ne soient plaidées au fond. Le juge de la Cour supérieure saisi de l’affaire au fond en première instance, le juge Blanchard, en a sûrement pris bonne note. Le juge Mainville a ouvert la porte. D’autres pourraient s’y engouffrer.

De nouveaux arguments sont portés devant les tribunaux à l’encontre de la validité de la clause dérogatoire. Parmi ceux-ci, on cite l’article 28 de la Charte canadienne, qui garantit le droit des femmes à l’égalité malgré toute autre disposition de la Charte, ce qui comprend l’article 33 qui autorise le recours à une clause dérogatoire. L’article 28 a été ajouté à la dernière minute au projet de Charte canadienne en 1981 par le ministre fédéral de la Justice, Jean Chrétien, à la suite d’une ultime rencontre avec des groupes féministes qui voulaient éviter que le droit à l’égalité des femmes ne soit soumis à la clause dérogatoire.  M. Chrétien est toujours d’avis que la possibilité de recourir à la clause dérogatoire est une bonne chose, puisqu’elle permet aux élus d’avoir le droit au dernier mot dans des débats sociaux fondamentaux, et puisque le juge ne doit pas s’ériger en législateur supérieur aux parlements. Cela en fait l’un des rares sujets de désaccord entre lui et son premier ministre canadien de l’époque, Pierre Elliott Trudeau, pour qui la clause dérogatoire était une tare honteuse à son œuvre constitutionnelle, que les provinces de l’Ouest lui ont arraché dans la douleur comme une mauvaise dent.

Même si les tribunaux ont choisi jusqu’ici de ne voir dans l’article 28 qu’une clause d’interprétation, donc mineure et accessoire, rien n’empêche qu’ils changent leur fusil d’épaule et qu’ils reviennent à son intention initiale. La juge en chef de la Cour d’Appel aurait suspendu la Loi dès le stade préliminaire pour le motif que la clause dérogatoire était contraire à l’article 28, mais sa position fut de justesse minoritaire. Une telle suspension aurait été manifestement contraire à une règle de base selon laquelle on ne peut présumer du traitement d’un argument nouveau au stade préliminaire. Cela dit, il est particulièrement savoureux de voir de savants avocats soutenir qu’une disposition constitutionnelle destinée à renforcer le droit à l’égalité des femmes aurait été supposément violée par la Loi parce qu’elle viserait surtout les femmes musulmanes. Cette position équivaut à subvertir le droit à l’égalité pour favoriser l’intégrisme religieux qui a toujours opprimé les femmes dans la réalité.

Il demeure que l’issue de ces débats juridiques est incertaine. Il demeure également qu’il est faux de dire que l’usage des clauses dérogatoires suppose une violation des chartes des droits, puisque ce sont ces chartes elles-mêmes qui autorisent le recours aux clauses dérogatoires. Le Québec peut raisonnablement soutenir que la clause dérogatoire ne sert pas en l’occurrence à brimer des droits, mais plutôt à protéger la liberté de conscience des citoyens québécois qui ne désirent pas être soumis à l’expression vestimentaire de l’intégrisme lors de la prestation de services publics, ni que leurs enfants soient soumis quotidiennement à une telle influence à l’école publique.

Le ministre responsable de l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, Simon Jolin-Barrette, a déclaré à juste titre que l’usage plus fréquent de la clause dérogatoire au Québec s’est presque toujours accompagné d’une tentative de promouvoir son caractère distinct et de permettre un progrès social.[3] C’est poser la question de la légitimité d’une Charte canadienne imposée au Québec et de la compatibilité de cette Charte avec l’identité nationale québécoise. En ce qui concerne la Charte québécoise, cette compatibilité est désormais assurée par les modifications qui y ont été apportées par la Loi qui donnent préséance à la laïcité.

