Une autre guerre civile aux États-Unis?

2021/01/14 | Par Maurice Tremblay

Nos voisins américains ont eu à ce jour une histoire plutôt mouvementée. À l’origine, au 17e siècle, des dissidents de tous bords ont quitté leur patrie anglaise pour se réfugier sur la côte atlantique de l’Amérique du nord. Vers la fin du 18e siècle, les « colonies désunies », comme on les a parfois appelées, ont réussi à s’affranchir de l’Angleterre, dans une guerre d’indépendance où une autre puissance coloniale, la France, les a appuyées. Moins d’un siècle plus tard, une terrible guerre civile opposait le sud esclavagiste au nord industriel. Avant et après la guerre civile, une poussée vers l’ouest de grande envergure éliminait l’essentiel des nations autochtones qui y vivaient encore et permettait l’établissement de 80 millions d’immigrants.

Mais voilà que de nos jours, un puissant mouvement nativiste, comprenant de nombreux descendants d’immigrants, s’oppose justement à l’entrée d’immigrants sur le sol américain, tout en répandant son fiel sur leurs concitoyens noirs descendants des anciens esclaves du sud. Certes, les mouvements nativistes ne sont pas nouveaux sous le ciel américain. Mais on a affaire actuellement à un mouvement qui semble ambitionner de détruire les institutions existantes, et clame sa fidélité à un ancien président qui s’affiche comme anti-establishment, qualité qui semble, chez ses admirateurs, l’emporter sur toutes ses faiblesses. Certes, les bouffonneries, parfois tragiques, du mouvement pro-Trump et de Donald Trump lui-même ne manquent pas. Mais quel est l’arrière-fond de ce mouvement, dont les provocations actuelles ne vont peut-être pas s’estomper?

C’est que la société américaine est extrêmement inégalitaire: les riches y sont très riches et les pauvres y ont très pauvres. Un analyste a calculé que l’indicateur d’inégalité aux États-Unis (représenté par le coefficient de Gini des revenus après impôts) est de l’ordre de 0.4, alors que l’indicateur de mobilité sociale serait encore plus élevé, à 0.5. Par comparaison, les pays scandinaves, le Canada et le Québec sont plus égalitaires et ont un meilleur indicateur de mobilité sociale. (Pour le Québec, les chiffres sont respectivement de 0.3 et 0.2, à peu près.). Une autre analyste observe qu’au début du 20e siècle, les Américains les plus riches (le 1%) possédaient 45% de toute la richesse du pays et que maintenant ce même 1% possède plus de biens que la totalité de la classe moyenne.

Mais ce n’est pas tout: depuis une vingtaine d’années, les États-Unis se sont désindustrialisés au point où leur secteur manufacturier compterait pour à peine 10% de la force de travail (contre 19% en Allemagne et 17% au Japon). D’où, semble-t-il, une baisse de l’espérance de vie dans les régions autrefois industrialisés, surtout la Nouvelle-Angleterre et le Midwest. D’où aussi une colère ouvrière qui alimente les mouvements nativistes. Ceux-ci, à défaut de partis résolument campés à gauche, interpellent violemment la classe politique américaine.

Or celle-ci est surtout à l’écoute d’une élite économique qui abandonne la production industrielle aux pays à bas salaires, se concentre sur la finance (pour ne pas dire sur la spéculation financière) et importe allégrement du cheap labor pour l’économie de services dont elle se contente désormais. Voici un graphique très parlant, tiré d’un article de fond, où on voit qu’en 2018, les 45 millions d’immigrants aux États-Unis comptaient pour environ 14% de la population totale, soit à peine 1% de moins qu’en 1890. Or en 1890, les États-Unis étaient encore sur la lancée de leur expansion territoriale et économique, ce qui n’est vraiment pas le cas ces années-ci.

 

Autrement dit, la classe dirigeante américaine préside à la désindustrialisation du pays et à la mise au chômage de la classe ouvrière d’un côté, puis, d’un autre côté, importe une main d’œuvre moins payée (parfois carrément miséreuse) pour les secteurs qu’elle trouve encore intéressant d’exploiter.

Ajoutons que les ouvriers désormais déclassés (dont certains entrent dans l’armée) sont surtout des blancs et que le cheap labor immigrant vient surtout d’Amérique latine et d’Asie. Peut-on alors excuser les ouvriers de comprendre qu’on veut les refouler, à défaut de les éliminer comme on a éliminé autrefois les Autochtones qui peuplaient le pays?

Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin pour comprendre le nombre hallucinant de 74 millions de votes enregistrés en novembre 2020 par Donald Trump, malgré ses pitreries et surtout malgré son faible bilan économique et social. Certes, son adversaire Biden a récolté 81 millions de votes, mais pour les mêmes raisons, il aurait dû en gagner beaucoup plus.

Cela ne s’est pas produit parce que près de la moitié de l’électorat a cessé d’acheter la salade que veut lui vendre la classe dominante en place. Or c’est là l’essentiel de la démocratie actuelle à l’occidentale: d’une façon ou d’une autre, les classes subordonnées doivent donner leur aval à ce que leur propose la classe dominante. Si cela ne se produit pas, il faut absolument un réalignement majeur du système, comme cela s’est produit avec Roosevelt durant les années 1930. Sinon, le système est bloqué et on entre dans une période de turbulences dont l’issue est difficile à prévoir.

Avec l’élection de Joe Biden, l’homme des banques comme le suggèrent certains, la balle est clairement dans le camp de la classe dominante. Elle pourrait se contenter de tergiverser, dans l’espoir que le mouvement nativiste actuel s’évapore comme son prédécesseur du 19e siècle. Elle pourrait aussi se lancer dans une répression tout azimut des groupes favorables à une insurrection armée, Proud Boys, Oath Keepers et autres. Mais comment amadouer les 74 millions de personnes qui constituent le terreau de ces groupes?

Malheureusement pour les intérêts dominants, la conquête de l’ouest (au 19e siècle) et la syndicalisation de masse (dans les années 1930) ne sont plus à l’ordre du jour. Alors il leur faut créer. Mais en sont-ils capables? L’avenir devrait nous éclairer bientôt là-dessus. Entre-temps, il y a certes de l’action à prévoir au sud de la frontière.