Justin Trudeau et les voyages à l’étranger

2021/01/22 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Justin Trudeau nous dit qu’il ne peut pas interdire les voyages à l’étranger à cause de la Loi constitutionnelle de 1982. Celle-ci a été imposée à la nation québécoise par la nation canadienne. Aucun premier ministre du Québec, souverainiste ou fédéraliste, ne l’a signée.

La disposition précise qui est en cause est l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Charte est un élément majeur de la Loi constitutionnelle de 1982. Le pouvoir dérogatoire de l’article 33 de la Charte ne s’applique pas à l’article 6. Selon l’article 33, les clauses dérogatoires inscrites dans une loi fédérale ou provinciale ne peuvent viser que les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne.

L’article 6 porte le sous-titre suivant : Liberté de circulation et d’établissement. L’article 6 contient trois paragraphes. Le premier ministre du Canada s’appuie sur le premier paragraphe pour refuser d’interdire les vols internationaux. Ce premier paragraphe se lit comme suit :

« 6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. »

Ce paragraphe produit plusieurs effets concrets pendant la pandémie. Par exemple, malgré l’interdiction de se rendre aux États-Unis en voiture, les citoyens canadiens qui reviennent de Floride par ce moyen ne peuvent être empêchés de rentrer par un douanier canadien. Il n’existe aucun équivalent à l’article 6 dans la Charte québécoise, puisque le contrôle des frontières échappe à la compétence des provinces.

Même s’il n’est pas soumis à l’article 33, l’article 6 demeure sujet à l’article 1 de la Charte canadienne, qui permet d’apporter des limites raisonnables à des droits garantis par la Charte canadienne. Depuis 1982, les tribunaux ont très souvent rappelé qu’aucun droit garanti par les chartes des droits n’est absolu. Ils ont très fréquemment validé des restrictions raisonnables aux droits garantis en invoquant l’article 1. Le principal effet de la Charte est que les procureurs généraux fédéral et provinciaux doivent présenter une preuve pour justifier ce caractère raisonnable.

Les juges peuvent dans certains cas dispenser les procureurs généraux d’une partie d’une telle preuve au moyen de la règle de la connaissance judiciaire. La connaissance judiciaire permet au tribunal de constater d’office des faits sociaux majeurs tels qu’une pandémie ou des raisonnements tirés du bon sens. Par prudence, les procureurs généraux ne s’en remettront pas uniquement à la connaissance judiciaire, qui est discrétionnaire et imprévisible. Ils voudront y ajouter des rapports gouvernementaux ou d’experts, et des statistiques, pour que le juge puisse étayer son analyse.[1]

Dans le jargon juridique, l’article 1 (dont l’équivalent dans la Charte québécoise est l’article 9.1, qui est rédigé différemment mais qui est jusqu’ici interprété de manière identique par les tribunaux) est une clause de limitation des droits. Toutes les chartes des droits modernes contiennent des clauses de limitation. Les clauses de limitation sont si nécessaires sur le plan juridique que, dans le cas des plus anciennes chartes des droits comme le Bill of Rights dans la Constitution des États-Unis qui n’en contiennent pas, les tribunaux les ont inventées. Dans le cas de l’article 1 de la Charte canadienne, la Cour suprême a élaboré des grilles d’analyse détaillées qui soupèsent les facteurs pertinents pour chacun des droits garantis. 

Le gouvernement canadien a déjà apporté plusieurs limites raisonnables à l’article 6. Il a interdit des vols en provenance du Royaume-Uni et d’autres pays, de même que les croisières au large des côtes canadiennes. Il a interdit de quitter le pays par la voie terrestre sauf pour des motifs essentiels. Il a exigé un test négatif des voyageurs qui rentrent de vacances, ces tests devant être effectués à l’étranger même s’ils impliquent des frais pour les voyageurs. Il ne fait aucun doute que ces restrictions seraient jugées raisonnables par les tribunaux dans un contexte de pandémie si elles étaient contestées.

IL ne s’agit donc plus de respecter intégralement l’article 6 dans l’absolu. Ce stade a depuis longtemps été dépassé. Il s’agit de savoir si le gouvernement canadien est disposé à aller un peu plus loin en interdisant complètement les vols à l’étranger sauf pour des motifs essentiels, comme c’est déjà le cas pour les voyages terrestres ou maritimes. De telles mesures sont déjà en place en Australie et en Nouvelle-Zélande, et tous les pays occidentaux ont adopté des mesures qui limitent ou interdisent les voyages par avion. Même si ces autres États ont rarement des équivalents de l’article 6 dans leur Constitution, de nombreux constitutionnalistes étrangers sont d’avis que le droit au retour dans son pays est un attribut de la citoyenneté, mais qu’il peut être soumis à des restrictions justifiées qui peuvent être plus sévères dans une pandémie.

Il n’y a aucun doute qu’une interdiction totale de voyager par avion pour un motif évident, urgent et réel de santé publique serait jugée valide par les tribunaux malgré l’existence de l’article 6. En vérité, le gouvernement fédéral invoque l’article 6 pour justifier sa mauvaise gestion des frontières canadiennes et son manque de volonté politique. Cela devient encore plus clair si on examine le deuxième paragraphe de l‘article 6, qui porte sur la circulation interprovinciale à l’intérieur du Canada.  Ce deuxième paragraphe est le suivant :

« (2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent du Canada ont le droit :

  1. De se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans tout province;
  2. De gagner leur vie dans toute province. »

Le paragraphe 3 de l’article 6 ajoute que les droits mentionnés au paragraphe 2 peuvent être restreints par des lois provinciales, si elles « n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle. » (Le paragraphe 4 n’est pas pertinent.) Le paragraphe 3,toujours dans le jargon des constitutionnalistes, est une clause de limitation particulière qui s’ajoute à la clause de limitation générale de l’article 1, même si la clause de dérogation de l’article 33 ne s’applique pas.

