L’Atelier de chant traditionnel : L’univers numérique contre lui-même

2021/01/11 | Par Frédéric Lacroix

Le 21 novembre dernier, j’ai eu la chance de participer à un évènement singulier : les « 12 heures du chant », une activité organisée annuellement par l’Atelier de chant traditionnel de Québec (ACTQ). Le concept des « 12 heures » est simple : des amateurs de chanson traditionnelle se réunissent dans l’objectif de chanter, de mémoire, sans texte ni partition, sur douze heures consécutives, émulant ainsi les « veillées » d’autrefois. Une belle occasion de se voir, de partager des chansons et d’avoir du plaisir. Une occasion, également, de s’immerger dans le répertoire inouï de la chanson traditionnelle du Québec, de l’Acadie et de l’Amérique francophone. Un répertoire qui est loin, très loin, de se limiter à ce que l’on peut entendre à la radio au Nouvel An.

Quand on découvre ce trésor, quasi confidentiel, porté à bout de bras par le véritable missionnariat de quelques passionnés, exclus des radios, de la télévision, on est saisi d’un vertige et d’une véritable colère; pourquoi nos radios, notre télévision ne nous proposent-elles presque toujours que la même bouillie anglo-américaine alors qu’il existe chez nous un véritable trésor culturel, unique au monde?

Des chansons drôles, des chansons tristes, des chansons à boire, des chansons grivoises, des chansons qui proviennent du fonds des âges et qui ont été transmises de bouche à oreille dans une grande chaîne ininterrompue parfois depuis des centaines d’années; l’origine de certaines se perdant même au fonds des âges. Pourquoi cet immense legs culturel est-il déconsidéré, refoulé aux marges? L’Église catholique, autrefois, a agi, avec « La Bonne Chanson », entre autres, pour repousser ce répertoire parfois peu catholique aux marges. Et aujourd’hui?

L’ACTQ a été démarré en 2006 par Robert Bouthillier, ethnologue et monument vivant de la chanson traditionnelle francophone, qui voulait organiser des « veillées » sur le modèle de celles d’autrefois, mais qui s’était vite rendu compte que cela était impossible, car il y avait eu dans les familles une perte de patrimoine oral à peu près totale; les gens ne connaissaient plus de chansons. La transmission du patrimoine culturel est enrayée. La chanson traditionnelle est une espèce de « canari dans la mine » qui reflète peut-être l’état de la transmission culturelle au sens large. Refusant de baisser les bras, M. Bouthillier a pris le problème à bras-le-corps en créant l’ACTQ, qui est un lieu de réappropriation du patrimoine oral.

Cet atelier a depuis été repris par la chanteuse traditionnelle Gabrielle Bouthillier. Comme elle l’exprime elle-même : « La culture se consomme maintenant. Passivement. On ne s’autorise plus à la porter. Comme si la culture devait être le fait de professionnels seulement ». Il y a une professionnalisation des modèles culturels qui fait en sorte que les gens ne portent plus un répertoire commun. Or, la chanson traditionnelle est à la portée de chacun, sans besoin d’une voix parfaite, de cours de chant, d’un désir de performance. Sa pratique crée un lien subtil, mais très réel entre les humains, et permet de s’inscrire, le temps d’une chanson, dans quelque chose qui nous dépasse. 

Le 12 heures est en quelque sorte une mise en pratique des chansons apprises à l’atelier. Cette année, pandémie oblige, il fut décidé de le tenir… en ligne. C’était là tout un saut dans l’inconnu. Qui fut sans contredit un succès. Sans prétendre qu’un évènement virtuel puisse remplacer un évènement en « présentiel », cela marchait néanmoins; il y avait une qualité de présence qui faisait que l’on y « croyait », que ça « fonctionnait ». Le subtil lien entre les humains peut aussi, d’une certaine façon, se créer en ligne. Il s’agit d’une découverte que l’on doit à la pandémie.

L’évènement virtuel a même réussi le tour de force de rassembler plus de monde – beaucoup plus de monde – sur 12 heures que l’évènement physique habituel. La plateforme ZOOM sur laquelle il se tenait était saturée à son maximum de 100 personnes presque tout au long des 12 heures (avec un roulement important, la plupart des gens ne restant pas 12 heures). De plus, l’évènement était retransmis à quelques centaines de personnes sur la plateforme TWITCH (l’interaction entre les participants n’était alors pas possible). Il y a donc eu plusieurs centaines de participants de plus cette année en virtuel,  que les années précédentes en présentiel. Et des participants d’un peu partout au monde; Québec, France, Vermont, Maritimes, Ontario. Il était émouvant d’entendre des gens, des inconnus, pousser la chanson dans leur salon situé tout près ou bien à des milliers de kilomètres.

Les plateformes numériques, comme chacun sait, sont la main de fer dans le gant de velours de « l’Empire invisible », le « soft power » qui assure aux États-Unis une véritable domination culturelle à l’échelle mondiale, domination qui est sans précédent dans l’histoire. Tout le monde aujourd’hui s’abreuve de plus en plus de culture américaine – de plus en plus directement en anglais– et de plus en plus tôt. Dans notre imaginaire, dans nos références culturelles, nous sommes de plus en plus Américains. En témoigne, par exemple, la montée en popularité, inexorable, des prénoms anglo-américains donnés aux bambins au Québec; dans la tête de plus en plus de jeunes parents, leurs enfants sont ou seront des Américains; avec le choix du prénom, ils choisissent de les inscrire dans cette culture. On assiste en direct, rapidement, à un basculement culturel de grande ampleur.

Mais il n’y a pas de fatalité. Pendant 12 heures, il y a eu – à microéchelle – une véritable inversion des pôles.  Les mêmes plateformes qui servent de fer de lance à la culture américaine peuvent être retournées pour servir une autre culture. Notre culture. Donner accès à notre patrimoine oral en 2021; voilà un beau chantier qui devrait être financé et encouragé. Je rêve d’un projet de type « Éléphant-Mémoire du cinéma québécois » pour la chanson traditionnelle.