La bienveillance des anges

2021/01/29 | Par Léandre St-Laurent

La moralisation toujours plus accrue du monde occidental veut faire de nous des anges : des êtres qui flottent dans et au-delà du monde, des êtres qui expient leurs pêchés jusqu’à devenir une pure essence de justice sur terre, des êtres qui évacuent leurs odieux particularismes d’ici-bas pour mieux s’en laver, des êtres qui s’oublient pour mieux poser leur regard vers les cieux du progrès. «Bienveillance» est le mot d’ordre de notre époque.

 

Cette «part d’anges» en nous

Cette propension à la rectitude morale est en phase avec une réalité fondamentale des temps modernes, qui est celle d’une diminution générale de la violence. Le développement des sciences et des technologies, l’affirmation de plus en plus poussée du droit au niveau national et international, ainsi qu’un accroissement toujours exponentiel de la production et de la richesse ont enfanté un monde apaisé que, jusqu’à présent, l’humanité n’avait jamais connu. Même les grandes catastrophes du XXe siècle n’ont pas été suffisantes pour freiner cette tendance vers l’édification de civilisations décentes.

Mais l’établissement d’institutions convenables n’est efficace qu’à condition que ces institutions se forment dans un monde où un certain sentiment humanitaire est partagé par le commun des mortels. C’est là, pour reprendre le penseur Steven Pinker, cette «part d’ange en nous»[1], par laquelle nous valorisons certaines des propensions de l’homo sapiens qui le mènent à être sensible au bien-être des autres humains croisant sa route. C’est ici qu’intervient la bienveillance, cette disposition affective qui nous porte à se soucier de l’autre, à taire nos jugements et nos aspirations personnelles pour mieux l’écouter et comprendre les réalités qui l’affligent.

L’année 2020 est, à cet égard, le symptôme patent de ce sentiment général. C’est par bienveillance collective que la majorité de l’humanité a sacrifié son économie et son bien-être pour sauver une minorité de gens d’une pandémie qui s’attaque aux plus vieux et aux plus vulnérables. Il a fallu cesser d’être humain, et d’enfiler nos plumes d’anges, pour que l’humanisme prospère, malgré tout, au sein d’une catastrophe qui ramène l’humanité à l’état de bêtes. Rien de mieux qu’un pouvoir public bienveillant pour ramener l’ordre d’une cité divine. Terminée la peste noire ou la grippe espagnole. L’humanité a cessé de trouver normal d’empiler les cadavres.

La chape de plomb du confinement n’aura toutefois pas été suffisante pour balayer complètement les autres enjeux avec lesquels les peuples sont aux prises. La question raciale aura été au cœur de la façon dont nos sociétés structurent ce sentiment collectif de bienveillance. Nous sommes enjoins de taire nos envies et pulsions les plus profondes, de sorte que les souffrances cachées de ceux qui n’ont pas voix au chapitre se dévoilent au grand jour. Ce sont là tous les « ismes » et phobies pathologiques honnies par le progressisme contemporain, que l’on fait éclater lorsque l’on s’efface individuellement pour devenir le petit ange qui tend l’oreille et porte conseil sur l’épaule de notre prochain : racisme, sexisme, machisme, masculinisme, conservatisme, xénophobie, homophobie, transphobie, etc.  On nous dit que nous sommes encore trop humains, pas assez séraphiques. Plus que jamais, les justiciers de la bienveillance progressiste, ces «wokes» qui font remonter à la surface les révélations que leur offre ce sentiment humanitaire, nous exhortent de se faire de plus en plus petits face à cette bienveillance, que c’est là notre voie de salut.

