De quelques contradictions de Gérard Bouchard

2021/02/24 | Par Daniel Baril

Cher Monsieur Bouchard

Chaque fois que je vous lis, j’ai peine à vous suivre tellement vos contradictions deviennent autant d’éléphants dans la pièce. C’est encore le cas avec votre texte du 13 février dans Le Devoir. Je m’en tiendrai ici à vos propos sur la laïcité.

Vous dites que la Loi sur la laïcité de l’État « brime un droit sans justification suffisante et, en dressant des minorités contre la majorité, elle compromet l’intégration collective ».

Vous faites allusion à l’interdiction des signes religieux chez les enseignants puisque pour le reste la loi 21 est conforme à votre rapport recommandant l’interdiction de ces signes pour les personnes en autorité coercitive. En mars dernier, vous affirmiez, en donnant comme exemple le hidjab, que si un seul cas où le port de signes religieux  « compromet le climat de travail dans la classe était prouvé », vous seriez « tenté d’appuyer [ce] projet de loi».

En défense de cette loi 21 contestée en Cour supérieure, cinq parents ont témoigné avec le Mouvement laïque québécois et Pour les droits des femmes du Québec en apportant de multiples cas précis où le port de ces signes non seulement compromet le climat de la classe, mais heurte la liberté de conscience des élèves et des parents.

Ces parents doivent taire leurs propres convictions pour éviter de créer des conflits entre leurs enfants et leurs enseignantes arborant le hidjab. Cette atteinte à la liberté de conscience ne se justifie d’aucune façon. Ces familles ont parfois fui des régimes islamistes où le premier geste a été d’imposer le hidjab aux femmes. Imaginez le climat de la classe avec une enseignante portant ce symbole. Ces parents ont choisi le Québec notamment pour l’égalité des sexes que l’école est censée inculquer.

L’un de nos témoins experts, le professeur George-Auguste Legault, a longuement démontré comment l’affichage des convictions religieuses par les enseignantes va à l’encontre de l’éthique professionnelle qui doit être fondée sur leur rôle d’éducatrices.

Si c’est un cas de conversion forcée que vous cherchez, vous n’en trouverez pas. Le prosélytisme dont il est question ici est de normaliser une conception religieuse de la vie qui va jusqu’à enseigner aux enfants qu’il est impossible pour ces personnes d’enlever leur signes religieux pour travailler dans une institution publique. C’est la vision que vous défendez et il s’agit d’une vision radicale de la liberté de religion.

Devant la Cour supérieure, les plaignantes ont soutenu que le port de signes religieux faisait partie de leur pratique religieuse. Mais aucune d’elles n’a démontré qu’elles avaient le droit de pratiquer leur religion au travail. Un tel droit n’est reconnu dans aucune charte des droits et libertés. Non seulement ce droit n’existe pas mais il viole les droits des enfants qui leur sont confiés.

Heureusement que la loi 21 ne s’est pas limitée à votre concept boiteux d’ « autorité coercitive ». Ce concept fait de la laïcité un principe de répression policière au lieu d’un élément de cohésion sociale fondée sur des valeurs universelles qui devraient être partagées par tous.

Pour défendre votre concept, vous avez déjà affirmé que les policiers doivent « projeter une image d'impartialité afin d'inspirer une confiance maximale chez les prévenus ou les justiciables» (La Presse, avril 2019). Vous ne recherchez donc pas seulement la neutralité du geste, mais aussi la neutralité apparente. Si cela vaut pour les policiers, pourquoi est-ce que ça ne vaudrait pas pour les enseignants ? Selon votre logique, si une enseignante pouvait passer les menottes à un élève et le garder en réclusion, il serait légitime qu’on lui interdise de porter un signe religieux.

La neutralité apparente recherchée par la loi 21 est au cœur de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans la cause MLQ contre Saguenay. Par surcroit, cet arrêt rejette la « laïcité bienveillante » (ou laïcité ouverte) à laquelle vous adhérez. Ce jugement ne visait pas que les personnes en autorité coercitive, mais tout représentant de l’État, ce qui inclut les enseignants qui sont chargés d’appliquer le régime pédagogique de l’État et qui ne peuvent œuvrer sans permis de l’État.

Ce que je ne comprends pas dans votre raisonnement, c’est que vous ne voyez aucun problème à ce que la Charte de la langue française limite le droit de choisir la langue d’enseignement et la langue d’affichage commercial. Tout ce que vous dites concernant les soi-disant atteintes aux libertés des minorités entrainées par la laïcité peut aussi se dire à propos de la minorité anglophone face à la loi 101. Cette loi ne compromet-elle pas l’«  ’intégration collective » en accordant des droits linguistiques différents à la majorité et à une minorité ? J’en déduis que vous faites de la liberté de religion un absolutisme.

Finalement, vous appelez avec raison à la démission de la commissaire montréalaise Bochra Manaï qui a déclaré lors d’une manifestation contre la laïcité que « le Québec est devenu une référence pour les suprémacistes et les extrémistes du monde entier ». Mais en soutenant que la laïcité brime les droits fondamentaux des minorités, qu’elle compromet leur intégration et qu’il s’agit d’une « loi radicale », vous êtes sur le même terrain que ceux et celles qui affirment que cette loi est raciste et qui démonisent le Québec.

Vos profonds dilemmes, M. Bouchard, viennent de votre manque de courage de mener votre raisonnement jusqu’au bout et de façon cohérente.