Le féminisme et le futur des soins infirmiers

2021/03/08 | Par L’aut’journal

(NDLR) Depuis plusieurs années, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, nos médias accordent une importance disproportionnée à la place des femmes dans les conseils d’administration des entreprises et dans les parlements, au détriment des femmes qui enseignent à nos enfants et soignent nos malades.

Pour alimenter notre réflexion sur le sujet, nous vous proposons des extraits du livre David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur. La lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle (Les Arènes, 2020).  David Goodhart critique la hiérarchie sociale qui se décline ainsi : au sommet la Tête (le travail intellectuel), suivie de la Main (le travail manuel), puis du Cœur (le travail des « soins » de la personne).

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Les sociétés qui accordent une grande valeur à la liberté et à la réussite individuelle en accordent forcément moins aux contraintes d’un couple à long terme, aux engagements familiaux et à la communauté; c’est l’un des points de tension centraux de la modernité libérale. Et l’affaiblissement de l’économie du soin et de la famille – le domaine privé des devoirs, de la reconnaissance et de la soumission aux besoins des autres – est une conséquence inévitable de l’émergence de cette vision du monde de la classe des créatifs. L’art et l’habitude de prendre soin de l’autre sont en danger de mort à mesure que nous sommes toujours plus nombreux à placer nos propres intérêts avant tout le reste.

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Le résultat de cette sous-évaluation culturelle du Cœur est parfaitement visible. La plupart des pays riches aux populations vieillissantes vont voir une grande augmentation de la demande de personnel de soin; or le service à la personne est un secteur auquel l’automatisation ne peut entièrement se substituer, et il y a, depuis un bon moment déjà, une crise de recrutement dans ce secteur et peu de signes indiquant que le statut ou les gratifications qui lui sont associés soient en train d’augmenter pour y répondre.

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Cette crise du recrutement dans les métiers du service à la personne, et tout particulièrement dans les soins infirmiers, a une explication positive : les femmes ont beaucoup plus de possibilités de carrière aujourd’hui qu’il y a cinquante ans et, en moyenne, elles font plus d’études. Le recrutement des infirmières a indubitablement pâti de la rupture des plafonds de verre. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans les pays riches, les femmes les plus capables étaient souvent infirmières en chef ou directrices d’écoles primaires. Leurs filles sont aujourd’hui associées dans des cabinets d’avocats, consultantes en management ou médecins spécialistes. La société dans son ensemble a bénéficié de cette plus grande liberté des femmes, mais au détriment de nombreux aspects de l’économie du soin, notamment l’enseignement.

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Quasiment personne ne veut revenir aux normes familiales des années 1950 – où les femmes étaient majoritairement dépendantes des revenus masculins, les violences familiales monnaie courante et les mères célibataires stigmatisées. Mais il est sûrement possible de valoriser davantage le travail du soin dans la famille et dans l’économie publique, à la fois par les femmes et par les hommes, sans abandonner les grandes possibilités de choix et les libertés conquises par les dernières générations.

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Certaines féministes sont ambiguës quand il s’agit de redorer le statut du soin, que ce soit dans le cadre de la famille ou de l’économie publique.

Elles ne veulent pas admettre que le domaine du soin est la vraie question. Cela s’explique en partie parce que le féminisme est une préoccupation de classe moyenne, qui regarde surtout la proportion de femmes élues au Parlement ou dans les conseils d’administration des entreprises. Pourtant, les sondages laissent penser que seule une minorité de femmes s’identifient comme féministes selon cet angle-là.

L’ironie, c’est que la révolution de l’éducation a creusé ce fossé de classe et de genre dans l’expérience des femmes. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, quand le féminisme a commencé à décoller, il existait une expérience commune de la vie de femme – la maternité, le travail domestique, les perspectives limitées sur le marché du travail – partagée par toutes, quel que fût leur milieu social. Quand davantage de femmes ont eu accès à l’enseignement supérieur et aux professions intellectuelles, cette expérience genrée partagée a disparu, ce qui a renforcé les différences de classe.