Passons cette caricature. Si la bienveillance est indissociable de ce qui constitue la décence collective à laquelle la modernité nous a habitués, l’excès de bienveillance, quant à lui, peut être tout à fait nuisible. Il ne faut jamais oublier que la bienveillance est une valeur parmi d’autres, avec lesquelles elle entretient un équilibre fragile que sa suprématie pourrait détruire. N’oublions pas non plus que l’humain est champion dans sa capacité à réaliser exactement l’inverse des valeurs qu’il défend, lorsqu’il s’aventure dans une suite d’actions inconsidérées. L’idée même de valeur, peu importe de laquelle on parle, y sert souvent de caution à la domination. La bienveillance n’y échappe pas.

C’est là un constat similaire qu’en fait désormais Pinker lui-même dans les observations qu’il fait du climat d’auto-censure bienveillante que l’on voit se répandre dans le monde universitaire nord-américain. Rappelons que nous parlons de ce même intellectuel qui, quelques années auparavant, nous dévoilait cette «part d’ange» en nous.  Pour lui, dans l’état actuel des choses, «le statut de victime sert de prétexte à la prise de pouvoir». Depuis qu’il a pris parole, une pétition réclame sa démission de son poste de professeur universitaire[2], histoire que ce malveillant entame une magnifique génuflexion devant la courbe du progrès…

 

Le paradoxe de la bienveillance

Aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, situation où l’humanité a assisté à l’effondrement radical de toute forme de sentiment humanitaire, plusieurs auteurs libéraux se sont mis à réfléchir aux conditions devant être réunies pour qu’une société ouverte et plurielle soit possible. Nos progressistes contemporains parleraient volontiers de société «inclusive».

À l’époque, certains d’entre eux se sont intéressés à une disposition individuelle qui manquait chèrement (c’est là un euphémisme) à tout nazi ou bolchévique exalté : la tolérance.[3] Pour les libéraux s’intéressant à cette question, c’est cette capacité individuelle à accepter, au sein d’une même cité, l’existence de points de vue divergents, d’une multitude de doctrines et d’une pluralité d’identités collectives qui fait que les institutions d’une société libérale tiennent le coup. Il suffit que l’esprit d’intolérance soit trop largement répandu au sein d’une population pour que, d’un souffle, l’aménagement institutionnel prévu par les sociétés libérales s’effondre sous l’imposition violente d’une doctrine unique. C’est ce que firent les nationaux-socialistes allemands à partir du moment où ils prirent le pouvoir à l’aide des institutions démocratiques de la république de Weimar. Au départ, par les urnes, faut-il le rappeler. C’est le même type de réflexe défensif qui, aujourd’hui, mène au bâillonnement des  partisans de Donald Trump.

Mais le principe de tolérance est lui-même un paradoxe sur pattes. La tolérance n’a de valeur politique existentielle que lorsqu’une société ouverte est en danger, et lorsque cette société est en danger, elle doit appliquer l’inverse de la tolérance si elle veut préserver cette même tolérance. En d’autres mots, une population tolérante est obligée, à des moments critiques, d’être intolérante à l’endroit de gens intolérants, de façon à neutraliser ces derniers socialement et politiquement. Le paradoxe de la tolérance s’affirme du moment où la tolérance doit sa viabilité à une certaine forme d’intolérance existentielle. Une société tolérante ne peut, par exemple, exister si une masse critique de fascistes exercent un pouvoir culturel sur un peuple.

Cette compréhension de la nature de certains mécanismes de défense de la tolérance collective doit mener toute société libre à être très prudente lorsque vient le temps de mener le combat contre l’intolérance. La définition de ce qui constitue l’intolérance à éliminer doit être relativement serrée et les moyens utilisés pour l’attaquer doivent être appliqués exceptionnellement, sans quoi l’intolérance qui se veut défenderesse de la tolérance n’est qu’au final… de l’intolérance.

Ce réflexe de prudence concerne certains mécanismes institutionnels (défensifs) d’une société ouverte comme, par exemple, la censure de discours haineux ou les mesures de discrimination positive. Mais la prudence concerne également les idées des défenseurs de la justice sociale. À force d’associer toute divergence de point de vue à du conservatisme, toute forme de conservatisme à une posture réactionnaire, et toute posture réactionnaire au fascisme ou à une forme de suprématie ethno-raciale, et à force d’en déduire systématiquement un combat à mener contre ce qui est représenté comme un ennemi, le progressisme prend lentement le chemin d’une certaine forme d’intolérance.

