Les Koch et la transformation du Parti Républicain en parti d’extrême-droite

2021/01/11 | Par Pierre Dubuc

Comment expliquer qu’une centaine d’élus républicains de la Chambre des représentants et une dizaine de sénateurs se soient opposés à la certification des résultats de l’élection présidentielle, même après l’assaut donné au Capitole, témoignant ainsi de leur totale sujétion à Donald Trump? Comment, surtout, expliquer la dérive du Parti Républicain vers l’extrême-droite depuis une dizaine d’années?

Le parcours du congressman Bob Inglis, tel que relaté dans livre de Christopher Leonard Kochland, The Secret History of Koch Industries and Corporate Power in America (Simon and Schuster), est instructive à ce sujet. Bob Inglis était un républicain conservateur d’un district conservateur d’un des États les plus conservateurs des États-Unis : la Caroline du Sud. Il bénéficiait de l’appui de Koch Industries, dont le Political Action Committee (PAC) avait versé 10 000 $ à sa campagne électorale de 2008, devenant ainsi son deuxième plus important donateur.

Inglis avait une fiche parfaite de vote conservateur. Il allait de soi qu’il ne prêtait pas foi au discours sur le réchauffement climatique… jusqu’au jour où un voyage en Antarctique le convainc du contraire. Aussi, lorsque l’administration Obama présente en 2009 le projet de loi « cap-and-trade » Waxman-Markey, imposant une taxe sur le carbone, il ne peut se résoudre à voter contre. Ni à voter pour, la jugeant trop complexe. Il dépose alors un projet de loi, le « Raise Wages, Cut Carbon Act », qui se veut un compromis en stipulant que toute taxe sur le carbone soit accompagnée d’une réduction d’un montant égal de l’impôt sur le revenu. Cependant, le projet de loi Waxman-Markey est adopté à la Chambre des représentants par 219 voix contre 212 avec l’appui surprise de huit Républicains.

Peu après, lorsqu’Inglis contacte le PAC des Koch pour un soutien financier et pour inviter le lobbyiste du groupe à son assemblée, il se fait répondre que celui-ci ne sera pas présent. C’était le premier message des Koch à Inglis.

Les congressman ont parmi leurs obligations civiques la tenue régulière de « town hall meeting » où ne se présente habituellement qu’une poignée d’électeurs. Mais, à son grand étonnement, Inglis se trouve confronté à une foule hostile de plus de 500 personnes enragées contre Washington, Obama, la loi Waxman-Markey et… Inglis ! Ils dénoncent, entre autres, l’Obamacare en prétendant qu’il va servir à introduire dans leur corps une puce qui permettra au gouvernement de les contrôler.

Ce n’était pas des contestataires habituels, rapporte Inglis à Leonard, mais des gens d’âge mûr, Blancs pour la plupart, semblant financièrement à l’aise. À l’arrière de la salle, une personne filmait la réunion. Sans surprise, quelque temps plus tard, se pointe un opposant, Trey Gowdy, à l’investiture contre Inglis. Il bénéficie d’un soutien financier de 7 500 $ des Koch et de l’appui d’une foule déchaînée contre Inglis lors des assemblées publiques. Ce dernier a confié à Christopher Leonard qu’il a craint d’être assassiné, sachant que plusieurs des participants étaient armés. Le jour du scrutin, Inglis ne récolte que 29% des votes contre 70% à Gowdy.

Inglis ne fut pas le seul à subir un tel assaut. Les huit républicains qui avaient appuyé la loi furent aussi l’objet de cette fureur. Bien plus, on voit apparaître dans les défilés de l’Independance Day de ce 4 juillet, des manifestants brandissent des pancartes « I Want My Country Back », « Say no to Socialism », « Silent no More ».

Ces mobilisations ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont orchestrées par un obscur groupe, Americans for Prosperity (AFP). L’AFP a des chapitres dans 38 États et le District de Columbia. Il suscite l’émergence et organise des groupes qui en viennent à se reconnaître sous le nom de « Tea Party ». Il forme les membres du Tea Party pour qu’ils interviennent dans les tribunes téléphoniques des stations de radio, sur les réseaux sociaux, dans des assemblées. Il paie le transport et les repas pour les amener à manifester à Washington. Subtilement, on leur impose comme thème principal les changements climatiques.

À partir de 2008, l’AFP mène aussi une action directe auprès des politiciens. Il exige qu’ils s’engagent par écrit à s’opposer à toute législation relative aux changements climatiques qui se traduirait par une hausse des revenus de l’État. En 2009, ce « carbon pledge » est signé par 233 politiciens au niveau des États et du gouvernement fédéral. En 2010, ils sont 627, dont l’actuel vice-président Mike Pence.  À l’élection de mi-mandat de 2010, les Républicains prennent le contrôle de la Chambre des Représentants et font des gains appréciables au Sénat. Des 85 nouveaux élus républicains, 76 ont signé le « carbon pledge ». Une des premières mesures qu’ils font adopter est de mettre un terme au financement du Select Committee on Energy Independence and Global Warming.

