Le Canada et les Ouïghours

2021/03/05 | Par Pierre Dubuc

Le Parlement canadien a adopté une motion non contraignante, initiée par les Conservateurs, assimilant le traitement réservé par la Chine à sa minorité ouïghoure à un « génocide»  par 266 voix contre 0. Soixante-treize députés, dont l’ensemble du cabinet Trudeau, se sont abstenus.

Pour appuyer leur demande, les députés pointent notamment «l'endoctrinement politique et antireligieux», «le travail forcé» et «la destruction de sites culturels» que subirait cette minorité musulmane dans le Xinjiang. 

Un amendement du Bloc Québécois à la motion demandant que les Jeux olympiques d’hiver de Pékin de 2022 soient déplacés si le «génocide» se poursuit a également été adopté. 

La motion a suscité la colère de la Chine, qui l’a qualifiée de « provocation malveillante », et son ambassadeur au Canada a laissé entendre que son pays pourrait répliquer en frappant les exportations canadiennes de canola et de porcs.

La motion est lourde de conséquences. De nombreux pays ont critiqué la Chine pour le sort réservé aux Ouïghours, mais seuls le Canada et les Pays-Bas ont emboîté le pas aux États-Unis pour le qualifier de « génocide ». C’est le secrétaire d’État de Trump, Mike Pompeo, qui le premier a utilisé l’expression la veille de son départ. 

L’expression « génocide » est sujet à interprétation et le magazine britannique The Economist, la bible des milieux d’affaires internationaux, affirme dans son édition du 13 février qu’il est incongru de qualifier de génocidaire un pays avec lequel on continue d’entretenir d’étroites relations économiques et qu’il aurait mieux valu s’abstenir et réserver son utilisation pour les cas où il y a des massacres de population, ce qui n’est pas le cas dans la région autonome chinoise du Xinjiang.

 

Le Parti Libéral et la Chine

Un gouvernement majoritaire libéral n’aurait sans doute jamais permis l’adoption d’une telle mesure. Il existe une longue histoire d’amour entre la Chine et le Parti Libéral du Canada qui date d’avant même la Révolution chinoise de 1949. Sous la direction du PLC, le Canada a joué un rôle de pionnier avec la reconnaissance diplomatique de la Chine dès 1970. Power Corporation de la famille Desmarais a été à l’origine à cette époque de l’établissement de relations commerciales soutenues avec l’Empire du Milieu. (Voir notre dossier sur le sujet.)

Aussi, il n’est pas étonnant que Jean Chrétien, John McCallum, l’ex-ministre libéral et ex-ambassadeur en Chine, et d’autres personnalités libérales aient déploré que le gouvernement de Justin Trudeau se soit fait piéger avec l’arrestation de Mme Meng Wanzhou et aient plaidé pour sa libération. Rappelons que, comme mesure de rétorsion, la Chine a emprisonné deux diplomates canadiens, les « deux Michael ».

De leur côté, les Conservateurs, les services secrets canadiens et le Globe and Mail de Toronto mènent une campagne tous azimuts contre la Chine de concert avec les États-Unis. Ils réclament le bannissement de Huawei, critiquent les investissements chinois au Canada et dénoncent l’espionnage économique et militaire chinois, entre autres par des scientifiques chinois présents dans les institutions universitaires canadiennes. Avec la dénonciation du « génocide » des Ouïghours, les Conservateurs quittent le terrain de la rivalité économique pour s’engager sur le terrain politique d’une nouvelle « Guerre froide ».

 

L’instrumentalisation des droits de l’homme

Tout cela survient dans un contexte géopolitique où la position hégémonique des États-Unis est de plus en plus contestée par la Chine. La riposte de Donald Trump a été le nationalisme économique avec l’imposition de tarifs. Joe Biden conserve les mêmes mesures protectionnistes, mais veut aussi reprendre le leadership idéologique mondial, abandonné par Trump, en lançant une nouvelle croisade sous la bannière de la défense des droits de l’homme. C’est sous cette enseigne que les États-Unis ont fait campagne contre l’URSS et ils croient qu’elle a joué un rôle important dans son écroulement. Alors, si cela a fonctionné avec l’URSS, pourquoi ne pas récidiver en s’attaquant à la Chine ! De là l’émergence sur la scène politique de la question des camps au Xinjiang, révélés par le New York Times en 2019 et la campagne en cours qui s’intensifie. (Voir notre article : L’instrumentalisation des droits de l’homme.)

