Les origines de la destruction planétaire et la « mégamachine »

2021/01/19 | Par Fabian Scheidler

Fabian Scheidler est l'auteur de "La Fin de la mégamachine : sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement" (Seuil, 2020) et membre Des Universitaires (desuniversitaires.org).  www.megamachine.fr | www.fabianscheidler.com

Depuis l’explosion de la première bombe atomique en 1945, l’anéantissement de l’espèce humaine et même de la vie sur Terre est devenu une possibilité réelle. Depuis lors, d’autres scénarios qui pourraient sceller notre destin se sont ajoutés : un dérèglement climatique extrême, l’accélération de l’extinction des espèces et l’émergence d’organismes artificiels incontrôlables. Au cours des cinq derniers millénaires, depuis l’émergence des premiers systèmes de domination en Mésopotamie, bon nombre de civilisations brutales et destructrices se sont succédé. Aucune n’a atteint, ni de près ni de loin, un tel potentiel d’anéantissement.

La civilisation occidentale est souvent considérée comme l’apogée de l’histoire humaine. Selon cette interprétation, c’est à elle que nous devons les Lumières, la démocratie et la prospérité. Les forces destructrices qui menacent la vie sur Terre seraient arrivées pour ainsi dire par accident.

Pour comprendre les racines de la destruction en cours, il faut dépasser ces mythes de l’Occident et de la modernité. Il est vrai que l’expansion occidentale a apporté d’énormes richesses, mais seulement à une partie de la population mondiale. De plus, cette histoire a été en même temps, et dès son début, celle d’une série de génocides. Pour les peuples indigènes des Amériques, par exemple, l’arrivée des conquistadors européens a été, littéralement, la fin du monde. En Europe même, depuis le XVIe siècle, les guerres, la répression des pauvres et des dissidents, les chasses aux sorcières et l’inquisition ont transformé le continent en un théâtre sanglant.

Ces phénomènes n’ont pas atteint leur paroxysme au Moyen Âge, comme le veut le mythe de la modernité, mais durant les temps modernes, lors de l’émergence du système capitaliste. Pour une très grande partie de la population mondiale, le pire est déjà arrivé. Pour le reste de l’humanité et pour la planète, le pire est imminent. Imminent, pourtant, ne veut pas dire inévitable.

Pour éviter le pire, il faut comprendre les origines du mal : le système qui s’est formé il y a près de cinq cents ans en Europe. Il est connu sous différents noms : le « système-monde moderne »,  le « capitalisme mondial » ou la « mégamachine », terme inventé par l’historien Lewis Mumford. Le principe fondamental de la mégamachine est l’accumulation sans relâche de capital. Autrement dit, il s’agit de faire fructifier l’argent dans un cycle éternel de profit et de réinvestissement. Ce principe s’inscrit, entre autres, au cœur des institutions économiques les plus puissantes du monde : les grandes sociétés par action, dont les premières furent créées il y a 400 ans.

Aujourd’hui, les 500 plus grands groupes du monde – la plupart des sociétés anonymes – contrôlent 40 pourcents du PIB mondial et deux tiers du commerce. Ces institutions n’ont, dans leur forme légale, qu’un seul but : augmenter le capital des actionnaires. Leurs produits – les voitures ou les médicaments, les sucettes ou les mitrailleuses, le fourrage ou l’électricité – sont des moyens interchangeables à cette fin. Une fois que la demande pour certains produits est satisfaite, de nouveaux besoins doivent être créés. Voilà pourquoi il est indispensable de transformer les citoyens en consommateurs, dont la contribution à la vie sociale est réduite à acheter des choses.

Cette logique est le moteur central de l’expansion agressive et de la croissance permanente dont le système a besoin pour exister. De nouveaux marchés et de nouvelles sources d’énergie sont nécessaires et des espaces naturels toujours plus grands sont exploités. Selon cette logique, toute pause ou décélération équivaut à une crise ou à un effondrement. 

La machine économique ne peut exister sans un autre pilier : l’État moderne, qui s’est développé de manière co-évolutive avec le capital. Au début des temps modernes, l’État était une institution essentiellement militaire. Pour acheter des canons et des armées de mercenaires sur lesquels reposaient leur pouvoir, les souverains s’endettaient auprès des marchands et des banquiers. Ce crédit était accordé pour que les souverains puissent envahir et mettre à sac d’autres pays ; le butin de ces pillages servait de retour sur l’investissement. Tel fut le moteur des guerres de plus en plus cataclysmiques et de la colonisation. L’État moderne et l’accumulation du capital étaient inséparables dès leur début.

Aujourd’hui, on observe que la plupart des 500 plus grands groupes du monde ne pourraient survivre sans d’immenses subventions étatiques. Le Fonds monétaire international rapporte que les États subventionnent les énergies fossiles à hauteur de cinq billions (milliers de milliards) de dollars chaque année. Il en va de même pour le secteur automobile, aéronautique, les grandes banques et l’agriculture industrielle. 

Pour éviter le pire, il faut démonter la mégamachine et la remplacer par d’autres institutions économiques qui ne servent pas le profit mais le bien commun ; pour cela il faut transformer l’État et le dissocier du capital, afin qu’il puisse orchestrer la transition. 

En pratique, cela veut dire qu’il ne suffira pas de remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables, mais qu’il faudra transformer la base de notre civilisation. Un tel programme semble, à première vue, peu réaliste. Mais le système qui a mené l’humanité au bord du gouffre se montre de plus en plus instable. Chaque crise financière, sanitaire, sociale ou écologique nous oblige à faire des choix. Devant le désarroi des dirigeants politiques et économiques, alors que le grand mythe de l’Occident se fissure, les mouvements sociaux animés par des citoyens engagés peuvent exercer une influence considérable, surtout s’ils sont bien organisés, préparés et capables de forger des alliances. La phase chaotique qui nous attend entraînera une cascade de bifurcations pendant plusieurs décennies. Elle peut nous mener à un effondrement complet ou vers une société plus juste qui apprend à coopérer avec la nature au lieu de la détruire.
 

Illustration : Brignaud