Revenons au projet de loi Waxman-Markey qui devait obtenir la sanction du Sénat pour avoir force de loi. Une campagne tous azimuts est menée contre le projet de loi par une ribambelle de think tanks (Cato Institute, American Council for Capital Formation, le Institute for Energy Research, American Energy Alliance, etc.), appuyée par la National Association of Manufacturers, en agitant le spectre d’une perte de deux millions d’emplois et d’une augmentation de 50% des tarifs d’électricité d’ici 2030.  Finalement, le projet de loi meurt au feuilleton.

Derrière tous ces événements, on retrouve les millions des frères Koch. L’Americans for Prosperity est financé par les frères Koch depuis sa création. En 2010, son budget était de 17,5 millions $.  Selon Greenpeace, les groupes (think tanks et autres) qui ont fait campagne contre l’adoption par le Sénat du projet de loi Waxman-Markey ont reçu 24,9 millions $ des Koch.

La stratégie des frères Koch ne se limite pas à susciter et appuyer des candidatures favorables à leurs politiques. Forts de leurs succès, ils aspirent à prendre le contrôle du Parti Républicain. Discrètement, un tiers des directeurs de l’AFP au niveau des États quittent l’organisme pour un emploi au sein du Parti Républicain. Cette prise de contrôle ne sera révélée que beaucoup plus tard dans une étude de Greenpeace « Koch Industries : Secretly Funding the Climate Denial Machine », mais surtout par un article de Jane Mayer dans le New Yorker intitulé « Covert Operations : The Billionnaires Borhters Who Are Waging a War Against Obama ».

Dans leurs efforts pour soumettre les candidats républicains à leurs desiderata, les frères Koch ont pu bénéficier de l’arrêt « Citizens United v Federal Election Commission » de la Cour suprême des États-Unis qui lève toutes les restrictions aux donations à des groupes politiques indépendants par le biais des PAC. Cette décision n’est sans doute pas étrangère au fait que les juges de la Cour suprême Antonin Scalia et Clarence Thomas aient été des participants assidus aux rencontres annuelles secrètes des Koch avec des représentants des milieux d’affaires. En fait, cela n’est que la pointe de l’iceberg de l’influence des Koch sur la magistrature aux États-Unis. Christopher Leonard a révélé qu’au cours des années 1980, plus de 4 000 juges en provenance des 50 États avaient « bénéficié » de séminaires organisés par les Koch, toutes dépenses payées dans des centres de ski.

 

Stacey Abrams

Malgré tout, des candidats républicains soutenus par les Koch peuvent être battus. Nous en avons eu l’exemple récemment avec l’élection des deux sénateurs démocrates en Géorgie. Plusieurs médias, dont le New York Times – et même Yves Boivert dans La Presse+ (10 janvier 2021) – ont attribué avec raison une large part de cette victoire à la campagne menée par Stacey Abrams pour enregistrer sur les listes électorales des électeurs afro-américains, latinos et asiatiques.

Avocate, diplômée de Harvard, leader de la minorité démocrate à la législature de la Géorgie, Stacey Abrams et son équipe du New Georgia Project ont procédé à l’inscription de 800 000 personnes au cours des dernières années, comme le rappelle Yves Boivert.

Cependant, ce que Boisvert omet de mentionner est la cause de la nécessité d’une telle action. La campagne de Stacey Abrams est en réaction à celle menée par le secrétaire d’État de la Géorgie, Brian Kempf, pour radier des électeurs des listes électorales et les moyens employés pour y arriver. Le phénomène de purge des listes électorales des membres des minorités a pris une telle ampleur aux États-Unis que le journaliste d’enquête Greg Palast prédisait même une victoire de Trump dans son livre How Trump Stole 2020 (Seven Stories Press).

L’équipe de Palast avait découvert, après une analyse minutieuse des listes électorales de la Géorgie, que Kempf avait radié 665 677 électeurs, soit un Géorgien sur huit. Palast avait élargi son enquête à l’ensemble des États-Unis et découvert que pas moins de 5 872 857 bulletins de vote n’avaient pas été comptés lors de l’élection de 2016. S’ajoute à cela un minimum de 1 982 071 électeurs qui ont été empêchés de voter pour un total de 7 854 928. Dans les États-clefs, et par conséquent dans l’ensemble du pays, cela a privé Hillary Clinton de la victoire.

Dans une recension de son livre, nous avons passé en revue les moyens utilisés pour priver les membres des minorités de leur droit de vote. Mais nous voulons plutôt revenir sur le grand responsable, identifié par Palast, de cette campagne de purge des listes électorales à l’Échelle du pays.

