« Il ne reste plus qu’une question à poser aux artistes : quelle arme ? »

2021/03/01 | Par Orian Dorais

C’est une mentalité et un manque d’écoute ahurissant du gouvernement depuis près d’un an que dénonçaient des dizaines d’artistes et d’artisans lors d’une manifestation « Du popcorn pour Legault », qui a eu lieu devant le bureau montréalais du premier ministre, le jour de la réouverture des cinémas.  Nous étions rassemblées sur la rue Sherbrooke, à l’invitation du Rassemblement Diomède, collectif également derrière les évènements Ceci n'est pas un spectacle.

Au cœur du centre-ville, et de ses innombrables tours à bureau, plusieurs tenaient à rappeler au gouvernement que certains aspects de l’existence humaine échappent à une logique comptable et que les arts sont un service essentiel. Plus qu’un évènement politique ou social, la manifestation était avant toute une célébration du caractère rassembleur des arts vivants et des liens humains que les performeurs nouent entre eux et avec le public.

Au fil de l’évènement, j’ai rencontré plusieurs gens issus des disciplines artistiques les plus diverses. Ils étaient gens de théâtre, acteurs, humoristes, poètes, musiciens, danseurs, artistes de cirques, photographes et artisans du cinéma. Les écoles de théâtre (ENT, Conservatoire) étaient également bien représentées. Bien entendu, tous n’étaient pas artistes. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec nombre de manifestants qui étaient simplement des citoyens inquiets pour l’avenir de notre milieu culturel.

Une des organisatrices de la manifestation, la comédienne Esther Duplessis, me disait, en ce qui a trait à la diversité des disciplines présentes, que « nous avons invité des associations artistiques, des librairies, etc. C’est certain que la manif parle beaucoup des arts vivants, mais on ne veut pas faire une hiérarchie des arts en disant que telle discipline souffre plus que telle autre, ce n’est pas l’enjeu.  Tous les créateurs sont bienvenus, c’est difficile pour tout le monde depuis le début de la pandémie… mais aussi depuis bien avant. »

La solidarité entre les artistes était palpable et faisait plaisir à voir. À propos de l’indifférence gouvernementale vis-à-vis de la condition des artistes, Esther Duplessis résumait très bien le sentiment qui animait la plupart des manifestants : « Si les théâtres pouvaient rouvrir demain ce serait déjà un pas dans la bonne direction. Le gouvernement nous dit qu’il doit donner un préavis de trois semaines, bien qu’il nous le donne au plus vite! Mais juste rouvrir les lieux de spectacle ne peut pas être suffisant. Il faut plus que juste changer notre perception de l’importance de l’art en temps de pandémie, ou même en temps normal. Ce qu’on revendique c’est un changement de la société tout court. Avec les changements climatiques, on voit bien que notre social n’est plus viable, il faut concevoir notre vie collective différemment, en prenant plus en compte l’environnement, la culture et la justice sociale. Les arts vivants pourraient servir à ouvrir les yeux des gens sur leurs conditions. Le rôle de l’art c’est d’être à l’avant-garde. Au lieu de ça, le gouvernement nous interdit de parler… »

Ces idées résument bien les opinions de nombre de manifestants, car si certains avaient des revendications plus pragmatiques, comme la réouverture des théâtres ou des subventions culturelles plus élevées, la plupart se montraient idéalistes, n’hésitant pas à me partager leurs espoirs d’un art éveilleur de conscience, transformateur de société, un art, en un mot, révolutionnaire.

 

Un revenu universel pour les créateurs

Interrogé à ce sujet, un autre des organisateurs, l’auteur et metteur en scène Hugo Fréjabise défendait également la création d’un revenu universel destiné « un peu comme en France ou en Belgique, où il existe des aides aux artistes entre les spectacles ». Notons que la France a aussi des allocations pour les artistes et écrivains à faible revenu. Nul besoin de dire que l’idée d’un revenu universel pour les créateurs a été plébiscité par tous les manifestants à qui j’en ai parlé. La plupart d’entre eux déclaraient devoir occuper un emploi parallèle à leurs activités créatrices pour subvenir à leurs besoins.

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Au-delà du financement des arts et des revenus des artistes, certains des manifestants récemment diplômés ont également abordé la question des universités, lieux essentiels pour la diffusion et le partage de la culture s’il en est, revendiquant la gratuité scolaire, la fin de la marchandisation du savoir et l’arrêt du recrutement d’étudiants au tiers-monde – qui paient des dizaines de milliers de dollars pour étudier ici – sur la base de fausses promesses de citoyenneté garantie et de succès. On me pardonnera d’avoir été ému par le sens inébranlable de l’idéal qui animait ces manifestants, non moins passionnés que les signataires du Refus Global ou les organisateurs de la Nuit de la Poésie avant eux.

Parlant de la Nuit de la Poésie, la manifestation s’est ouverte sur les allocutions de poètes et d’interprètes, dont la plus marquante finissait avec cette formule incendiaire : « Les artistes n’ont plus qu’une question à se poser… Quelle arme ? ».

La députée Ruba Ghazal de Québec Solidaire faisait partie des orateurs qui ont ouvert la manifestation, dénonçant celle qu’elle appelle la « Ministre invisible de la Culture », avant de se demander « comment un gouvernement qui se dit nationaliste peut négliger la culture à ce point !?! » Selon la députée de Mercier, la CAQ doit des explications aux créateurs.

 

Les comédiens, des youtoubeurs?

D’autres discoureurs ont dénoncé l’obsession absurde du gouvernement pour la transition des arts vivants au numérique, M. Fréjabise finissant sur cette déclaration assassine : « Pour le gouvernement, c’est super, les comédiens sont des youtubeurs ! » Lorsqu’interrogée sur l’idée selon laquelle le François Legault serait un grand défenseur de la culture québécoise, comme il le clame à qui veut bien l’entendre, Esther Duplessis hausse les épaules. « Aimer l’art, c’est plus que juste partager une liste de dix livres que tu aimes sur ta page Facebook. Si les gens lâchent Facebook et regardent les actions concrètes du premier ministre par rapport aux arts, bien ça laisse à désirer ».

Après les déclarations d’ouverture, le cortège s’est déplacé sur la rue Sherbrooke, pour ensuite se rendre sur la Ste-Catherine et remonter vers notre point de départ. Les organisateurs ont prévu un arrêt lourdement symbolique devant le cinéma Banque Scotia, qui, bien qu’appartenant à une banque et étant situé au milieu des quartiers huppés du Centre-ville, reçoit des subventions du gouvernement pour aider à sa réouverture, alors que les théâtres sont laissés sur leur faim.

Bien que les organisateurs insistaient que la manifestation « n’est pas un spectacle, mais une mobilisation citoyenne », on ne peut pas nier qu’une certaine théâtralité entourait l’évènement, les artistes multipliant les performances musicales, dansées et acrobatiques. Les manifestants rivalisaient de créativité en ce qui a trait à la création d’affiches. Je ne peux m’empêcher de voir ici une sorte « d’esthétique de la manifestation ».

En effet, l’art populaire, les chants de solidarité ouvrière et les accessoires hauts en couleur sont monnaie courante durant les évènements de ce type. Savoir occuper la rue et attirer l’attention demande, après tout, un certain savoir faire. Les organisateurs avaient indéniablement le sens de la mise en scène. Espérons que, si le premier ministre les écoute, ils pourront bientôt exercer leurs talents dans une salle de spectacle.