La bienveillance suit le même chemin paradoxal que celui emprunté par la tolérance. La bienveillance n’est jamais absolue. Elle est toujours relative. Relative à la personne vers qui la bienveillance est portée et relative au jugement que l’on pose sur la situation personnelle de cet individu que le sort de la bienveillance a désigné comme digne d’élection au titre de sujet moral à protéger. Le paradoxe s’affirme à partir du moment où le désir de bienveillance à l’endroit d’une personne ou d’un groupe entre en contradiction avec une réalité dans laquelle la malveillance se jette sur cette personne ou ce groupe. Pour préserver la bienveillance, il devient alors impératif d’être malveillant à l’endroit des malveillants, de façon à les contraindre à joindre les rangs de la bienveillance, sous peine d’être exclus de cette réalité bienveillante à édifier.

 

Une bienveillance fanatique

Lorsque la bienveillance devient un absolu que l’on détache des considérations particulières qui la font émerger, elle court le risque de devenir un fanatisme. La forme que le progressisme intersectionnel donne à la bienveillance suit, à cet égard, une pente bien dangereuse. Le sujet moral par excellence de la bienveillance est aujourd’hui le minoritaire, qu’il soit racisé ou qu’il appartienne au spectre des minorités sexuelles LGBTQ+. Ici, la position sociale des minorités suffit en elle-même à justifier l’impératif de bienveillance. La bienveillance attire la bienveillance. Il ne semble pas qu’il en faille davantage pour exiger que la vie éthique de la majorité des gens s’y plie.

De leur côté, la réflexion et le jugement à l’endroit des minorités deviennent de facto suspects, du moment où les conclusions qui en découlent entrent en contradiction avec l’exhortation à être bienveillant. Cette bienveillance devenue malveillante ne cible plus seulement les autres que l’on juge indignes sur le plan moral, mais nous vise nous-même. Elle devient une abnégation de soi. Entre oppresseur et opprimé, entre le bien et le mal, la posture morale exigée est celle de l’«allié» bienveillant qui suspend son jugement.

Face à cette dichotomie morale, il y a pourtant ceux, sidérés, qui observent ce combat à mort sociale et culturelle entre bienveillants et malveillants, et à qui l’on exhorte de se plier à un camp. La morale progressiste semble leur interdire de relativiser le sentiment de bienveillance selon l’usage de leur raison. Dans ce monde où l’oppresseur malveillant écrase cette multitude marginalisée, la demi-mesure pactise avec l’oppression. Ces gens de la demi-mesure constituent une anomalie à éliminer de l’espace mental dominant. La doctrine morale du jour doit bien imposer sa marque. Voici comment la bienveillance finit elle-même par écraser, par devenir le masque d’une malveillance qui ne dit pas son nom.

 

Complaisance et compromission

Lorsque nous laissons cette forme fanatique de bienveillance engluer notre esprit et broyer notre individualité, ce sentiment humanitaire, pourtant universel et sain, se transforme en autre chose. La bienveillance, rappelons-le, est une disposition qui nous ouvre à l’autre. Elle ne dit rien de l’identité de cet «autre» ni non plus de ce que nous ferons de cette interaction, de ce que nous en dirons. Définir à l’avance l’aboutissement de ce processus, c’est nous enfermer dans une spirale délétère. La bienveillance, si elle veut remplir ses promesses, doit toujours être accompagnée d’un jugement critique raisonné. Lorsque l’on suspend ce jugement, la bienveillance devient de la complaisance et de la compromission.

