Les droits autochtones au Québec

2021/02/17 | Par André Binette

L’auteur est juriste

Dans un éditorial paru dans le Devoir du 15 février, Robert Dutrisac commentait le projet de loi fédéral C-15, sur l’introduction en droit canadien de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, en ces termes :

« Pour l’heure, le gouvernement Legault a opté pour la passivité, faisant comme si la Déclaration des Nations Unies n’existait pas. (…) Le gouvernement du Québec aurait avantage à prendre l’initiative au lieu d’attendre qu’un gouvernement des juges, nommés par le fédéral, ne décide pour lui. »

Le projet de loi C-15, présenté en décembre par le ministre canadien de la Justice, est la reformulation gouvernementale d’un autre texte proposé initialement en 2015 par Romeo Saganash, ancien député NPD d’origine crie et négociateur pour son peuple de la Déclaration. Le très long préambule du projet de loi affirme « qu’il y a lieu de confirmer que la Déclaration est une source d’interprétation du droit canadien », ce qui vise non seulement le droit fédéral qui relève de la compétence du Parlement canadien, mais modifie aussi unilatéralement l’interprétation de la Constitution, principalement la compétence fédérale sur les Autochtones accordée par la Loi constitutionnelle de 1867 et la reconnaissance des droits ancestraux et issus de traités de l’article 35 de la Charte canadienne, de même que l’interprétation des lois et autres règles de droit des provinces.

L’article 4 confirme cette intention :

« 4. La présente loi a pour objet : a) de confirmer que la Déclaration constitue un instrument international universel en matière de droits de la personne qui trouve application en droit canadien; b) d’encadrer la mise en œuvre de la Déclaration par le gouvernement du Canada. »

Cet article est à lui seul une tentative d’apporter une modification unilatérale très importante à la Constitution canadienne.

La difficulté en matière autochtone est que la compétence fédérale s’est toujours butée à la compétence provinciale exclusive sur les terres publiques et les ressources naturelles. Les terres publiques sont fédérales aux États-Unis, mais en 1867 les négociateurs du Québec ont réussi à arracher une règle différente, ce qui fait que nous avons aujourd’hui Hydro-Québec plutôt qu’Hydro-Canada.

Une province récalcitrante peut ainsi bloquer, en l’absence d’un traité qu’elle ne sera pas pressée de signer, l’affirmation des droits autochtones qui s’exercent nécessairement sur ses terres publiques. C’est ce qui se produit présentement au Québec et dans les cinq provinces dirigées par des gouvernements conservateurs, qui forment un carré de résistance. C’est ce que le projet de loi C-15 cherche à contourner avec l’aide des tribunaux fédéraux. La Colombie-Britannique, la province la plus progressiste en ce domaine, a déjà inséré la Déclaration dans son droit provincial, mais le Québec s’y refuse.

Le préambule déclare de plus que « le gouvernement du Canada reconnaît que les relations avec les peuples autochtones doivent être fondées sur la reconnaissance et la mise en œuvre du droit inhérent à l’autodétermination, y compris le droit à l’autonomie gouvernementale ».

L’article 3 de la Déclaration reconnaît le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, mais l’article 4 le limite à un droit interne à l’autonomie et l’article 46, qui a été le fruit d’un laborieux compromis qui a retardé l’adoption de la Déclaration pendant de nombreuses années, exclut toute atteinte à l’intégrité territoriale du Canada ou d’un futur Québec souverain au moyen du droit à l’autodétermination ou toute autre disposition de la Déclaration.

Le prétexte donné par monsieur Legault pour refuser d’entériner la Déclaration, à l’effet qu’il éprouverait des inquiétudes au sujet de l’impact du droit à l’autodétermination autochtone sur le territoire du Québec, masque en réalité le véritable enjeu. Celui-ci est l’article 28 de la Déclaration, qui impose une indemnisation pour la confiscation ou l’exploitation de tout territoire autochtone traditionnel sans le consentement des nations concernées. En clair, l’article 28 devrait donner droit aux Innus, aux Attikameks et aux Anishnabés, trois des nations les plus pauvres du Québec, à des milliards pour Manic 5 et le réservoir Gouin, et d’autres sommes comparables pour les mines et le développement forestier, comme les Cris ont reçu pour la Baie James.

L’article 28 fait des nations autochtones du Québec des co-propriétaires des ressources naturelles, comme il se doit parce que la justice historique et naturelle l’exige, de même que le droit international et maintenant de plus en plus le droit constitutionnel. L’interprétation de l’article 28, que monsieur Legault, son gouvernement et ses conseillers juridiques ont sûrement en horreur, sera désormais entre les mains des juges fédéraux.

Ce qui est regrettable, c’est qu’il n’était pas nécessaire de réduire les compétences provinciales pour rendre justice aux nations autochtones. Le Québec a déjà été à l’avant-garde éclairée des droits autochtones au Canada. La résolution de l’Assemblée nationale de 1985 sur ce sujet est beaucoup plus proche de la Déclaration des Nations Unies adoptée en 2007 que la Loi constitutionnelle de 1982, qui est tournée vers un passé ancestral et ne donne aucun mandat aux tribunaux d’aménager la coexistence contemporaine à défaut de bonne volonté des gouvernements.

Le refus de la Cour suprême de décréter que l’autonomie gouvernementale est un droit constitutionnel est l’un des principaux griefs autochtones, que le gouvernement fédéral actuel cherche à remédier indirectement au moyen de la Déclaration en l’introduisant dans le système juridique canadien sans demander leur avis aux provinces.

Le gouvernement du Québec se dirige vers une impasse très semblable à celle qui a suivi l’adoption de la Déclaration universelle des droits par l’ONU en 1948. Les autres provinces et le gouvernement fédéral ont alors suivi avec leurs propres chartes des droits. Le Québec a été la dernière province à le faire en 1975, mais la Charte québécoise se distingue aujourd’hui par sa qualité et son originalité et jouit d’un solide consensus dans notre société.

Le gouvernement du Québec se fait tirer l’oreille encore une fois. Il est un mauvais cancre en matière de droits autochtones. Il aurait fallu être proactif et accepter de mettre en œuvre le dernier paragraphe de la résolution de 1985, par lequel René Lévesque promettait la mise en place d’un forum parlementaire permanent pour un dialogue structuré et approfondi avec nos onze nations québécoises.

Il aurait fallu intégrer les neuf nations (autres que les Cris et les Inuit) qui ne font pas encore partie des instances publiques régionales telles que les MRC. Il aurait fallu reconnaître dans une grande Charte de coexistence que les nations autochtones sont nos partenaires et nos associés incontournables dans le développement du Québec.

Nos gouvernements successifs n’ont pas voulu et ne veulent toujours pas. Ils ne veulent pas entrer dans le vingt-et-unième siècle. Ils ne veulent pas décoloniser le Québec. Le prix très élevé de leur mauvaise volonté et de leur négligence sera l’affaiblissement par les tribunaux des compétences de l’Assemblée nationale sur le territoire du Québec. Nous aurions pu éviter d’en arriver là.

Le projet de loi C-15 est accompagné de C-8, par lequel le serment d’allégeance des nouveaux citoyens sera modifié afin qu’ils promettent de respecter les droits autochtones. Si le Québec ne le fait pas plus sérieusement, on l’accusera encore une fois d’être en retard sur notre temps.

2021-02-16