 

Les Ouïghours et le Xinjiang

Les Ouïghours habitent la région autonome du Xinjiang. Elle est située à l’extrême ouest du pays et occupe un sixième du territoire chinois. Le Xinjiang est un territoire hautement stratégique. Il possède une frontière commune avec huit pays, la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l'Afghanistan, le Pakistan, et l'Inde. De 1964 à 1996, la Chine y a fait exploser quarante-six bombes nucléaires.

Au plan économique, il produit 85% du coton chinois. Il est la deuxième région pétrolière du pays avec 30% des réserves prouvées. Il dispose aussi de nombreux minéraux. Il est un maillon stratégique de la nouvelle « Route de la soie », le projet pharaonique du président chinois Xi Jinping.

La population est de 22 millions d’habitants. Les Ouïghours constituent le principal groupe ethnique de la région avec 45,6% de la population. Ils parlent une langue turcophone et sont de religion musulmane.

Des groupes revendiquent l’indépendance du Xinjiang et certains d’entre eux ont commis des attentats terroristes en Chine en 2013 et 2014. Pékin a réagi avec la création à partir de 2014 de « camps de transformation par l’éducation », décrits comme étant des camps de formation professionnelle.

Des ONG ont commencé à les qualifier de « camps de concentration » où, soutient-on récemment, des femmes seraient violées et stérilisées.   

Pure propagande réplique la Chine et les individus et les groupes prochinois à travers le monde. Ceux-ci ne manquent pas de souligner que le Département d’État américain finance la plupart des organisations indépendantistes ouïghoures par l’intermédiaire de la National Endowment for Democracy, un organisme reconnu pour servir de prête-nom à la CIA.

 

L’argumentaire du gouvernement chinois

Ces accusations sont reprises par Maxime Vivas, journaliste français et auteur du livre Ouïghours, pour en finir avec les fake news (La route de la soie, 2020). Dans une entrevue qu’il accordait récemment à l’émission Le pied à Papineau sur les ondes de la radio communautaire CKVL, Maxime Vivas justifiait l’intervention du gouvernement chinois au Xinjiang par sa volonté de sortir la région de son arriération.

Selon lui, Pékin avait tout à fait raison de regrouper des centaines de milliers de Ouïghours dans des camps de formation pour leur apprendre un métier et, surtout, le mandarin, la langue officielle de la Chine. Il faut une langue officielle et le mandarin est la langue officielle du pays, affirme-t-il en donnant l’exemple de la France où le français s’est imposé au détriment des langues régionales. On pourrait lui faire remarquer que cela remonte à 1539 où, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, le français devient une langue juridique et administrative en France, et à 1794 alors qu’il devient la seule langue officielle de la Première République française. Cela n’a évidemment rien à voir avec la situation actuelle aux Xinjiang et en Chine.

Maxime Vivas minimise aussi l’importance démographique des Ouïghours au Xinjiang, où ils représentent 45,6% de la population, en soulignant que les Hans, l’ethnie dominante en Chine, constituent 40,1% de la population. Il oublie de mentionner que la Chine a mené une véritable politique de peuplement pour mettre les Ouïghours en minorité. En 1949, la région ne comptait que 200 000 Hans; ils sont aujourd’hui 10 millions! De plus, si l’on en croit le Globe and Mail du 3 mars 2021, la Chine envoie des milliers de Ouïghours travailler dans d’autres régions de la Chine, éloignées du Xinjiang.

En fait, le discours « progressiste » chinois repris par Vivas et des individus et groupes prochinois – tirer les Ouïghours de leur arriération – présente beaucoup de similitudes avec le vieux discours sur la « mission civilisatrice » de la France et des autres grandes puissances pour justifier la colonisation en Afrique.

C’était aussi le discours de Lord Durham. Il considérait comme ayant été une erreur l’Acte de Québec de 1774, qui avait rétabli les droits de la religion catholique et du français, et il prônait une politique d’immigration en provenance des îles britanniques pour assimiler ce peuple français arriéré « sans histoire ni littérature ». Il s’en est trouvé – et s’en trouve toujours – pour saluer la Conquête britannique de « progressiste » parce qu’elle apportait à un peuple soumis à l’obscurantisme du régime féodal français les lumières de la démocratie anglaise.