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Si les femmes continuent d’assumer la plus grande part des soins, à la fois à la maison et dans l’économique publique, alors nul doute qu’augmenter leur salaire et leur statut devrait être au cœur des préoccupations de tous les hommes et femmes du monde politique, et surtout de ceux qui mettent les problèmes des femmes en tête de leurs priorités. Le fait que ce ne soit pas une préoccupation si centrale que cela semble étayer l’analyse qui avance que les politiques relatives à la famille et au genre ont été accaparées par la classe cognitive; des femmes exerçant des professions intellectuelles dont les intérêts ne coïncident pas toujours avec ceux des autres femmes.

Depuis l’échec du mouvement Wages for Housevork dans les années 1970, la principale préoccupation des politiques en faveur des femmes a été l’égalité au travail en dehors du foyer, et, lors des dernières décennies, avant tout l’égalité avec les hommes dans le monde des professions supérieures.

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Les exigences formulées par des femmes de l’élite qui se font entendre, et les préoccupations des politiques qui recherchent le « vote des femmes » sont devenues extraordinairement éloignées des préoccupations de la majorité. Comme les hommes, les femmes sont toutes différentes, elles ont des vies et des intérêts différents, et les législateurs ne devraient pas se contenter d’écouter les voix féminines qui viennent du sommet.

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Est-ce qu’il est envisageable qu’une forme de féminisme pluraliste et plus axée vers la famille voie le jour, qui reconnaisse la grande variété de préférence féministes (et masculines) comprise entre une vocation exclusivement professionnelle et une vie entièrement dédiée au soin et à la famille? Et comment faire pour que les priorités du Cœur s’ancrent mieux dans nos sociétés et dans nos marchés du travail? Il est vrai que bon nombre d’entre nous, hommes et femmes, n’ont déjà pas les sensibilités ou les compétences nécessaires pour prendre soin de nos propres proches. Le service à la personne exige une expertise; la bonne volonté de l’amateur a ses limites.

(…) Les niveaux de rémunération dans les secteurs de la garde d’enfant et du soin aux adultes restent très bas. Les échelles de prestige sont aussi lourdement « genrées ». Si l’on demande à un économiste pourquoi le personnel des maisons de retraite est si peu payé, il répondra, sans doute : « Parce que presque n’importe qui est capable de faire ce travail. » Nous savons tous que ce n’est pas vrai. Quiconque a passé une demi-heure dans une maison de retraite ou dans un hôpital sait très bien qu’il y a là, comme quasiment partout, de bons aidants, des aidants moyens et de mauvais aidants.

Mais ce que l’économiste décrit correctement, en réalité, c’est un seuil de base qualification : de nombreux emplois en maisons de retraite ne requièrent que peu ou pas de qualification pour les activités les plus basiques, bien que vous puissiez vous retrouver à changer un cathéter dès votre deuxième semaine de travail. Les emplois du service à la personne finissent par être jugés en fonction de critères cognitifs, ou de leur absence, parce qu’il n’existe pas d’autre critère pour qualifier le « soin ».

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Une infirmière cité par Goodhart déclare : « Je m’inquiète que les soft skills  de la communication – parler, écouter et ce que de nombreuses infirmières appellent ‘‘les soins de base’’, c’est-à-dire s’occuper des besoins hygiéniques et nutritionnels des patients – relèvent aux yeux de certains d’un statut inférieur. Le terme ‘‘de base’’ dénote une dépréciation de ces compétences fondamentales pour le métier. »

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Ce qui fait le malheur des soins de type infirmier dans une culture utilitariste est qu’ils tournent souvent autour de l’endiguement de la douleur ou de l’angoisse, et que ses résultats sont insaisissables et difficiles à mesurer. N’importe quelle infirmière vous dira que la fonction la moins prestigieuse à l’hôpital est depuis toujours celle du soin en gériatrie. Par comparaison aux spécialités dépendantes des technologies, il est difficile de mesurer le succès que représente le fait d’avoir rendu une vieille personne un peu moins seule ou misérable l’espace d’une journée.

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David Goodhart met en exergue de son livre la phrase suivante : « Les super-intelligents devraient être nos serviteurs, pas nos maîtres. »