La fronde des infirmières britanniques contre les bas salaires

2021/03/08 | Par C. Du.

Cet article paraît dans l’édition datée du 9 mars du journal Le Monde

En première ligne dans la gestion de la pandémie, le personnel soignant s’indigne d’une hausse de leur rémunération limitée à 1 %

La colère gronde chez les personnels hospitaliers britanniques. Jeudi 4 mars, les quelque 280 000 infirmières et infirmiers du NHS, l’hôpital public, ont appris que le ministère de la santé ne recommandait qu’une hausse symbolique de 1 % de leur salaire pour l’année 2021, environ 3,50 livres sterling (4 euros) de plus par semaine. A peine de quoi compenser l’inflation (attendue à 1,5 % cette année), ni même payer les places de parking dans les hôpitaux, qui ne sont la plupart du temps pas gratuites pour le personnel.

Le Royal College of Nursing (RCN), l’un des syndicats historiques de la profession, a fait savoir qu’il était prêt à l’action pour la première fois depuis… cent cinq ans, et qu’il avait même constitué une cagnotte de 35 millions de livres sterling pour financer son futur mouvement. « Aucune infirmière n’aime ce type d’action, mais nous devons nous préparer », a expliqué Donna Kinnair, la secrétaire générale du syndicat à la BBC. Le RCN réclame une revalorisation de 12,5 %. Unite, le principal syndicat britannique, consulte sa base, tout comme les autres grosses centrales GMB et Unison. Une grève massive serait une première dans un pays où les arrêts de travail sont rares, surtout dans la fonction publique hospitalière.

 

« Véritable gifle »

Comme les médecins, ambulanciers ou aides-soignantes, les infirmières ont été en première ligne depuis le début de la pandémie. Elles ont manqué de masques au printemps 2020, elles ont essuyé une brutale deuxième vague – plus de 47 000 décès liés au coronavirus depuis le 1er janvier 2021. Beaucoup ont attrapé la maladie, nombreuses en sont mortes (plus de 150 en 2020). Elles sont désormais épuisées et en sous-effectif chronique. « Cette hausse de 1 %, c’est une véritable gifle qu’on prend en pleine figure », témoigne Matthew Tovey, infirmier gallois, qui a « décroché [sa] qualification juste au début de la pandémie ».

Joint par téléphone, ce membre du syndicat Unite est un des premiers à avoir réclamé une hausse de salaire de 15 % (soutenue désormais par les syndicats GMB et Unite), « à l’été dernier, quand on a appris les hausses de salaire des députés à la Chambre des communes [ils ont bénéficié d’une augmentation de 3 000 livres sterling par an] ». Il a lancé une pétition en ligne (« Claps don’t pay the bills » – « les applaudissements ne paient pas nos factures », sur la plate-forme Change.org), qui a recueilli près de 500 000 signataires. « Je travaille pour le NHS depuis plus de dix ans, mais je gagne moins aujourd’hui qu’au début en termes réels », regrette Matthew, qui raconte « une année très dure. On avait de tels manques de personnel qu’on a dû s’occuper d’au moins deux fois plus de patients. Je souffre d’anxiété, beaucoup de collègues sont pareils ».

Le salaire annuel d’une infirmière nouvellement diplômée est d’à peine 25 000 livres sterling, il atteint environ 29 000 livres avec cinq ans d’expérience. Le NHS ayant subi de conséquentes coupes en raison de la politique d’austérité menée par les gouvernements conservateurs depuis 2010, les infirmières les plus expérimentées ont perdu plus de 600 livres sterling annuels sur dix ans, quand on tient compte de l’inflation, selon les syndicats.

Le gouvernement Johnson tenait bon malgré la gronde, ces derniers jours : « Nous leur donnons le maximum de ce que nous pouvons leur donner, nous vivons des temps difficiles, n’oublions pas que la paie des fonctionnaires a par ailleurs été gelée », s’est défendu le premier ministre dimanche 7 mars (la hausse de 1 % représente environ 500 millions de livres). « Etre infirmière, c’est une passion, les gens ne font pas ça pour l’argent », avait lancé deux jours plus tôt Nadine Dorries, secrétaire d’Etat à la santé sur la BBC.

« Ces commentaires sont totalement offensants », réagit Claire Turner, une infirmière agréée, membre du RCN dans l’Essex. « J’adore mon travail, c’est un privilège de pouvoir m’occuper des plus faibles de notre société, mais nous avons de hautes compétences, des responsabilités considérables, nous travaillons sous une pression intense et nos salaires devraient refléter tout cela, ajoute la professionnelle. Nous n’avons pas pu nous reposer depuis le début de la pandémie. Nous étions déjà en sous-effectif avant qu’elle ne démarre. Alors quand vous ajoutez ceux qui sont tombés malades ou ont dû s’isoler… »

 

Épicerie de luxe

Les infirmiers sont d’autant plus remontés que le gouvernement conservateur n’a pas hésité, par ailleurs, à consacrer 37 milliards de livres sterling sur 2020-2022 pour un système de traçage des cas contacts toujours défaillant. Les tabloïds soulignent également les 12 500 livres dépensées en plats préparés auprès d’une épicerie de luxe par le premier ministre et sa compagne, Carrie Symonds, et les 200 000 livres que coûterait la rénovation de leur appartement de Downing Street. Les travaillistes ont pris immédiatement le parti des infirmières : « Ma mère travaillait au NHS, ma sœur était infirmière, ma femme travaille pour le NHS. Si j’étais premier ministre, je donnerais à ces personnels la paie qu’ils méritent », a déclaré Keir Starmer, le chef du Labour.

Pour l’instant, Boris Johnson connaît une vraie embellie, grâce à une campagne vaccinale réussie qui semble avoir effacé, dans les sondages du moins, la gestion ratée du début de la pandémie (plus de 124 000 décès liés au Covid-19). Pour autant, la pression pourrait vite devenir intenable, si les infirmières mettent leur grève à exécution. D’autant qu’une si faible augmentation, pour une profession qui accuse déjà un déficit d’environ 50 000 postes et dépend beaucoup du personnel étranger (18 % des infirmières du NHS ne sont pas britanniques), pourrait décourager encore plus les vocations.

Les syndicats prennent aussi un risque : pour se lancer dans une grève dure, « il faut qu’on ait la population de notre côté », reconnaît Matthew Tovey. Pas évident, alors que 220 000 personnes attendent depuis plus d’un an une opération au NHS, décalée à cause de la pandémie.