Elle est complaisance, lorsque, par soucis de bienveillance, nous acceptons pour un groupe ce que nous n’accepterions jamais pour un autre ou pour nous-mêmes. Nous pouvons très bien, par exemple, faire preuve de bienveillance à l’endroit des souffrances vécues par les classes populaires états-uniennes qui, face à la globalisation, subissent un déclassement social, un effritement de leurs conditions de vie et  une perte de repères culturels. Cette bienveillance initiale ne doit toutefois pas nous mener à accepter par défaut toutes les positions et décisions collectives en découlant, surtout lorsqu’une masse d’électeurs américains associent le lot de ses malheurs à l’immigration, s’abreuvent de fake news et accompagnent Trump dans une logique de proto guerre civile.

C’est là un exemple à partir duquel il est très facile pour la gauche d’accepter que la bienveillance ait des bornes. Mais ce même réflexe de la pensée ne doit pas que concerner ceux que l’on identifie comme nos ennemis. Ce rappel à une résistance de la raison est d’autant plus nécessaire lorsque nous sommes face à ceux désignés comme victimes ou comme appartenant au camp de l’avancement de l’humanité. Rappelons que c’était dans un esprit tiers-mondiste de bienveillance qu’une partie de la gauche anticolonialiste des années 1960-1970 a tu ses critiques à l’endroit des «damnés de la terre», eux qui n’avaient rien d’autre que la violence pour faire céder les institutions les écrasant. Ça aura permis à des maoïstes occidentaux d’épouser intellectuellement la révolution culturelle chinoise et à des militants étudiants d’extrême gauche de fermer les yeux devant les massacres inouïs que les khmers rouges faisaient subir au peuple cambodgien. Les progressistes du moment doivent rester vigilants quant à ce que la bienveillance qui les animent ne les aveugle pas face aux aventures idéologiques du présent.

La bienveillance est finalement une compromission lorsqu’elle nous mène à nier nos convictions les plus profondes ou à cacher ce que notre raison nous dicte comme étant vrai. Je me prendrai en exemple. Pour tous ceux qui, comme moi, sont humanistes, sociaux-démocrates, nationalistes et attachés à l’héritage des lumières, nous n’avons pas à être absolument bienveillants à l’endroit de gens qui luttent contre ces principes. Nous n’avons pas à être bienveillants envers des militants qui usent de faussetés historiques pour faire vaincre une vision du monde. Nous n’avons pas à être bienveillants envers certains exaltés de la diversité qui veulent que les nations occidentales s’effacent devant le progrès du monde. Nous n’avons pas à être bienveillants envers ceux qui transforment systématiquement leurs adversaires en monstres. Nous n’avons pas à être bienveillants envers des idéologues qui veulent éliminer l’enseignement d’une culture et d’une histoire occidentale sous prétexte qu’elles sont fondamentalement racistes. Nous n’avons pas à être bienveillants envers ces éveillés du progrès cosmopolite qui font de leur mépris des classes populaires une vertu. Nous n’avons pas à être bienveillants envers ces taxonomistes de l’oppression qui essentialisent les gens selon leur groupe d’appartenance. Nous n’avons pas à être bienveillants envers des brutes qui appellent à la délation, la diffamation et l’ostracisme social. Nous n’avons pas à être bienveillants envers les promoteurs de l’autocensure, de la mise à l’index officieuse et de l’infantilisation. Nous ne devons surtout jamais oublier que, pour faire advenir le règne de la bienveillance, les anges agissent souvent en démons.

 


[1] Steven Pinker, La part d’ange en nous : Histoire de la violence et de son déclin, France : Les arènes, 2017 (2011), 1050p.

[2] Mara Delius, «Le psychologue américain Steven Pinker : ``Le statut de victime sert de prétexte à la prise de pouvoir ``», Le soir, 31 juillet 2020.

[3] Ces réflexions sur la tolérance viennent majoritairement du libéralisme anglo-saxon. C’est à Karl Popper que nous devons l’échafaudage théorique du paradoxe de la tolérance.