Les provinces maritimes ont toutes mis en place des restrictions à la circulation interprovinciale pendant la pandémie. Le Nouveau-Brunswick empêche les citoyens canadiens qui vivent au Québec de se rendre aux Iles-de-la-Madeleine. D’autres provinces ou territoires ont mis en place des restrictions interprovinciales semblables, mais pas le gouvernement du Québec.  Ces restrictions contreviennent au paragraphe 2 de l’article 6 de la Charte canadienne, et elles ne sont pas sauvées par le paragraphe 3. Elles sont encore plus douteuses du fait que les provinces n’ont aucune compétence sur la circulation interprovinciale.  Si une chose est claire à la lecture de la Loi constitutionnelle de 1867 qui établit le partage des compétences dans la fédération canadienne, c’est bien que toutes les formes de circulation ou de communication interprovinciales relèvent de la compétence fédérale exclusive. Cela signifie que les provinces ne peuvent même pas soulever la clause de limitation générale de l’article 1 de la Charte canadienne, puisqu’au départ elles n’ont aucune compétence sur la question.

Le ministre des Affaires intergouvernementales du Canada, Dominic Leblanc, est lui-même un député fédéral du Nouveau-Brunswick. Il proclame haut et fort le caractère sacré et intangible de l’article 6 dans des entrevues dans les médias québécois. Il ne dit toutefois pas un mot des violations de l’article 6 par sa propre province et par d’autres. Le gouvernement canadien tolère pendant la pandémie des violations constitutionnelles de l’article 6 de la Charte canadienne et du partage des compétences parce qu’il ne peut pas faire autrement sur le plan politique, puisque ces violations profitent d’un appui étendu dans l’opinion publique des provinces concernées qui craignent la pandémie. On peut comprendre cet émoi populaire et politique, mais l’hypocrisie fédérale est totale.  Le gouvernement fédéral envoie au Québec un message sur la Constitution qui est directement contraire à celui qu’il envoie aux provinces de l’Atlantique et dans d’autres régions du Canada. On nous prend encore une fois pour des imbéciles.

Une dame de l’Alberta n’a pu se rendre aux funérailles de son père à Terre-Neuve en raison des restrictions au droit de circulation interprovinciale pourtant garanti par l’article 6. Elle fut la première citoyenne canadienne à contester la légalité de ces restrictions devant les tribunaux.  Le tribunal de première instance a donné raison au gouvernement provincial, et cette affaire est maintenant devant la Cour suprême. Ce sera la première jurisprudence constitutionnelle sur la pandémie au niveau du plus haut tribunal canadien.[2] 

En attendant ce jugement qui devrait clarifier certaines choses mais pas le contrôle des aéroports qui demeure une responsabilité fédérale, la meilleure explication pour les hésitations et les ambiguïtés du gouvernement de Justin Trudeau, doublées d’une prosternation devant la Constitution illégitime de 1982, est l’approche des élections qui ne sont pas gagnées d’avance. Ainsi, on dit à des électorats provinciaux différents ce qu’il est opportun qu’ils entendent. On fait les yeux doux aux provinces de l’Atlantique qui doivent réélire à tout prix leurs députés libéraux. Mais en même temps, Ottawa ne rate pas une occasion d’enfoncer le clou du rapatriement unilatéral de la Constitution à l’intention de la nation québécoise qu’il veut impérativement continuer à dominer.

On pourrait à juste titre qualifier l’application sélective de l’article 6 par le gouvernement fédéral de grotesque et ridicule, mais plus sérieusement il ne faut pas oublier que sa lecture idéologique de la Constitution de 1982 met des vies québécoises en péril. 

 

[1] L’un de mes premiers articles dans une revue juridique, celle de l’Université Laval alors que j’étais étudiant à la maîtrise en droit constitutionnel après trois années passées au ministère de la Justice à défendre les lois québécoises devant les tribunaux , a justement porté sur la preuve requise pour démontrer le caractère raisonnable d’une limite à un droit garanti par la Charte canadienne  : « La mise en œuvre judiciaire de l'article 1 de la Charte canadienne et le droit de la preuve », une note de la revue Les Cahiers de droit, Volume 27, Numéro 4, 1986, p. 939–964. De nombreux articles juridiques sur ce type de preuve ont paru par la suite, mais celui-ci fut l’un des premiers émanant d’un juriste qui en avait fait l’expérience sur le terrain judiciaire à une époque où le procureur général du Québec était un innovateur en ce domaine.

[2] Bizarrement, la Cour d’appel de Terre-Neuve a refusé d’entendre cet appel majeur, ce qui est très rare. L’explication la plus charitable est qu’elle voulait que ce litige soit tranché rapidement par la Cour suprême. Autrement, on serait obligé de penser que ce problème était une pomme de terre trop bouillante pour elle devant l’état de l’opinion publique dans cette province.