Avec l’affaire de la loi 21, à laquelle il faut ajouter la contestation de la loi 99 et le recours des personnes injustement emprisonnées pendant la crise d’octobre 1970, la question nationale québécoise est relancée devant les tribunaux même si elle ne l’est pas encore dans l’opinion publique. Le droit constitutionnel redevient une forme de guerre civile non violente. Le problème est que les dés sont pipés parce que l’État canadien est à la fois juge et partie. Dans de telles affaires majeures, le pouvoir judiciaire est suspect parce qu’il incarne la raison d’État, qui demeure canadienne même si elle n’est pas nécessairement celle du gouvernement fédéral du jour. Et il doit chaque fois faire l’effort de convaincre qu’il est réellement impartial puisqu’en apparence, par son mode de nomination, il ne l’est pas du tout.  La Cour suprême du Canada a brillamment et de manière surprenante relevé ce défi majeur dans le Renvoi sur la sécession du Québec en 1998.[4]

Il ne peut pas être exclu que les tribunaux canadiens soient encore une fois à la hauteur, mais les juges changent et le raidissement idéologique a sévi dans la plupart des facultés de droit et la doctrine juridique pendant plus de vingt autres années. Cette fois, on peut craindre le pire devant le rouleau compresseur trudeauiste dans les esprits canadiens. On ne peut pas toujours compter sur les juristes d’une autre nation qui appliquent de force leur Constitution.

 


[1] La décision majeure de la Cour suprême sur ce point est l’arrêt Ford de 1988, qui a invalidé la disposition de la Charte de la langue française qui imposait l’affichage public en français seulement. La Cour suprême a appuyé sa décision sur la Charte québécoise, puisqu’elle a jugé que la clause dérogatoire à la Charte canadienne était valide. L’Assemblée nationale n’avait pas jugé bon à cette époque d’ajouter une clause dérogatoire à sa propre charte des droits. Pour éviter la répétition d’un tel scénario, le législateur québécois a cette fois adopté une clause dérogatoire pour chacune des chartes aux articles 33 et 34 de la loi 21. L’arrêt Ford est toujours le précédent majeur sur la clause dérogatoire que les opposants à la loi 21 devant les tribunaux cherchent à renverser. Par souci de transparence, je dois écrire ici que j’étais l’auteur principal du mémoire du Procureur général du Québec en Cour d’Appel dans l’affaire Ford, dont le mémoire en Cour suprême s’est largement inspiré après mon départ du ministère de la Justice du Québec. Ce départ fut provoqué par des luttes épuisantes pour défendre en vain la Charte de la langue française devant les juges fédéraux. Notre victoire partielle sur la clause dérogatoire fut une mince consolation.

[2]Voir la page 574 de l’ouvrage recensé.  Encore une fois, la transparence m’impose de dire ici que j’ai croisé le juge Mainville à quelques reprises dans ma carrière alors que nous étions tous deux avocats. Me Mainville était l’un des avocats des Cris dans la négociation de la Convention de la Baie James. Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de la faculté de droit de l’Université McGill, alors qu’il y poursuivait des études de maîtrise et moi de doctorat. Son mémoire de maîtrise, qui a été publié, a directement inspiré un recours majeur que j’ai déposé par la suite au nom d’une communauté autochtone.

[3] À la page 539 de l’ouvrage recensé.

[4] La transparence exige encore que je reconnaisse que j’ai conseillé à l’amicus curiae dans le Renvoi, Me André Joli-Cœur, alors que je travaillais à ses côtés à la rédaction de notre mémoire pour la Cour suprême, pour qu’il conteste de manière plus affirmée l’impartialité du plus haut tribunal canadien dans cette affaire. Me Joli-Cœur a rejeté cet avis parce qu’il croyait que la Cour pourrait être convaincue par nos arguments sur des points majeurs, notamment la création d’une obligation légale de négocier que la Cour a étendu au-delà de nos espérances à toutes les modifications constitutionnelles demandées par une province, que la violation de l’obligation de négocier par le Canada pourrait rendre une déclaration unilatérale d’indépendance du Québec légale en droit canadien,  et que l’accession du Québec à l’indépendance pourrait être légale en droit international même si elle était inconstitutionnelle, la légalité internationale pouvant alors être déterminante.  Me Joli-Coeur avait raison.