Maxime Vivas nie péremptoirement les viols et la politique de stérilisation des femmes ouïghoures, mais il reconnaît n’avoir visité aucun de ces camps de formation. Il a survolé le Xinjiang en avion et s’est déplacé en autobus. Vivas insiste sur la militance jihadiste – 22 ouïghours auraient été détenus à Guantanamo – et reprend à son compte le discours du gouvernement chinois en associant islamisme, terrorisme et séparatisme.

 

Le Turkestan oriental

La mouvement indépendantiste ouïghour n’est pas nouveau. Il s’est développé dans la première moitié du XXe siècle pour réclamer la création du Turkestan oriental. Pivot de l’Eurasie, le Xinjiang a été la cible de rivalités dans le Grand Jeu entre les Empires russe et britannique. Avec l’aide de la Grande-Bretagne, une première République du Turkestan oriental fut établie en 1933. Elle ne dura que trois mois.

En 1944, une seconde République du Turkestan oriental vit le jour avec l’aide de l’Union soviétique. Elle exista jusqu’au triomphe de la Révolution chinoise en 1949. Staline incita alors Mao à occuper rapidement le Xinjiang pour empêcher la Grande-Bretagne de mettre en action à son profit les musulmans et prendre le contrôle du pétrole et des autres ressources stratégiques de la région. L’occupation du territoire par Mao n’aurait pu avoir lieu sans l’approvisionnement de son armée en carburant et nourriture par l’Union soviétique.

La région fut alors intégrée dans la République populaire de Chine, mais elle perdit son statut de République et son droit à l’autodétermination. Il faut spécifier que la Chine de Mao n’a pas suivi le modèle de l’URSS pour son organisation étatique. L’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), comme son nom l’indique, était un État fédéral. Sa constitution précisait qu’« à chaque République fédérée est réservé le droit de sortir librement de l’URSS », ce qui s’est concrétisé après la chute du mur de Berlin.

Par contre, la Constitution chinoise précise que « la Chine est une et indivisible ». Mao l’a justifié dans Les Dix Grands Rapports, publié en 1956, dans lequel il a écrit qu’« en Union soviétique, le rapport entre la nationalité russe et les minorités est très anormal, cela doit nous servir de leçon ».  La leçon a été apprise. Les nations ouïghoures et tibétaines ont été rabaissées au rang de « minorités nationales », sans droit à l’autodétermination.

Lorsque les relations se détériorèrent entre l’URSS et la Chine au début des années 1960 et que la situation économique devint catastrophique en Chine avec l’échec du Grand Bond en avant de Mao, des indépendantistes appelèrent à la création d’une république communiste indépendante avec, selon Pékin, l’appui des Soviétiques.

Plus tard, l’effondrement de l’Union soviétique et l’indépendance des ex-républiques soviétiques musulmanes de la région servirent de terreau pour la création du Parti islamique du Turkestan oriental. Celui-ci, avec l’appui de la Ligue islamique mondiale pour l’Unification, une organisation panislamique d’Asie centrale, appela à l’indépendance du Xinjiang. Les islamistes eurent recours à de nombreuses actions terroristes en Chine et plusieurs d’entre eux s’initièrent au jihad en combattant les Soviétiques aux côtés des moudjahidines en Afghanistan.

 

Une nouvelle « Guerre froide »?

Le 29 octobre 2019, un groupe de 23 pays (dont les États-Unis, le Royaume-Uni, etc.) se proposait de dénoncer, devant un comité des Nations Unies, le manque de liberté culturelle et religieuse dans la province du Xinjiang. Mais, à la surprise générale, la Chine a rassemblé un groupe de 54 pays (dont 28 pays africains) pour défendre et complimenter sa politique dans la province du Xinjiang.

Cela donne une idée du nouveau rapport de forces en train de s’établir à l’échelle mondiale entre les deux camps dirigés, l’un dirigé par les États-Unis, l’autre par la Chine. La rivalité entre les deux puissances impérialistes passe du terrain économique au terrain diplomatique et politique. Une nouvelle « Guerre froide » pointe à l’horizon. Avec la menace de sa dégénération en conflit armé.

Déjà, la machine de propagande occidentale est en marche, comme en témoigne la question des Ouïghours. Évitons l’enrôlement du Canada dans une campagne punitive américaine contre la Chine sous le fallacieux drapeau de la défense des droits de l’homme. Avec ses relations privilégiées avec les États-Unis, mais aussi historiquement avec la Chine, le rôle du Canada devrait être d’atténuer les tensions entre les deux pays plutôt que de les attiser.