Le droit canadien et la Conquête

2021/01/12 | Par L’aut’journal

Dans le cas du Canada, il apparaît que pour certains juges de la Cour suprême – et jadis du Conseil privé –, l’État fédéral, vu comme successeur direct du Conquérant, aurait acquis une compétence sur les libertés et l’observance religieuses en vertu d’un titre guerrier.

Il n’est pas clair ni assuré que c’est ce genre de doctrine qui prévaudra pour départager les compétences législatives en matière de religion, ni les droits de l’État et de l’individu à cet égard. Cependant, cette doctrine qui semble vivante encore chez certains juristes, ramène au-devant de la scène un élément fondamental qui le droit constitutionnel canadien aime bien occulter ou croire derrière lui : la Conquête.

Pour cette doctrine, elle constitue au Canada la première des constitutions car elle précède, fonde et structure toutes celles qui viendront par après. Elle se tient hors du droit mais l’enveloppe de fond en comble. Dans l’imaginaire juridique canadien, la liberté et l’observance religieuse mobilisent la violence pacificatrice de l’État, par notamment le droit criminel, auquel des juges canadiens et britanniques ont rattaché ces matières.

Dans l’affaire Henry Birks & Sons tranchée en 1955, le juge Rand, remontant jusqu’à la Conquête normande de 1066, précisa même que la réglementation par le droit criminel de l’observance religieuse découle des conflits entre l’Église et l’État en Grande-Bretagne qui ont éclaté entre le XIVe et le XVIIIe siècles et qui ont nécessité l’infliction de châtiments corporels pour modeler les comportements.

Le juge Kellock, pour sa part, remontant à une loi anglaise adoptée sous Henri VI en 1448, puis à une autre édictée en 1551 sous Édouard VI, fils d’Henri VIII, qui accéda au trône à l’âge de neuf ans, pour établir que l’observance des jours de fête religieux, dans la tradition anglaise, relève du droit criminel. (…)

En somme, ces deux juges prirent pour modèle de détermination de ce qui constitue une loi de nature criminelle une ancienne royauté qui se confondait avec une religion nationalisée et pratiquait l’intolérance religieuse, par l’épée et par le droit. C’est notamment sur cette base qu’on établit que la législature du Québec ne pouvait déléguer aux conseils municipaux le pouvoir de fixer des jours de fermeture pour les magasins, et donc que le conseil municipal de Montréal ne pouvait ordonner aux commerces l’observance de jours de fête, essentiellement religieux, puisque selon juge Fauteux, « une législation pour contraindre à une observance, même relative, des fêtes religieuses, appartient à la branche du droit criminel ».

Il est quand même singulier qu’aujourd’hui encore, un pays censé être sans religion officielle, et qui encense la tolérance religieuse et les droits individuels constitutionnalisés, devrait se mirer, selon certains, dans un empire tudorien qui en est l’antithèse pour décider de la portée criminelle d’une loi.

On voit aussi qu’au Canada certains droits individuels posséderaient une étrange origine, puisque la Conquête de 1759-1763 y vaudrait une fontaine de droits. Cela est concevable si on comprend que la Conquête réduit les conquis en sujets individuels atomisés, dépouillés de leur citoyenneté, de leur État et de leur appartenance première, que le conquérant reconnaît néanmoins dans leur pure humanité, quitte à la gratifier de droits qui suivront les conquis sur plusieurs générations mais sans jamais restaurer leur identité collective d’origine, à jamais perdue. L’octroi de droits individuels s’avère la monnaie d’échange pour sceller une dépossession collective sans fin et sans remède.

Marc Chevrier, « Le Québec sous l’empire de deux cités » dans Les enjeux d’un Québec laïque. La loi 21 en perspective. Sous la direction de Lucia Ferretti et François Rocher, Delbusso Éditeur, 2020.