Il s’agit de Kris Kobach, le secrétaire d’État du Kansas. Son mentor était Hans von Spakowsky, qui faisait partie de l’équipe de George W. Bush en 2000 qui a disqualifié 179 855 bulletins de vote en Floride, la plupart dans des comtés avec une population à majorité noire, assurant la victoire de Bush sur Al Gore.

Le président Bush l’a récompensé en le nommant à la tête de la Justice Department Civil Rights Division où il avait pour mandat de protéger le droit de vote des Afro-Américains (sic)! La moitié du personnel a démissionné en signe de protestation lors de sa nomination. En 2017, Trump l’a nommé à la Presidential Commission on Election Integrity (re-sic)!

Palast affirme que le sujet de son livre n’est pas le droit de vote, mais le pouvoir et qu’aux États-Unis, le pouvoir vient avec le carnet de chèques.  Une des deux sources de cet argent est l’entreprise Georgia-Pacific, des frères Koch dont le siège social est à Wichita au Kansas, l’État où sévit le principal artisan de toutes les manœuvres de radiation, le secrétaire d’État Kris Kobach.

 

Les Koch et Trump

Les relations entre les frères Koch et Donald Trump n’ont pas toujours été des plus harmonieuses. Les Koch sont des libertariens – leur gourou est Hayek – alors que Trump favorise l’intervention de l’État avec des mesures protectionnistes. Les deux clans se sont mesurés lors du dépôt d’un projet de loi modifiant l’Obamacare, soutenu par le président Trump. Vingt-cinq députés républicains, membres du Freedom Caucus, ont alors exprimé leur opposition jugeant que la remise en question de l’Obamacare n’allait pas assez loin. Ils estimaient qu’il s’agissait d’un « Obamacare light ». Faute d’un soutien suffisant, le projet de loi a été abandonné au grand dam du président Trump.

Le principal objectif du Freedom Caucus est de promouvoir des lois visant à limiter la taille du gouvernement fédéral. On ne sera pas surpris d’apprendre que les Koch sont un des principaux bailleurs de fonds du caucus.

Après quelques modifications, le projet de loi a été adopté. Mais le message que les frères Koch voulaient envoyer a été reçu cinq sur cinq par Trump. Il est entré dans leurs bonnes grâces avec une importante réduction d’impôts pour les entreprises et les mieux nantis.

Dernièrement, les Koch ont flairé que le vent allait tourner. Dans un livre publié récemment (Believe in People, Macmillan Publishers), le patriarche Charles Koch, 85 ans, a exprimé des remords (!?!). Il s’est demandé s’il n’avait pas enfanté un monstre et « foiré » dans son rôle de parrain et financier de la droite américaine.

Dans un courriel adressé au Wall Street Journal, il a écrit : « Je félicite Joe Biden et Kamala Harris pour leur victoire. J’ai hâte de trouver des moyens de travailler avec eux pour briser les barrières qui retiennent les gens, que ce soit dans l’économie, la justice pénale, l’immigration, la pandémie de Covid-19, ou ailleurs ». Ce qui devrait inquiéter tous les progressistes des États-Unis.

En passant, signalons que, pour faire oublier son rôle passé, l’Americans for Prosperity a été rebaptisé Stand Together en 2019.

 

Les Koch et le Canada

Dans son livre Kochland, Christopher Leonard montre qu’une des principales sources des énormes profits engrangés par les frères Koch, qui leur ont permis de détenir une influence considérable sur la politique américaine, provient des sables bitumineux.

Depuis les années 1950, raconte Leonard, la famille Koch détient des actions dans la raffinerie Great Northern à Pine Bend, près de Minneapolis. À cette époque, le président Eisenhower avait interdit l’importation de pétrole étranger pour favoriser la production locale, mais avec une exception pour le pétrole en provenance du Canada.

Pine Bend était une des quatre seules raffineries aux États-Unis pouvant raffiner le pétrole canadien, dont le prix était inférieur au pétrole américain, ce qui lui accordait un énorme avantage concurrentiel sur les autres raffineries américaines.

En 1969, les Koch deviennent les actionnaires majoritaires de Pine Bend. La raffinerie en vient à importer du pétrole « lourd » des sables bitumineux de l’Alberta, que ses installations sont presque les seules en mesure de traiter. Cette situation de quasi-monopole lui permet d’imposer aux producteurs canadiens un prix d’achat inférieur au prix du marché.

Christopher Leonard écrit que « la raffinerie de Pine Bend a joué un rôle pivot pour faire de Koch Industries une des plus importantes et plus profitables entreprises au monde ». Aujourd’hui, les revenus annuels de l’entreprise sont supérieurs à ceux regroupés de Facebook, Goldman Sachs et US Steel.

Au Canada, l’influence des Koch n’est pas non plus négligeable sur le gouvernement Kenney et le Parti Conservateur. Nous y reviendrons.