L’avenir du projet de Gazoduc GNL Énergie Saguenay se joue à Berlin

2021/02/11 | Par Pierre Dubuc

Des environnementalistes ont amplement démontré la nocivité du projet de Gazoduc GNL au Saguenay. Des économistes ont établi noir sur blanc que le projet était économiquement non viable et déficitaire pour Hydro-Québec. Malgré tout, le projet risque d’aller de l’avant, parce qu’il s’inscrit dans des enjeux géostratégiques qui dépassent le Québec.

Bien que ses promoteurs se gardent de l’évoquer, le Gazoduc GNL Énergie Saguenay fait partie de la stratégie américaine pour remplacer en Europe l’approvisionnement en gaz naturel russe par du gaz de schiste américain. Et tout se joue autour du projet Nord Stream II.

Ce gazoduc de 1 200 kilomètres de long sur fonds marin reliant la Russie à l’Allemagne doit acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz par an en Europe. Il doit être exploité par le géant russe Gazprom, mais il est cofinancé par cinq groupes européens pour un coût total de 9,5 milliards d’euros. Il devait initialement être terminé fin 2019. Aujourd’hui, complétée à 94%, sa construction a été interrompue par la menace de sanctions extraterritoriales américaines. Par exemple, le groupe norvégien DNV GL, qui devait certifier la conformité du tuyau, a cédé devant les pressions américaines. Et sans certification, les assureurs ne suivront pas.

Dans son livre The Room Where It Happened (Simon and Schuster), John Bolton, le conseiller à la Sécurité nationale dans l’administration Trump, raconte à de nombreuses reprises l’importance qu’accordait Donald Trump à l’interruption de ce projet et l’ampleur des pressions exercées par le président américain sur les dirigeants européens et plus particulièrement Mme Merkel, les menaçant même, si le projet n’était pas abandonné, de sortir de l’OTAN ! « Pourquoi payer pour la défense de l’Allemagne, alors que celle-ci ne consacre même pas 2% de son budget aux dépenses militaires et va envoyer des milliards d’euros à Poutine en échange de son gaz? »

Démocrates et Républicains ayant fait cause commune au Congrès pour l’adoption de sanctions aux entreprises impliquées dans la construction de cet oléoduc, il est prévisible que Joe Biden brandira les mêmes menaces.

Quoique certains aient déniché un ouvrage, datant de 1987, du nouveau secrétaire d’État américain Antony J. Blinken – Ally versus Ally (Greenwood Press) – portant sur l’Amérique, l’Europe et la crise du gazoduc sibérien.

Rappelons les faits analysés par Blinken. Au début des années 1980, la France et l’Allemagne négocient avec Moscou le doublement de la fourniture de gaz soviétique à l’Europe depuis un gisement en Sibérie. Le président américain Ronald Reagan redoute alors la dépendance européenne vis-à-vis de « l’empire du mal ». En décembre 1981, prenant prétexte de l’instauration de la loi martiale en Pologne, alors membre du Pacte de Varsovie, Washington prend des sanctions extraterritoriales contre l’URSS qui frappent durement les sociétés européennes impliquées dans le gazoduc. Mais l’Europe tient tête et Reagan reculera.

J. Blinken en a tiré, dans son livre, la leçon suivante : « La Maison-Blanche a eu tort de risquer de sacrifier la relation avec ses alliés européens à sa stratégie de pression maximale sur Moscou. C’est l’unité de l’Alliance qui aurait dû prévaloir ».

Mais, aujourd’hui, Macron n’est pas Mitterrand. Alors que ce dernier avait refusé de capituler devant Reagan, et s’était montré solidaire de l’Allemagne, Macron exprime « ses plus grands doutes » sur le projet, même si la compagnie française est membre du consortium qui finance Nord Stream II. Et le Parlement européen a demandé l’arrêt immédiat de la construction du gazoduc à une majorité écrasante, comme sanction pour protester contre le sort réservé à Alexeï Navalny par le président Poutine.

Cependant, Mme Merkel et l’Allemagne refusent toujours de capituler devant Washington et la mollesse des autres pays européens. Soulignons que la présidence de Nord Stream II, propriété du géant russe Gazprom, est assumée par l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder.

De plus en plus, Berlin marque son indépendance économique et politique à l’égard des États-Unis. Il y a le cas du gaz naturel russe, mais également les relations avec Beijing. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Allemagne, devant les États-Unis, pour un montant total annuel de transactions (exportations et importations) de 200 milliards d’euros. C’est Mme Merkel qui a été le maître d’œuvre de la récente entente sur les investissements entre l’Europe et la Chine.

Au cœur de ces échanges, on trouve les plus importantes entreprises allemandes (Infineon, Volkswagen, BMW, Adidas, Merck, Siemens, BASF, Daimler, Bayer). Des 15 plus importantes, dix tirent 10% de leurs revenus de leurs échanges avec la Chine, alors qu’aux États-Unis, c’est seulement la moitié d’entre elles. Pour les spécialistes de ces questions, « la Chine est l’avenir de l’industrie automobile allemande ». Deux voitures sur cinq produites par VW sont vendues sur le marché chinois. C’est également le plus grand marché étranger pour BMW.

Les différends de Berlin avec Washington ne s’arrêtent pas au gaz russe. Par exemple, Mme Merkel refuse à priori de bannir Huawei.

Pour en revenir au projet de Gazoduc GNL au Saguenay, son avenir dépend de la décision de Berlin à propos du projet Nord Stream II. Si le gouvernement allemand cède devant les pressions américaines, le projet ira de l’avant. Son avenir est beaucoup moins assuré si Mme Merkel tient tête à l’administration américaine.

Toujours est-il qu’aux dernières nouvelles, un navire russe se dirigeait vers les côtes européennes pour reprendre les travaux interrompus depuis fin 2019, par suite de leur abandon par des entreprises européennes cédant devant les sanctions extraterritoriales américaines.